Trop tard pour la transition, il est plus que temps pour la rupture
N’attendons pas que la catastrophe arrive, nous pourrions être déçus… Désolé de commencer cet article sur cette tonalité caustique mais autant y aller franco et admettre qu’elle est déjà là, la catastrophe. Plus la peine de l’attendre, elle vit avec nous et nous avec elle. Je ne parle pas de cette catastrophe fantasmée d’un collapse instantané, général et géant, mais de celle qui se déroule à bas bruit et que nous n’entendons encore que par moments brefs mais intenses. Dernièrement : le dôme de chaleur du Canada, les feux de forêts dans l’Ouest américain, en Iakoutie[1], en Grèce ou en Turquie, les canicules un peu partout, les sécheresses mexicaines, les détachements de glaciers dans l’Antarctique, les inondations turques, belges ou allemandes. Et pourtant. On dirait que quelque chose ne se comprend décidément pas dans cette catastrophe qui est là. Après tout, il n’y a rien qui soit à proprement parler invivable quand on vit ailleurs que là où les feux brûlent, les eaux inondent, la température monte ou les vents sèchent. Et il n’y a rien non plus que l’on puisse référer à l’idée que l’on se fait ordinairement d’une catastrophe, apocalyptique ou cinématographique. Des événements. Répétitifs, certes. Des phénomènes. Inquiétants, peut-être. Des fléaux, coûteux sans doute. Mais rien qui soit vraiment angoissant puisque la parole officielle continue à présenter ces événements, ces phénomènes et ces fléaux comme des manifestations naturelles exceptionnelles. Et par conséquent, naturellement imprévisibles.
J’aurai l’occasion de revenir plus loin sur cette notion d’imprévisibilité qui est sœur d’impréparation et qui fournira une clé utile pour interroger cette idée de la transition qui est l’objet de ce texte. Mais concentrons-nous pour l’instant sur ces phénomènes hors-normes ou tout simplement aberrants qui sont de plus en plus fréquents et qui ne négligent aucune partie du globe. Si nous continuons à les considérer comme « naturellement exceptionnels », c’est sans doute parce que, pour le reste, les normales saisonnières, spécialement dans cet hémisphère, continuent à faire sens. Autrement dit : la situation, en tout cas jusqu’à cette année 2021, continue globalement à ressembler à ce que nous connaissions, mais les écarts se font de plus en plus fréquents et de plus en plus violents jusqu’à instaurer tendanciellement une nouvelle norme. C’est dans cet entre-deux que nous vivons actuellement et c’est pourquoi il n’est pas étonnant – mais qu’il est pourtant fort inquiétant – que certains y voient une catastrophe à moitié pleine tandis que d’autres continuent d’estimer qu’elle est à moitié vide.
La question de savoir pendant combien de temps nous tergiverserons en contemplant la bouteille est l’objet même de cet article. J’ai quant à moi l’impression de tourner cette bouteille entre mes mains depuis mon adolescence. Si je reprends ma collection du « Sauvage », qui était avec « La Gueule Ouverte » un des premiers magazines écologistes des années 70 du siècle dernier, je peux lire, couverture après couverture, ce qui fait l’objet de toute mon attention 50 ans plus tard : « L’utopie ou la mort », « Adieu la croissance », « La grande crise de l’énergie », « La mort de la mer ». Tout était écrit, il suffisait de lire. Le Rapport Meadows présenté en 1972 avait déclenché une alerte qui, à l’époque, avait été aussitôt entendue. Parmi ces « unes » du magazine, j’en épingle une dernière qui peut faire écho à mon propos d’aujourd’hui : « S’il n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche », paru en avril 1974, et qui, s’en prenant aux clowns de l’économie, pose une question restée nécessaire : « À qui la faute si écologistes et progressistes font mauvais ménage ? ». Je rappelle ces unes anticipatrices parce qu’il n’aura échappé à personne que les années 70 se sont terminées par les années 80 et par l’avènement de ce que le philosophe Gilles Châtelet appelait méchamment « l’homme moyen des démocraties-marchés » dans la foulée duquel sont venus l’argent-roi, l’austérité, les prédations, les fortunes faites, le pillage des ressources, le productivisme porté à un point de fusion, les dominations de toutes sortes, les inégalités creusées jusqu’à l’os, la prolétarisation du travail, la carbonisation galopante de l’économie, l’anéantissement des services publics, l’abolition de la chose commune, l’effacement de la chose publique, la professionnalisation de la chose politique, la carnavalisation de la chose politique, l’appauvrissement des sols, la bétonisation et l’artificialisation des terres, l’Etat social actif, la numérisation des relations humaines, l’explosion de l’obésité et du diabète, et le divertissement, la consolation et la consommation partout tout le temps… Au total, le spectacle triomphateur d’un système économico-politique façonnant les hommes et la nature à son image dans un temps historique très court qu’il s’est échiné pourtant à continuer à donner pour immuable. Un capitalisme producteur de bonheurs « tristes », consommateur d’expériences narcissiques et mimétiques jamais totalement satisfaisantes et toujours à reproduire, prodiguant à la fois frustration et jouissance : Wall Street est le paradis trouvé de ces bonheurs tristes, la 5G est sa dernière promesse. En 40 ans, c’est un indéniable succès : personne n’avait jamais détruit une biodiversité et une humanité avec autant de persévérance en réussissant pourtant à faire croire à une rédemption toujours renouvelée. Ces 40 ans, cette étincelle sur l’échelle du temps, ont été suffisants pour produire la catastrophe et si la bouteille n’est pas tout à fait pleine, elle se remplit rapidement.
