En Question n°150 - octobre 2024

Un « plan de bataille », pour donner du sens à la peine

Au cœur de ce dossier, nous avons voulu donner la parole à une personne qui a connu l’enfermement. Grâce à Christine Deltour, nous avons pris contact avec un ancien détenu qu’elle a accompagné dans son travail d’aumônière en prison. Nous nous sommes entretenus avec Julien, incarcéré pendant une petite dizaine d’années, et libéré il y a bientôt deux ans. Il a une expérience positive de la prison. Il sait qu’il étonne, en disant cela. Cela ne l’empêche pas d’analyser et de dénoncer des fonctionnements absurdes du système pénitentiaire et d’avoir des idées pour donner du sens à la peine.

Close up sur l'intérieur d'une prison - crédit : Matthew Ansley - Unsplash
crédit : Matthew Ansley – Unsplash

Qui êtes-vous, aujourd’hui ?

Je suis Julien, j’ai 33 ans. Je suis couvreur-zingueur. Je crois que c’est cela qui me définit le mieux.

Qu’avez-vous ressenti en entrant en prison ?

Un sentiment de soulagement, parce que j’étais enfermé dans un cercle vicieux, j’étais sur la pente descendante. Je ne dis pas que c’est la bonne manière de faire, mais au moins ça a mis un arrêt brutal à cette spirale néfaste.

Que retenez-vous du temps que vous avez passé en prison ?

C’est un peu du temps « cadeau ». Ça peut paraitre étrange parce que ça fait du mal aux proches et à tout le monde. Mais en soi, c’est une bénédiction. On vous donne le temps de réfléchir. Je n’en ai tiré que du positif. Les gens n’aiment pas trop que je réponde comme ça, mais c’est la vérité. Combien de gens, qui sont banquiers et se disent à 50 ans : « J’ai raté ma vie, j’aurais voulu être berger ». C’est parce qu’ils n’ont pas pris le temps de s’arrêter cinq minutes et de se demander : « Ben tiens, j’ai envie de faire quoi ? ».

Y a-t-il une période de votre détention qui était plus difficile ?

Sur les dix ans, il y a eu quatre décès dans ma famille ; on n’est pas présent, on l’apprend six mois après. Les événements familiaux, même positifs (mariages, naissances), ce sont des choses qu’on ne revivra jamais.

Comment est-ce que vous avez vécu les conditions de vie ?

Je vais encore répondre positivement. J’ai été élevé dans une famille déstructurée, avec un père absent, une mère qui abandonnait. En prison, c’était la première fois que j’avais une structure, d’horaire, de temps. Ça m’a structuré. J’ai aussi découvert la lecture et l’écriture. Il y a eu une ou deux fois des ateliers organisés. J’avais aussi pris des cours par correspondance. Il y a plein de trucs positifs, mais il faut savoir les saisir. Je dis toujours que je ne mérite pas une médaille, parce que je ne sais pas d’où c’est venu. Franchement, si vous aviez vu l’état dans lequel je me trouvais quand j’ai été incarcéré, je ne sais pas ce qui m’a donné la force. Pour le même prix, je sombre et je ne fais rien. À mon avis, c’est un élan de vie ou je ne sais pas… Voilà, ça s’est fait et heureusement. Mais apparemment, ce n’est pas le cas pour la majorité, et c’est malheureux. Il ne faut pas dire que la prison n’est que souffrance, sinon, elle ne sert à rien. La souffrance n’est pas le but de l’incarcération. Le problème, c’est que les autorités ne l’expliquent pas : on vous prend, on vous met dans une cellule, et voilà. Si je n’avais rien fait de mon propre gré, c’est seulement après huit ans qu’on m’aurait appelé dans un bureau.

Il n’y a donc pas vraiment d’accompagnement ?

