Le 17 septembre 2013

Une éducation de qualité pour toutes et tous

Dans le monde globalisé d’aujourd’hui, l’accès à une éducation de qualité est un enjeu vital. Pour les personnes, parce que celles et ceux qui en sont exclus sont voués à la pauvreté et à la marginalisation ; pour les sociétés, car l’éducation généralisée est un facteur indispensable d’un juste développement. Prenant appui sur un « document de plaidoyer », récemment publié par le GIAN (Global Ignacian Advocacy Network), l’analyse rappelle d’abord comment le droit à l’éducation, aujourd’hui universellement affirmé en principe, est encore loin d’être traduit dans les faits. Elle essaie ensuite de définir ce qu’il faut entendre par une éducation de qualité, en quoi consiste le droit à une telle éducation et quelles seraient les conditions de sa mise en œuvre effective.    

Un événement tragique a fait connaître mondialement la figure de Malala. Cette jeune fille de 15 ans se bat au Pakistan pour faire reconnaître le droit à l’éducation des filles ; agressée par des talibans dans un bus, elle a échappé de peu à la mort. Encore soignée en Angleterre, elle a été récemment reçue et fêtée à l’ONU et y a plaidé de nouveau sa grande cause[1]. Son engagement fait percevoir très profondément – nous dirions volontiers « viscéralement » – à quel point la question de l’éducation, en particulier des filles, est cruciale pour la construction d’un monde juste et solidaire. Et c’est pourquoi nous aimions évoquer en commençant cette figure emblématique et lui dédier cette analyse.

C’est un autre événement – éditorial, celui-ci – qui nous en fournit le point de départ et beaucoup de la matière. Le GIAN ou « Global Ignatian Advocacy Network » vient de publier un document intitulé « Droit à l’éducation pour tous » qui devrait servir de base à un ensemble concerté d’actions de « plaidoyer » (= advocacy), au niveau mondial[2]. Le GIAN entend sensibiliser à cette cause et mobiliser pour la soutenir les centres sociaux et le réseau d’enseignement jésuite à travers le monde. Notre analyse ne s’inscrit pas comme telle dans cette action mais elle en prend occasion – et elle utilisera le document qui la lance – pour aborder avec une certaine ampleur une question absolument cruciale pour notre avenir commun.

Dans deux analyses précédentes, nous avons abordé ce que nous nous sommes donné comme thème directeur de cette année, à savoir « vers une mondialisation juste et solidaire », d’une part à partir de l’exemple de Bruxelles, observatoire et laboratoire de la mondialisation, d’autre part à partir de l’essor économique et humain du « Sud »[3]. Dans toutes deux, la question de l’éducation est apparue comme de toute première importance. Nous voudrions maintenant la traiter pour elle-même, comme pièce maîtresse et élément déterminant de cette « bonne » mondialisation que nous croyons possible et que nous voulons faire advenir.

Une brève introduction, inspirée du document du GIAN, devrait montrer comment la question de l’éducation se pose avec une acuité spécifique aujourd’hui, dans le contexte de la mondialisation. Nous rappellerons ensuite comment le droit à l’éducation est reconnu et affirmé par la communauté internationale et, en contraste, nous ferons un rapide état des lieux actuel.

Nous pourrons enfin, dans une réflexion plus approfondie, essayer de définir ce qu’il faut entendre par une « éducation de qualité », en quoi consiste le droit à une telle éducation et quelles sont les conditions d’une mise en œuvre effective de ce droit.

