Une brève analyse des débats économiques lors des législatives françaises 2024
Depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée Nationale en France, le 9 juin 2024, une situation inédite pour l’histoire du continent européen a vu le jour : la nécessité, pour un pays comme la France – la deuxième économie de l’Union européenne et l’unique puissance nucléaire en son sein – de se préparer en 21 jours à des élections législatives imprévues dans un contexte où les partis d’extrême-droite viennent de recueillir près de 40% des voix des Français.es aux élections européennes.
Les résultats du premier tour sont clairs : ni l’ancienne majorité présidentielle (Ensemble), ni la coalition de gauche baptisée Nouveau Front Populaire (NFP) n’ont la possibilité arithmétique d’obtenir une majorité absolue à l’issue du second tour des législatives françaises, le 7 juillet 2024 (encore moins le parti de la droite classique, Les Républicains, LR). La seule formation qui peut y prétendre est le Rassemblement National (RN, autrefois Front National). S’il est très difficile de faire des projections, il est certain qu’un désistement quasiment systématique de tous les candidats parvenus en troisième position dans les triangulaires (c’est-à-dire les situations où trois candidats ont recueilli chacun plus de 15% des voix au premier tour) est impératif pour que le RN ne parvienne pas à glaner au moins 270 députés au terme du second tour. Il lui serait alors aisé, par exemple par une alliance avec certains candidats LR à la députation, de parvenir à la majorité absolue (288 sièges à l’Assemblée Nationale).
La plupart des forces et mouvements humanistes en France considèrent de leur devoir de faire barrage à une prise de pouvoir par le RN. La raison première, principielle, en est que l’extrême-droite a toujours démontré son incapacité à restituer démocratiquement le pouvoir. Tant dans les années 1930 qu’après-guerre en Amérique latine et, plus récemment, en Russie, en Hongrie, aux Etats-Unis et au Brésil. En ce moment-même, en Italie, Georgia Meloni prépare une révision de la Constitution italienne pour concentrer de manière inédite le pouvoir aux mains du pouvoir exécutif et à la fonction de Premier ministre au risque, peut-être, de rendre impossible l’alternance politique dans la péninsule. Ces forces humanistes considèrent qu’il y va de la survie de la République française d’empêcher que ses fossoyeurs n’aient la majorité au Parlement.
Comment les Français en sont-ils arrivés là ? Contrairement à la Belgique francophone, le « cordon sanitaire » médiatique n’existe pas en France. L’organe français de contrôle des médias, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), devenu l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) depuis janvier 2022, a même relevé une surreprésentation des voix de l’extrême-droite dans le programme de la première chaîne de télévision française, TF1. D’autres organes médiatiques, comme BFM ou Cnews, ne semblent pas non plus accorder un temps de parole équilibré aux différentes expressions politiques présentes sur la scène française. Ce phénomène n’est sans doute pas étranger à la montée en puissance de l’extrême-droite dans le vote français, non plus cette fois, pour élire leurs députés européens mais leurs députés nationaux. Comme nous l’expliquons dans notre dernier numéro d’En Question consacré à la résistance aux idées dextrême-droite en Europe, cette situation préoccupante est sans doute aussi provoquée par l’expression d’une colère : celle de certain.es Français.es appartenant aux deux tiers de la population qui, depuis plus d’une génération, ne se sentent plus pris en compte (et encore moins représentés) par la scène politique et médiatique. C’est aussi ce qui ressort clairement de la carte des votes du premier tour des législatives :
Seule la France urbaine favorisée résiste (partiellement) à la vague brune. Partout ailleurs, le sentiment de déclassement et d’abandon de la France « périphérique » (hors banlieues populaires dont la population immigrée redoute évidemment l’arrivée du RN) alimente un vote qui reste, avant tout, antisystème davantage que fondé sur l’adhésion à une idéologie identitaire raciste. En outre, ce clivage social pourrait bien être lui-même instrumentalisé par certains milieux d’affaires qui, tout comme dans les années 1930 en Allemagne, préfèrent l’aventure de l’extrême-droite à une remise en cause de leurs privilèges économiques, remise en cause que certains semblent lire dans les propositions qu’avait formulées la France Insoumise en 2022. « Hitler vaut mieux que Blum » n’est pas un refrain nouveau.