Non, vous êtes condamné, vous faites votre peine, et quand vous arrivez dans des périodes où vous avez droit à des permissions de sortie, on vous interviewe, on voit où vous en êtes. Mais les gens à qui il manque le déclic pour commencer, ils ne le font jamais. Ou alors ils le font à ce moment-là et clairement, ils ont perdu du temps, ils ont traversé tous les trucs négatifs qu’on peut trouver en prison, la drogue, etc., et ils ont continué à se détruire pendant huit ans. Chaque fois que je dis ça, on me dit : « Oui mais on ne peut pas mettre un éducateur ou une assistante sociale derrière tout le monde ». Non, mais il faut mettre le paquet en accompagnement au début de la peine, en disant « Qu’est-ce que tu veux faire, où veux-tu arriver ? » J’appelais ça « un plan de bataille » à l’époque.

Un « plan de bataille », c’est-à-dire ?

L’idée, c’est d’avoir un encadrement intensif dès le départ. Malheureusement, on laisse végéter les gens pendant des années et puis on leur dit : « Tu as droit à des permissions de sortie. Est-ce que tu n’irais pas chez le psychologue ? ». Le gars qui avait des soucis psychologiques, ça ne s’est pas arrangé avec huit ans en cellule. Il y a une perversion du système : on invite les détenus à cocher des cases au bon moment, sans qu’il y ait un réel investissement. Finalement, tout le monde rentre un peu dans ce système. Celui que se rend chez le psychologue, ce n’est pas pour évoluer ou pour grandir, mais parce qu’on lui a dit d’y aller, pour cocher les cases. Tout ça perd vachement du sens, je trouve.

Avez-vous pu travailler en prison ?

Oui, les sept dernières années de ma peine, j’ai occupé le poste de responsable du magasin interne de la prison, et avant ça j’ai travaillé en atelier (une production de bonbons : emballage, conditionnement…). Mis à part quelques faits de discipline pour lesquels j’ai été puni, j’ai travaillé du début à la fin.

Comment est-ce que vous avez vécu votre sortie de prison ?

Ce qui m’a aidé, c’est que j’avais le projet de travailler. C’était mon objectif numéro un, et j’ai tout fait pour y arriver. Avant d’être incarcéré, je travaillais depuis huit ans comme couvreur-zingueur. C’est un métier en pénurie ; j’ai mis un jour pour retrouver du boulot ! C’est aussi un contre-exemple : on parle toujours de réinsertion, mais la plupart des gens, il faut les insérer d’abord. La majorité des détenus n’ont jamais fait d’études, ou très peu, donc c’est plus compliqué. J’en reviens à mon propos sur les cases à cocher et les faux-semblants : j’avais comme projet de chercher du travail, j’avais dit que j’en trouverais facilement. On m’invitait tout de même à suivre une formation, n’importe laquelle, pour cocher la case. Je n’ai jamais voulu entrer dans ce jeu-là. Au Tribunal d’application des peines (TAP), l’instance qui accorde la libération et les aménagements de peine, j’ai dit que je n’avais pas envie de suivre une formation qu’on voulait me faire faire, parce que j’exerce un métier en pénurie. Ils m’ont cru, ils m’ont fait confiance.

Pour moi, c’est du fake, du début à la fin. Parmi les cases à cocher pour pouvoir sortir, il faut une occupation quatre jours minimum par semaine à temps plein. On vous invite donc très clairement à faire une formation. Les gens, ils trouvent une formation près de chez eux, la plus facile, celle qui dure le moins longtemps. Évidemment si vous êtes libéré en septembre, il ne faut pas une formation qui commence en janvier. C’est sur des critères comme ceux-là que se fait le choix, plutôt que de se poser la question : « Qu’ai-je envie de faire ? » Ce sont des gens de 25 ou 30 ans qui n’ont jamais travaillé, il faut les inciter à trouver quelque chose qui va leur plaire et pas les envoyer dans une formation à laquelle ils ne vont pas accrocher, où ils vont juste aller pour faire plaisir au TAP. Après, ils arrêteront et ils ne feront rien de leur vie. C’est du gâchis complet.

