Une démarche de solidarité transculturelle. La maison communautaire du Vivier à Bruxelles
L’expérience de la maison communautaire du Vivier met en évidence la question de la place du migrant dans notre société et du rôle qu’il peut y jouer en tant qu’acteur. Elle interpelle également sur la question du « lien social » qui fait souvent défaut dans la société occidentale.
Introduction
En 1989, à l’initiative d’une personne qui était alors animatrice à l’association ‘Autre lieu’, voyait le jour à Etterbeek une démarche originale d’accueil de personnes précarisées, la Maison communautaire du Vivier.
Cette démarche allait mettre en présence, au sein d’un même lieu, deux populations issues d’horizons radicalement différents mais confrontées l’une et l’autre à la question de l’exil : l’exil migratoire pour les Peuls originaires du Sud de la Mauritanie et de la vallée du fleuve Sénégal et « l’exil intérieur » pour les Belges en souffrance psychosociale.
Démarche qui s’inscrit alors pleinement dans la mission que s’est donnée l’association au moment de sa création, dans la droite ligne de l’ouverture du champ de la santé mentale quelques années auparavant, notamment dans la foulée du mouvement anti-psychiatrique.
Micheline Roelandt, Présidente de l’ « Autre lieu » à l’époque :
« La maladie mentale …devait se comprendre à partir d’une analyse bio-psycho-sociale. Elle devait se traiter tant biologiquement que psychologiquement, relationnellement et socialement… Il fallait au maximum développer les réseaux de soins dans la communauté… À l’époque de « tous les possibles », nous avons donc imaginé créer ce réseau d’accueil dans la société »[1].
Si la présence de ces Peuls pose notamment la question des mouvements migratoires et, avec elle, celle de l’exil des origines et de l’asymétrie des rapports Nord-Sud, celle des Belges renvoie à la place que réserve notre société, au travers des dispositifs qu’elle met en place, au trouble et à la souffrance « ordinaires ».
Le champ est vaste et nous n’avons, dans cet article, ni l’ambition ni les moyens de nous intéresser en détail à chacun des thèmes évoqués même s’ils en constituent implicitement la trame commune. Nous essaierons de comprendre, à travers une brève mise en perspective de cette expérience, ce que cette configuration particulière a pu générer en termes de solidarité et de citoyenneté, tant pour les Peuls « accueillants » que pour les Belges « accueillis ».
De la migration sénégalaise en général et peule en particulier
« Chaque migration a un âge, un genre, une condition socioculturelle, un credo, une initiative et un droit. Chaque migration a une cause : décalage économique et social entre les différentes régions de la planète, disparités de politiques du travail, conflits sociaux et politiques, dégradation de l’environnement, etc… »[2].
Et la migration des Peuls qui nous occupe ici, trouve également son origine parmi ces causes et en particulier celle du conflit politique qui a profondément marqué la Mauritanie à la fin des années 80[3]. Parfois lu à travers le prisme du simple conflit ethnique entre les Arabes et les Noirs, ce conflit s’inscrit en réalité dans une trame complexe de facteurs qui sont à rechercher principalement dans l’histoire, la dégradation de l’environnement physique et économique, en particulier à partir des années septante, et la politique nationale, en particulier d’arabisation.
Ce que l’on peut appeler les « événements de 1989 », vont jouer pour les Peuls mauritaniens, bien malgré eux, un rôle d’amplificateur migratoire dans une zone où les mouvements de population ont toujours existé[4]. Mais à la différence de ces mouvements « historiques » le plus souvent de nature socio-économiques et d’ampleur relativement limitée, ces nouveaux flux migratoires, davantage à caractère politique, vont jouer sur la longue distance et la longue période et amener de nombreux migrants en Europe et en Belgique[5].
La Maison du Vivier, rencontre de deux univers
Les origines de la maison du Vivier sont à rechercher à la fois dans une démarche institutionnelle liée aux objectifs de ‘Autre lieu’ mais également dans la démarche individuelle que va entreprendre une de ses animatrices culturelles, Dominique.