L’éducation dans un monde globalisé
 

Se référant assez naturellement à la tradition de la Compagnie de Jésus qui, dès la seconde moitié du XVIe siècle, ouvrit un peu partout en Europe et dans le reste du monde des collèges pour l’éducation de la jeunesse, le document du GIAN note avec justesse : « Cependant à cette époque, l’immense majorité de la population était analphabète, recevait son éducation familiale et sociale et apprenait son métier sans aller à l’école. L’éducation scolaire était réservée à une minorité et le reste de la population n’en sentait pas la nécessité pour la vie » (13). Ce n’est en effet que progressivement que l’éducation scolaire s’est généralisée et, aujourd’hui encore, en pas mal d’endroits du monde, une plus grande partie des populations n’a pas fréquenté ou ne fréquente pas l’école. Il ne faudrait d’ailleurs pas sous-estimer l’importance et la qualité du bagage pratique et humain qui se transmet à travers la famille plus ou moins élargie. On pense en particulier à la sagesse des « peuples premiers »[4]. Nous reviendrons plus loin sur le contenu de l’éducation, question complexe, qui ne peut se réduire à l’apprentissage de savoirs universels. Il n’en reste pas moins que cette remarque fait percevoir la singularité de notre temps. « Le monde est autre aujourd’hui, dans la ‘société de la connaissance’ et la réalité globalisée du XXIe siècle. Aujourd’hui, celui qui n’a pas accès à une bonne éducation scolaire d’au moins douze ans est d’emblée dans l’impossibilité de se développer comme personne et de se réaliser dans cette société en ayant accès à des biens d’une importance vitale ; il est condamné à la pauvreté, au chômage et à la discrimination » (14). Nous souscrivons pleinement à cette affirmation. Elle entend fixer un objectif, dont on peut dire que sa légitimité – le droit à l’éducation – est aujourd’hui reconnue par la conscience universelle mais qu’on est encore bien loin de le réaliser dans les faits.

Le droit à l’éducation
 

L’idée d’un accès généralisé à une éducation scolaire (apprendre à lire, à écrire, à compter…) est effectivement récente. Elle est liée à l’avènement des sociétés industrielles et démocratiques, avant tout en Europe Occidentale au XIXe siècle. La revendication d’un enseignement élémentaire ouvert à tous est étroitement liée à d’autres objectifs sociaux, au premier chef la suppression ou au moins la limitation du travail des enfants. Elle se heurte à de fortes résistances. C’est particulièrement le cas dans notre pays. Alors que le Luxembourg et la France le font dès 1881 et 1882, il faudra attendre trente ans, jusqu’en 1914, pour que la Belgique instaure l’enseignement gratuit et obligatoire jusqu’à 14 ans. Prise de conscience lente et difficile donc, même dans notre société occidentale industrialisée[5].

Le premier texte international consacré spécifiquement aux droits des enfants est la Déclaration de Genève de 1924. Elle reste très générale et l’accent est mis davantage sur les devoirs des adultes envers les enfants, sur la sollicitude particulière dont ceux-ci doivent bénéficier que proprement sur leurs droits[6]. C’est après la seconde guerre mondiale que la prise de conscience va se généraliser et se concrétiser, au moins dans les textes.

La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948, dans son article 26, affirme que toute personne a droit à l’éducation. L’article précise que « l’éducation doit être gratuite, au moins au niveau élémentaire et fondamental ; que l’éducation élémentaire doit être obligatoire, que l’enseignement technique et professionnel doit être généralisé, que l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite ». L’article décrit encore les fruits attendus de l’éducation : épanouissement de la personne et cohésion de la société et affirme le droit des parents de choisir, par priorité, le genre d’éducation à donner à leurs enfants. En somme tout l’essentiel se trouve déjà dans cet article.

Mais l’affirmation va être reprise, précisée, détaillée dans de nombreux instruments internationaux jusqu’à nos jours. En 1959, l’ONU adopte la Déclaration des Droits de l’Enfant. Celle-ci pose 10 principes. Le principe 7 affirme que « l’enfant a droit à une éducation qui doit être gratuite et obligatoire au moins aux niveaux élémentaires » ; il détaille les fruits attendus de cette éducation : « développer les facultés de l’enfant, son jugement personnel, son sens des responsabilités et l’aider à devenir un membre utile de la société ».