À propos du « plan de bataille », ce qui est fou, c’est que c’est quelque chose qui est prévu dans la Loi de principes, mais qui n’est pas appliqué. C’est le « Plan de détention ». J’avais un peu été lire le règlement, ils avaient rigolé, quand je leur avais sorti ça. Cette Loi de principes date de 2005. En fait, on sait bien ce qu’il faut faire, on le sait !

Cet été, vous êtes parti randonner avec un groupe de l’association « Les Chemins de Traver Se ». De quoi s’agit-il ?

C’est une association qui organise des week-ends et des plus longs séjours avec des groupes composés de personnes qui ont traversé des difficultés au sens large du terme, anciens SDF, anciens détenus, … « Les Chemins de Traver Se », ça porte bien son nom : ce sont des gens qui n’ont pas eu une ligne de vie tout à fait droite. On met tout ça dans un gîte, avec des personnes à mobilité réduite, et on organise des randonnées, avec des Joëlettes, c’est-à-dire des fauteuils adaptés pour faire de la randonnée. Les personnes sont amenées à se dire « Je sais avancer, je peux prendre ma place dans un groupe, je peux être utile dans un groupe » : c’est le leitmotiv de l’association. J’ai déjà participé à trois week-ends et à un long séjour cet été.

Qu’avez-vous retiré de ces expériences ?

J’y ai découvert une ambiance de simplicité, d’authenticité. Il y a beaucoup de gens et de détenus qui n’ont jamais eu accès à la nature, qui ne savent pas ce que c’est que de randonner une journée. Ce n’était pas inconnu pour moi, mais il m’est arrivé d’y voir des jeunes qui n’avaient jamais vu de vache de leur vie. Pour beaucoup de gens, ça peut être une ouverture sur un autre monde. Pour moi, ça a été la découverte de relations de simplicité, de gratuité.

Pensez-vous que le cadre de la prison est le bon pour permettre de rebondir, de faire le point ?

C’est une très bonne question. Il existe les maisons de détention[1]. Pour moi, ce n’est même pas une bonne idée, c’est L‘idée ! Pour donner un terreau fertile à toutes les idées que j’ai mises en avant dans cet entretien, vivre au milieu d’un grand groupe de 400 ou 500 détenus, c’est clairement un frein à l’évolution personnelle de chacun. Dans les prisons, il y a un effet d’entrainement. Sincèrement, je ne me jette pas de fleurs, mais on m’a dit au TAP et à la direction que j’avais eu une détention exemplaire. Pour autant, je n’ai pas déteint sur 20 détenus. Par contre, un détenu qui fout la merde, il va déteindre sur 50 détenus, vous voyez ? De plus petites unités de détention, cela ne demande pas plus de personnel d’encadrement. Par contre, ça invite davantage à se retourner vers soi-même, ça procure du bien-être. Malheureusement, il y a un côté paradoxal dans ce qu’on fait maintenant : on prône les maisons de détention uniquement pour une poignée de détenus triés sur le volet, mais finalement, ce sont les détenus qui font déjà un travail sur eux-mêmes qu’on y envoie. Par contre, on regroupe plus de 1.000 détenus dans des prisons comme à Haren.

Un dernier mot ?

Il y a un projet qui me tient à cœur. J’ai un ami qui travaille en IPPJ (institution publique de protection de la jeunesse), et on est en contact avec sa direction pour que j’aille y faire un témoignage. Ce que j’ai dit dans cet entretien, c’est exactement ce que je vais dire aux jeunes qui tournent en rond, qui ont l’impression qu’on les a punis, alors qu’on leur donne juste une chance de quitter leur milieu toxique et de se tourner vers eux-mêmes pour aller dans la bonne direction.

« Les Chemins de Traver Se » :
https://leschemins.wixsite.com/chemins

Notes :

  • [1] Une maison de détention est un établissement de petite taille où des condamnés à courte peine purgent leur peine. Les occupants y vivent en petits groupes (de 20 à 60) et bénéficient d’un accompagnement personnalisé, en fonction des besoins spécifiques de chacun.