« À l’époque, je recevais fréquemment des personnes psychiatrisées : ‘Autre lieu’, où je travaillais, a toujours eu plus de demandes que de propositions. Vivant dans une maison où les Peuls étaient nombreux… j’ai observé deux choses. D’une part c’était évident pour un milieu africain de recevoir des gens sans se poser de questions, d’autre part ça se passait bien pour les personnes psychiatrisées. Comme les Peuls étaient le plus souvent mal logés, je me suis dit que si on leur trouvait une maison convenable et qu’on leur demandait de pratiquer l’hospitalité envers les gens dont s’occupe ‘Autre lieu’, ce serait comme un échange de services avec la terre qui les accueille »[6].
Se dessine alors une configuration d’accueil originale présentée par ‘Autre lieu’, comme une expérience de solidarité transculturelle caractérisée par une certaine analogie, au moins formelle, entre deux univers confrontés à des problématiques et des chemins de vie a priori fort différents mais relié par la souffrance de l’exil.
La Maison
Cette maison abrite en permanence huit personnes dites « accueillants » et trois personnes dites « accueillis ». Les accueillants sont tous des peuls, d’origine mauritanienne, réfugiés politiques pour la plupart. Les accueillis, belges en majorité, sont des personnes en souffrance psychique et/ou relationnelle ayant fait appel à ‘Autre lieu’ pour trouver un lieu d’accueil et un logement. Outre les accueillants « permanents », de nombreuses autres personnes mauritaniennes ou sénégalaises, fréquentent quotidiennement la maison du Vivier, qu’elles soient des « anciens » du Vivier ou qu’elles viennent y chercher la possibilité de parler leur langue, de partager le plat commun ou encore de prier. Près d’une centaine de personnes ont été accueillies dans cette maison depuis sa création.
Le revenu des habitants, accueillants ou accueillis, de la maison communautaire de la rue du Vivier, n’est pas un critère du choix des personnes qui y vivent : les accueillants se cooptent au sein de la communauté mauritanienne et les accueillis sont choisis en fonction de la demande qu’ils ont adressée à ‘Autre lieu’. Toutefois, les uns comme les autres sont des personnes qui sont confrontées à une certaine précarité et une situation de rupture sociale liés au parcours d’exil des uns et des autres.
Un lieu où se panser en se repensant : la question thérapeutique
Comme nous l’avons vu, dans les origines du projet, tout est parti de la volonté de Dominique et des Peuls fondateurs de construire, dans une configuration inédite, un vivre ensemble susceptible de répondre à des demandes sociales urgentes non rencontrées (forte précarité et insécurité notamment en terme de logement et d’illégalité, la plupart étant alors des « sans-papiers »).
Cette démarche s’inscrit également, pour Dominique, dans une préoccupation « thérapeutique » implicite, fortement liée aux valeurs véhiculées par la culture peule. C’est ce qui l’amène à formuler, en 1994, l’hypothèse selon laquelle cette maison «…constitue en elle-même un dispositif transformateur susceptible d’engager un processus auto-thérapeutique »[7]. Il ne s’agit pas pour elle de théoriser mais bien « de se mettre à l’écoute des personnes, des accueillis, d’écouter leur témoignage qui n’est jamais qu’un point de vue particulier et que l’on ne peut généraliser. Le regard de l’autre sur soi est, en soi, thérapeutique et permet aux patients de sortir de leur ‘engluement’ ».
Cette prudence par rapport à l’idée d’un quelconque « principe thérapeutique » qui serait comme logé au cœur de la maison, fait bien entendu écho à la position de ‘Autre lieu’ qui s’est toujours défendu d’une quelconque visée en ce sens, la maison étant davantage un dispositif d’insertion et de resocialisation par le logement qu’une véritable « ressource alternative » au sens qu’on donne à ce terme en santé mentale.
Cependant, au sein de cette configuration, quelque chose de l’ordre du changement peut survenir pour certaines personnes, en particulier si l’on élargit la notion de thérapie à un ensemble d’éléments en interaction, à la fois d’ordre subjectif (l’intérieur de soi), intersubjectif (accueillis versus accueillants) et de contexte (‘Autre lieu’, les professionnels du soin, etc.). La Maison en tant que ressource serait alors un « lieu d’appartenance et un espace d’expérimentation » en dehors des structures thérapeutiques traditionnelles. Quelque chose qui ouvrirait aussi la porte à un travail de l’ordre de l’intériorité voire du spirituel et qui donnerait sens à l’expression « panser en se repensant ».