Le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels, de 1966 (entré en vigueur en 1976), dans son article 13, détaille les divers aspects et fruits de l’éducation et insiste sur l’accès le plus large possible de tous à tous ses niveaux, y compris par l’extension progressive de la gratuité. Les mêmes principes sont réaffirmés dans la Convention relative aux Droits de l’enfant de 1989 (articles 28 et 29), ainsi que dans d’autres Conventions plus particulières comme la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne et dans les Constitutions de beaucoup de pays. On peut dire qu’aujourd’hui, il y a sur ce point un consensus universel. Et l’affirmation du droit débouche sur une prise de conscience – en principe universelle – d’un devoir commun de lui donner corps dans les faits. Parmi les Objectifs que se sont fixés les États membres de la Déclaration du Millénaire, le second est de donner (d’ici à 2015) à tous les enfants, garçons et filles, partout dans le monde, les moyens d’achever un cycle complet d’études primaires[7].

L’éducation dans le monde. Un état des lieux.
 

Il y a encore une grande marge entre ce consensus sur le droit et l’état effectif de l’éducation dans le monde. On évalue à quelque 800 millions, dont 2/3 de femmes, le nombre d’adultes qui n’ont jamais été alphabétisés. Quant aux enfants en âge d’école primaire, plus de 57 millions n’y ont pas encore accès. La dynamique lancée par les Objectifs du Millénaire a permis de passer d’une proportion de 82 % de scolarisation en 1994 à 90 % en 2010, mais on note que le progrès assez rapide au début paraît être aujourd’hui au point mort. Il y aurait encore environ 120 millions de jeunes (entre 6 et 15 ans) qui n’ont jamais été scolarisés, dont 62 millions en Asie du Sud et 45 millions en Afrique subsaharienne[8]. Selon une autre estimation, faite en 2011, 123 millions de personnes entre 15 et 24 ans (61 % de jeunes femmes) seraient incapables de lire et d’écrire[9].

Ces chiffres sont éloquents. Ils reflètent un monde en évolution, engagé dans un processus d’intégration où l’accès à une éducation au moins élémentaire est reconnu comme vital mais ne progresse que lentement. Encore faut-il bien se rendre compte qu’il s’agit dans ces statistiques d’une appréciation minimale : la scolarisation élémentaire. Elles ne peuvent rendre compte de la qualité de l’enseignement, de son efficacité, de son suivi. Elles ne tiennent pas compte, par exemple, des très nombreux enfants qui ne vont pas jusqu’au bout du cycle entrepris, elles ne peuvent rendre compte du résultat effectif. Celui-ci d’ailleurs devrait pouvoir être évalué, dans chaque pays ou région, par rapport à la moyenne locale. Dans nos pays dits avancés – en Belgique par exemple – les spécialistes de l’alphabétisation constatent que des hommes et des femmes qui ont fréquenté l’école pendant tout le temps de l’enseignement obligatoire, sont en réalité incapables de lire en le comprenant un texte simple ou d’écrire quelques mots[10]. Quelle est alors leur possibilité réelle de trouver leur place dans la société telle qu’elle fonctionne aujourd’hui ?

À l’inverse – et nous l’avons déjà dit – il ne faudrait pas être simpliste et considérer tous les analphabètes du monde comme des parias. Le savoir faire et le savoir vivre, transmis dans le cadre des familles, dans toutes les sociétés, ont suffi longtemps et ont encore aujourd’hui une valeur qu’il ne faudrait pas mépriser ni perdre. Mais aucune société particulière ne peut rester aujourd’hui coupée (ou à l’abri) des échanges mondiaux. Ceux et celles – individus et groupes – qui n’ont pas le bagage et l’aptitude élémentaires pour comprendre un peu ce monde et s’y insérer seront inévitablement exclus et asservis. Une éducation de qualité pour tous et pour toutes apparaît bien comme une condition sine qua non – et sans doute la plus décisive – de ce « développement de tout homme et de tout l’homme » auquel appelait déjà Paul VI[11] et qui serait la « bonne » mondialisation, juste et solidaire.