Des tentatives voient cependant le jour en France pour alimenter un débat démocratique de qualité autour d’éléments de discussion factuels. De nombreux économistes, en particulier, sont intervenus dans le débat, le plus souvent pour analyser les propositions économiques de telle ou telle formation politique. Ainsi, d’Olivier Blanchard, tout en critiquant fortement le programme du RN, a tout de même pris parti en sa faveur contre celui du NFP, tandis que Jean Tirole préfère renvoyer le RN et le NFP dos-à-dos, là où Philippe Aghion, Jean Pisani-Ferry et beaucoup d’autres économistes optent, à des titres divers, pour le programme économique du NFP. Derrière le débat d’expert, toutefois, c’est notre vision de la société qui est en jeu.
Avec l’Institut Rousseau – un think tank français apparu en 2020 – et ses chercheurs associés, Gaël Giraud a coordonné une note consacrée à un certain nombre de points du programme économique du Nouveau Front Populaire (NFP). En particulier, elle fournit des éléments quantifiés montrant que les mesures de politique publique préconisées par le NFP sont à la fois pertinentes, réalistes et finançables.
Les principales contributions de cette note sont :
1) Une simulation numérique permet de prendre en compte le bouclage macroéconomique du programme et de le comparer à un scénario de référence obtenu par prolongement des tendances récentes. Elle montre que le programme ne provoquera ni explosion du déficit public, ni récession, ni fièvre inflationniste. Au contraire, hormis la balance commerciale (légèrement dégradée, ce qui devrait être compensé par le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières prévu par l’UE), toutes les variables de l’économie française (PIB, dette, etc.) seront améliorées par les mesures du NFP. Qu’il soit impossible de mettre en œuvre une politique publique, quelle qu’elle soit, qui tourne tous les indicateurs macro-économiques au vert de manière simultanée est facile à comprendre : la cohérence interne de la comptabilité nationale (en gros, « rien ne se perd, rien ne se crée ») impose que la somme des variations des comptes de l’Etat, des entreprises, des ménages et du solde extérieur d’un pays (que ce soit la France ou un autre) est toujours nulle. Par conséquent, il est impossible que l’Etat réduise son déficit et qu’en même temps les entreprises fassent davantage de profit, les ménages accroissent leurs revenus pendant que le déficit de la balance commerciale se réduirait. Si tous les indicateurs sont verts, sauf un, ce dernier est nécessairement rouge. C’est ce qui se passe, ici, avec la balance commerciale. Dit autrement, un programme alternatif qui aurait pour priorité de réduire le déficit de la balance commerciale de la France (ou de n’importe quel autre pays) le ferait nécessairement aux dépens de l’Etat ou de certaines entreprises ou de certains ménages[1].
2) La mise en œuvre de ce programme réduira les inégalités et le chômage, augmentera le pouvoir d’achat des citoyens tout en maintenant une inflation autour de la cible de 2%. Nous montrons que, non seulement la décarbonation est une chance pour l’économie française, mais que l’ensemble du programme du NFP constitue un gisement potentiel d’au moins 495 000 emplois nets en 5 ans (i.e. incluant ceux qui devront être reconvertis ou abandonnés). La justice sociale et l’efficacité écologique ne sont pas les ennemis de l’emploi en France. Au contraire, ce sont ses meilleurs alliés.
3) Par ailleurs, la note confirme que l’enveloppe annuelle de 30 milliards d’euros pour la bifurcation écologique annoncée par le NFP est cohérente et en propose une version détaillée.
4) Enfin, la note suggère des canaux complémentaires et originaux de financement et de recettes, lesquels permettront de diminuer davantage encore le coût net des mesures. Elle considère par ailleurs qu’il est possible de dégager une marge de manœuvre budgétaire d’environ 20 milliards d’euros par an, en plus de ce qui a été envisagé jusqu’à présent par le NFP, sans nécessairement imposer au-delà de 50 % la tranche des plus hauts revenus.
Aujourd’hui, estime la note, le réalisme économique a changé de camp
Notes :
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[1] Pour plus de détail, voir le cours de Gaël Giraud sur la plateforme SATOR.