Si pour certains des accueillis il s’agit d’une véritable plongée dans l’ailleurs plus ou moins bien vécue (avec des exceptions qui se sont notamment traduites par des retours en institution), pour d’autres cela a été l’occasion de « reprendre pied » et d’entamer un chemin de reconstruction personnelle.
Une conclusion toute provisoire
Comme nous avons essayé de le mettre en évidence, le projet de la Maison du Vivier s’inscrit dans un contexte qui a mis en résonance, à un moment donné, deux mouvements que rien a priori ne destinait à la rencontre. D’un côté, celui de l’évolution du champ de la santé mentale au travers en particulier des interrogations soulevées par le courant de l’ «antipsychiatrie» et, de l’autre, celui du drame qui se jouait au cœur de la vallée du fleuve Sénégal débouchant sur l’exode forcé de plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Entre les deux, comme un passeur de frontières entre ces univers si différents, une personne, Dominique, qui allait donner corps à une démarche portée jusqu’à aujourd’hui, par ‘Autre lieu’.
Et un projet, celui de construire une forme de solidarité au sein d’une structure d’accueil originale et inédite.
Un premier regard tout d’abord sur la question de la solidarité transculturelle qui est au cœur de cette démarche. Une solidarité que nous percevions comme forte, liée à une tradition incarnée par la culture peule et le mode de vivre ensemble que les accueillants avaient progressivement développé au sein des maisons en interaction avec les accueillis. Mais une solidarité qui a été fortement incarnée par un petit nombre de personnes, peules et non peules qui ne sont plus là aujourd’hui. Cet engagement correspond à un moment particulier de l’histoire de la démarche (lié sans doute également à l’environnement politique et institutionnel plus ouvert qu’aujourd’hui) et à une conjonction d’éléments et de personnes qui ont été fortement parties prenantes de cette démarche pionnière. Cette dynamique est difficile à maintenir dans la durée notamment quand un certain nombre d’acteurs clés quittent le projet ou y sont moins présents.
Mais l’expérience de ce projet nous fait voir le migrant comme un sujet qui existe, qui a sa place dans notre société (même si elle est souvent précaire et instable) et qui peut devenir acteur dans une démarche de solidarité à la fois vis-à-vis de sa communauté particulière mais aussi vis-à-vis de celle des personnes en souffrance psychique. Dans ce sens les différences vécues souvent comme menaçantes par la communauté d’accueil (les Belges ici) deviennent une richesse, un atout, quelque chose de positif qui est reconnu et valorisé.
De la même manière, concernant la place des personnes en souffrance psychique, l’expérience du Vivier nous montre que ces personnes (ou au moins certaines d’entre elles – car les trajectoires sont éminemment individuelles) peuvent trouver, en dehors d’institutions spécialisées, des espaces sociaux conçus comme « ressource alternative » où une reconstruction du sujet devient possible.
Un autre regard important est celui porté sur le rôle de ‘Autre lieu’ dans l’accompagnement de cette expérience sur le mode d’une triangulation permanente « accueillants – ‘Autre lieu’ – accueillis ». En mettant volontairement ‘Autre lieu’ dans un entre deux, nous voulons insister sur son rôle de facilitateur et de constructeur de liens entre les parties au sein d’une pratique de réseau qui lie la santé mentale et la précarité. Dans cette perspective, ‘Autre lieu’ interviendrait comme tiers extérieur et comme apporteur de « plus-values réciprocitaires » importantes, à la fois d’ordre symbolique (la reconnaissance, la légitimité vis-à-vis de tiers extérieurs grâce notamment à un travail de théâtre action qui renforce l’estime et l’image de soi) mais également d’ordre pratique (démarches administratives, reconnaissances de tous ordres, présence d’une personne ressource aux réunions et à tous les moments importants de la vie des maisons, etc.), les deux étant souvent liés. Cela a permis et permet sans doute encore à la solidarité de fonctionner, mais probablement sur un mode mineur voire différent de celui qui prévalait durant les années nonante. Aujourd’hui, le faible investissement des Peuls dans la démarche de « l’Autre lieu » en serait peut-être un indicateur.