Une éducation de qualité
 

Le premier objectif de l’éducation est d’acquérir les connaissances et les compétences nécessaires pour pouvoir exercer une profession et gagner dignement sa vie. Aujourd’hui il n’est plus possible d’apprendre et d’exercer un métier ni de gérer un ménage sans un minimum de connaissance scolaire. Le seuil de l’alphabétisation est un minimum mais il est aujourd’hui insuffisant, dans la réalité globalisée du XXIe siècle. Nous faisons nôtre la prise de position déterminée du GIAN qui n’hésite pas à fixer comme objectif minimal « une bonne éducation scolaire d’au moins douze ans » (14). Les différents instruments internationaux que nous avons cités plus haut vont progressivement dans le même sens.

Le champ ainsi défini est très vaste et diversifié. Même si la mondialisation tend à uniformiser les exigences, le degré de compétence et surtout les méthodes adéquates pour les acquérir dépendent des contextes nationaux et locaux, de la composition des populations, de la nature du tissu industriel et commercial de chaque pays ou région. L’éducation aujourd’hui ne peut évidemment ignorer le monde de l’informatique : ce qu’on a appelé « la fracture numérique », à savoir le fossé entre ceux qui ont accès à ce nouveau monde et ceux qui en restent exclus pourrait être une nouvelle forme d’analphabétisme. Au niveau même des connaissances et compétences à acquérir, une éducation de qualité doit sans cesse s’adapter aux évolutions du monde, tout en étant attentive à partir de la réalité vécue des personnes à éduquer. Dans notre analyse sur « Bruxelles, laboratoire de la mondialisation », nous avons mis en relief les difficultés de l’éducation en milieu populaire d’origine immigrée[12]. Du point de vue de l’acquisition d’une compétence professionnelle, l’éducation de qualité est une réalité complexe, mouvante, qui doit sans cesse s’interroger et mettre en question ses méthodes ; elle s’étend normalement, disions-nous, sur une période de douze ans, avec des modalités variées, mais elle ne peut jamais s’arrêter complètement. Nous évoquons ici toute la réalité de l’éducation permanente : l’homme et la femme du XXIe siècle sont nécessairement des êtres en processus permanent d’éducation.

Mais l’éducation de qualité ne peut se borner à procurer des compétences ; il est également essentiel qu’elle prépare les personnes à vivre en société et à assumer leurs responsabilités de citoyens. Comme le note le document du GIAN : « Le danger existe que l’aspect utilitaire de l’éducation conduise à déprécier les valeurs et que l’apprentissage de connaissances techniques soit recherché presqu’exclusivement, en négligeant ce qui prépare au bon usage de ces savoirs et à la construction d’une société de justice et de paix » (16). Et il conclut : « Nous avons besoin d’une formation de personnes compétentes mais en même temps conscientes ». Le choix de ce dernier terme est significatif. Il inscrit la revendication d’une « éducation de qualité pour toutes et tous » dans une tradition déjà ancienne de formation populaire libératrice (Paulo Freire au Brésil, Don Milani en Italie…[13]), lui donne la mission de faire des êtres responsables, des êtres « debout », capables de contribuer activement à la construction de la cité et de « résister à des formes sociales d’oppression et de manipulation » (30). Déjà, comme nous l’avons rappelé plus haut, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme donnait pour but à l’éducation l’épanouissement de la personne et la cohésion de la société.

L’insistance sur la responsabilité – tant citoyenne que professionnelle – ne devrait pas faire peser sur l’éducation une trop lourde chape, la revêtir de couleurs chagrines. Il y a aussi le plaisir d’apprendre, de créer, de faire des choses gratuites. La vie bonne réclame un accès à la culture, à des loisirs de qualité. La Déclaration relative aux Droits de l’enfant, dans ses articles 31 et 32, affirme le droit de l’enfant au repos et aux loisirs et à « participer pleinement à la vie culturelle et artistique ».

L’éducation comme droit humain
 

Le droit à l’éducation est donc un droit humain, un droit qui revient à chaque personne humaine en tant que telle. Sa reconnaissance est une obligation publique qui concerne la personne elle-même, la famille, la société, l’État et même la communauté universelle des États dont la responsabilité est engagée, notamment par une initiative internationale comme les Objectifs du Millénaire.  