C’est pourquoi il est trop tard pour la transition. Il fallait y penser 50 années plus tôt. Après tout ce mot de transition, qui exprime l’idée de passage, n’indique aucune direction. Pas même un horizon. Et s’il propose une destination, c’est celle vers laquelle nous nous dirigions déjà, mais par d’autres chemins. Une transition, c’est un détournement temporaire, comme l’on dit d’une circulation de transit. Une transition n’est pas un changement de cap. Elle nous est dès lors parfaitement inutile. Elle nous est même contre-productive. Et nous amènera là où il n’est vraiment pas nécessaire que nous nous rendions : dans une éternelle répétition du même. Cette transition qui arrive trop tard risque dès lors de nous faire perdre encore du temps. Et qu’elle soit verte ou juste ne change rien à l’affaire : la transition est devenue un synonyme plus ou moins assumé d’un autre terme, celui de résilience, dont nous n’avons pas plus l’utilité : cette notion n’a jamais trouvé son heure qu’auprès de celles et ceux qui entendraient offrir l’acceptation et l’adaptation comme perspective sociale et politique. La question n’est pas de chercher les moyens de continuer à faire la même chose en plus vert ou en plus juste. La question est d’être justement vivant parce que l’on fait autre chose.
On ajoutera que pour transiter, il faut bien définir un point de départ. Un point à partir duquel on décide qu’il faudrait créer un passage, une route, un chemin pour contourner l’obstacle qui est devant nous. Alors, d’où part-on ? Partir de la situation où l’on se trouve serait une très mauvaise idée. Nous sommes en effet l’obstacle que nous entendons éviter. Lorsque sont arrivées les pluies de juillet 2021, c’était la deuxième fois, après l’irruption du Covid au printemps 2020, que nous étions pris au dépourvu par des choses qui étaient sinon prévues, au moins prévisibles. Et si ce n’est pas le lieu, dans cet article, de faire le tour des multiples dysfonctionnements, des impréparations et des manques d’anticipation des gouvernements et des institutions en place pour l’un et l’autre de ces événements, on remarquera que, dans une situation où il n’était ni question d’imprévisibilité ni d’inattendu comme l’était celle des sans-papiers du Béguinage, les réactions n’ont indiqué ni anticipation, ni invention, moins encore intellection. L’idée même que les migrations ont à faire avec la catastrophe, qu’elles en sont la partie émergée et qu’elles offrent de ce point de vue un promontoire pouvant être fort utile pour tout le monde n’a effleuré personne qui porte la parole officielle. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons pas prendre comme point de départ ce qui n’est qu’incompréhension du mouvement et reproduction de l’existant au prétexte de la supposée imprévisibilité du vivant.
Les plans aujourd’hui établis afin de « prendre le virage » de la transition proposent un autre exemple frappant de cette idée de linéarité et de cette reconduction de ce qui existe déjà, en utilisant cependant des éléments de langage censés en conforter la pertinence. Un des points communs de ces Green Deals est par exemple d’établir une taxe carbone qu’il s’agirait de compenser pour les personnes et les ménages les plus pauvres. Cette taxe qui a donné naissance au mouvement des Gilets Jaunes en France concerne la consommation et l’usage de l’énergie nécessaire pour, par exemple, se déplacer, se chauffer, communiquer, se nourrir. Elle revient aujourd’hui, telle une évidence, avec toutefois des correctifs et des pondérations censés en modérer l’impact sur les populations qui sont, par ailleurs, les moins dépensières en énergies fossiles. Il y aurait évidemment moyen de faire tout autrement. Il y aurait moyen d’établir une carte carbone, ainsi que le préconise la chercheuse française Mathilde Szuba, en divisant le Co2 disponible dans une ville, une région, un pays par le nombre d’habitants. Une quantité fixe, revue chaque année. Libre à chacun d’utiliser son quota pour se chauffer, rouler, s’envoler, etc… Tous les calculs montrent que les ménages les plus pauvres n’useraient pas la quotité à leur disposition tandis que les plus riches n’en auraient plus assez. Ce n’est évidemment pas cela qui est proposé lorsque l’on parle de transition juste et verte. La transition n’entend pas éliminer les dominations et les dépendances, elle entend simplement compenser les injustices supplémentaires qu’elle créerait. C’est pourquoi il est trop tard pour la transition. En revanche, il est plus que temps pour la rupture. Le sixième rapport du GIEC paru en août dernier le dit sans ambiguïté, évoquant un « voyage sans retour ». On ne prend pas de billet de transit pour un voyage sans retour.
Notes :
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[1] Entité fédérée russe située dans le Nord-Est de la Sibérie.