Malgré cela, force est d’admettre que cette démarche a permis à certaines personnes de (ré)émerger et de quitter la maison à l’issue d’un processus de reconstruction subjective. Qu’il s’agisse d’accueillants qui ont eu accès à la régularisation voire la naturalisation ou encore d’accueillis, les uns comme les autres ont pu trouver au sein des maisons « (…) un dispositif plus large caractérisé moins par des pratiques prédéfinies que par l’ouverture d’un espace d’expérimentation où les personnes peuvent prendre la parole et trouver leur place (…) ».
Au-delà de ces considérations, les migrants et les personnes en souffrance psychique nous interpellent sur la question du « lien social » qui fait souvent défaut dans notre société.
La communauté peule et les personnes en souffrance psychique nous interrogent sur ce lien qu’elles expérimentent le plus souvent douloureusement en le vivant comme absence.
Dans le cas des personnes en souffrance psychique, c’est évident. Nombre d’entre elles ont des parcours chaotiques faits d’abandons et d’échecs successifs, de violences intrafamiliales etc… qui font que le lien a été rompu et que l’estime de soi est au plus bas. Et sans aller jusque là, la « souffrance ordinaire » renvoie également à la violence de la société actuelle qui met « hors jeu » une série de personnes en les excluant en particulier du monde du travail soit directement (parce que jugées non employables) soit indirectement en les soumettant, au sein même de ce monde, au stress permanent lié au culte de la performance.
Dans ce sens, l’interpellation ou le constat serait de nous montrer que la rupture des liens et la désaffiliation progressive d’espaces sociaux structurants peuvent conduire à la souffrance psychosociale c’est-à-dire quelque chose qui exprime le fait que la souffrance psychique se fait sur les lieux du social, qu’elle est aussi quelque part une production du social. Et cette souffrance peut être vécue dans ce qu’on peut appeler « l’expérience de l’exil », intérieur d’un côté et migratoire de l’autre, qui contribue à déraciner, sur des modes distincts, les individus, sans leur offrir des alternatives de reconstruction d’un « ailleurs » qui soit davantage supportable et vivable. C’est dans ce sens que le projet acquiert aussi, malgré sa portée limitée, tout son sens et sa pertinence.
Notes :
-
[1]Actes du colloque international organisé par ‘L’Autre lieu’, Qu’est-ce que la psychiatrie et la santé mentale à l’époque de la mondialisation néo-libérale et de la biopolitique ?, Bruxelles, 2006, p. 14.
[2] Nicole Dehan, Diversité et migrations, Centre Avec (Documents d’analyse et de réflexion), déc. 2008, p. 7.
[3] Le conflit sénégalo-mauritanien d’avril 1989 a eu pour origine un conflit foncier qui opposait, dans la zone du fleuve Sénégal, des Peuls éleveurs à des agriculteurs soninké. Ce conflit va être exploité par les leaders d’opinion et entraîner un déchaînement de violence aussi bien à Dakar (Sénégal) qu’à Nouakchott (Mauritanie). Les deux pays vont rompre leurs relations diplomatiques et la frontière mauritano-sénégalaise sera fermée pour la première fois depuis les indépendances des deux pays. Le gouvernement mauritanien, profitant du chaos général, va également procéder à l’expulsion de milliers de ses propres citoyens vivant dans le Sud du pays (près de 120.000) et appartenant aux même groupes ethniques que les Sénégalais (wolof, haalpulaaren, soninké, etc.).
[4] Contrairement à ce qui apparaît souvent sur la scène politique ou dans les médias, les migrations dans le Sahel, et notamment au et du Sénégal, datent de plusieurs décennies. Voir notamment le n° 3 de mars 2008 de la revue en ligne Asylon(s) du réseau scientifique TERRA « Migrations et Sénégal » http://terra.rezo.net/rubrique101.html
[5] Ces « nouveaux » flux vont venir s’ajouter à une émigration internationale, elle aussi en provenance de la vallée du fleuve, émigration que l’on retrouve de manière importante en Europe et notamment en Italie, ainsi qu’aux Etats-Unis. Voir également Asylon(s), op. cit.
[6] Interview de DDS cité dans Gille D., « Le monde à l’envers, la tête à l’endroit », revue Traverses, n°96, 1995, p. 12.
[7] Desmedt D., « Traduire son double », Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, n°25/26, 1994, pp. 173-185.