Il est évident que le premier acteur, le premier responsable de l’éducation est la personne elle-même, l’enfant, le jeune, l’adulte. Comme on le dit vulgairement : « On ne peut pas donner à boire à un âne qui n’a pas soif ». On peut postuler pourtant qu’il y a dans chaque être humain une aspiration à savoir, à comprendre, à pouvoir faire… Mais il s’agit de rejoindre ce désir profond pour le mettre en relations avec les exigences et les disponibilités du monde réel. C’est ce qu’avait bien compris Katerina Tomasevsky, première rapporteuse du Droit à l’Éducation à l’ONU, lorsqu’aux deux premières exigences de l’accès à ce Droit, l’Avaibility (disponibilité) et l’Accessability (accessibilité), elle ajoutait l’Adaptability (adaptation), car il faut, pour être pertinente, que l’éducation offerte prenne en compte les caractéristiques linguistiques, culturelles, contextuelles et personnelles des élèves, et même l’Acceptability (la réception), entendant par là qu’il faut « que les étudiants acceptent l’éducation qu’on leur offre, parce qu’elle leur paraît de qualité, parce qu’elle utilise des méthodologies appropriées, parce que ce qu’elle leur enseigne est significatif pour leur vie, parce qu’ils jouent un rôle actif dans l’apprentissage » (27). La première tâche de l’éducation est ainsi d’éveiller dans la jeune personne le désir d’être éduqué, et bientôt la conscience d’y avoir droit.

Cette tâche incombe d’abord à la famille. C’est à la fois une responsabilité et un droit que les instruments internationaux nous rappellent. Après avoir posé que « l’intérêt supérieur de l’enfant doit être le guide de ceux qui ont la responsabilité de son éducation », le 7e principe de la Déclaration des Droits de l’Enfant affirme : « Cette responsabilité incombe en priorité à ses parents ». Parallèlement, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, (art. 26,3) reconnaît que « les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants ». C’est dans l’ordre des choses mais il apparaît tout de suite que, dans bien des cas, les parents ne sont pas en état, soit d’assumer effectivement cette responsabilité, soit d’exercer correctement ce droit pour le bien de l’enfant.

La reconnaissance effective et la mise en œuvre du droit à l’éducation est donc bien une obligation publique qui relève de la responsabilité de l’État et, plus largement, est confiée à la société tout entière. En spécifiant ce dernier point, nous reconnaissons le rôle que joue dans l’éducation l’initiative privée, quelle qu’en soit l’origine ou la nature : depuis des réseaux d’enseignement organisés, relevant des confessions religieuses – dont l’enseignement catholique en Belgique est un exemple impressionnant – jusqu’à de modestes initiatives de groupes de parents, en passant par toute une gamme d’ONG plus ou moins internationales et par divers types d’écoles privées plus ou moins huppées et onéreuses. Cette pluralité est légitime et peut être bénéfique mais elle ne décharge pas les pouvoirs publics de leur responsabilité, pas plus qu’elle n’échappe à leur contrôle. Il incombe aux pouvoirs publics de veiller à ce que l’éducation soit accessible à tous les enfants, à toutes les personnes et d’assurer sa qualité et sa conformité aux valeurs communes qui fondent la société démocratique. Étant entendu que, dans cette réflexion sur le rôle de l’État, il est toujours supposé que nous parlons de l’État démocratique, émanation des citoyens, aujourd’hui universellement reconnu en droit comme la forme légitime du pouvoir, même si elle est loin d’exister partout effectivement. Et, du même coup, nous engageons aussi la responsabilité commune du concert des nations dans la mise en œuvre la plus effective et généralisée possible du droit à l’éducation.

Le principal obstacle que rencontre le droit universel à l’éducation est de nature économique et financière. Le document du GIAN est formel : « Le niveau d’éducation que peut acquérir une personne ne peut être déterminé, ni quantitativement ni qualitativement, par les ressources économiques dont sa famille dispose ; dit d’une autre manière, il n’est pas acceptable que le niveau de scolarité de ceux qui ont moins de ressources économiques familiales soit moindre à cause de ce facteur. Au contraire toute personne a droit au niveau le plus élevé d’éducation qu’au-delà de l’obligatoire, il choisit librement de rechercher. L’État doit garantir des formes de financement et d’offre éducative pour que tous atteignent les niveaux les plus élevés, du moment qu’eux-mêmes font ce que cela exige » (47). D’un point de vue pratique ou stratégique, la volonté de rendre réel l’accès généralisé à une éducation de qualité est affrontée à la diversité des « points de départ », les conditions de vie des populations. « Si on veut des résultats semblables, … il faut appliquer des critères qui vont au delà de l’égalité et réalisent l’équité, ce qui signifie qu’il faut donner plus à ceux qui ont moins et dont les besoins sont plus grands » (28). Et le document énumère : « les plus pauvres, les indigènes, les minorités, ceux qui se trouvent dans des conditions particulièrement difficiles comme les réfugiés et les déplacés intérieurs, les handicapés, les filles et les femmes » (ib.).

En nommant « les filles et les femmes », nous avons dénoncé l’autre obstacle qui empêche l’accès à l’éducation, le préjugé culturel. Nous retrouvons ici Malala que nous évoquions en commençant. Qu’il s’agisse de la pesanteur de la coutume ou d’une position doctrinaire (comme c’est le cas chez les islamistes du Pakistan et d’Afghanistan), le fait est que la proportion des femmes parmi les adultes analphabètes et celle des filles parmi les enfants et les jeunes qui n’ont pas accès à l’éducation avoisinent les deux tiers. Malala a bien compris que le droit à l’éducation était primordial dans le combat des femmes pour leur dignité. De son côté, le rapport du PNUD sur « l’essor du Sud » voit dans les progrès de cette éducation un des facteurs primordiaux du développement[14]. Et l’on pourrait voir une manière de confirmation de son importance dans l’observation qu’on peut faire dans un pays comme le nôtre où l’accès à l’éducation est globalement égal pour tous : les filles du milieu populaire, notamment d’ascendance immigrée, sont souvent plus motivées et réussissent mieux que les garçons car elles comprennent d’instinct que les études sont pour elles le chemin de la dignité et de la liberté. La discrimination selon le sexe est sans doute la plus largement répandue mais elle n’est pas la seule : on peut évoquer aussi « la race, la caste, la classe sociale, la langue, la culture, la religion » (29). Aucune ne peut tenir face au droit universel à une éducation de qualité.

Pour une mise en œuvre…
 

La réalisation effective du droit à l’éducation de qualité pour toutes et tous ne pourra se faire qu’à travers une prise de conscience généralisée qui atteigne toutes les couches de la population et tous les niveaux de responsabilité. Le GIAN affirme à juste titre : « Il est fondamental que la conscience du droit à une éducation de qualité comme droit humain exigible grandisse en tous, y compris en ceux qui en ont le plus besoin, que leur conviction et leur motivation grandissent, s’articulent, s’organisent et s’expriment publiquement » (32). Nous préciserions volontiers : « Avant tout en ceux qui en ont le plus besoin ». L’exemple de Malala montre la force mobilisatrice que peut avoir la lutte exemplaire de quelqu’un qui subit directement la discrimination. Nous voudrions ici mettre en relief l’importance de l’alphabétisation des adultes et de la formation permanente. Les premiers porteurs du combat pour rendre le droit à l’éducation effectif sont sans doute ces adultes, défavorisés au point de départ, qui « se mettent debout » pour sortir de l’analphabétisme, acquérir les compétences de base, devenir capables de se situer de façon responsable dans la vie de la cité et qui continuent à se former à travers tous les moyens possibles[15]. Ils seront aussi logiquement des parents responsables et auront à cœur d’assurer à leurs enfants une qualité d’éducation dont ils ont éprouvé cruellement le manque.

Plus généralement, la mise en œuvre du droit à l’éducation (à une éducation de qualité, précisons-le) suppose une large prise de conscience de toute la société. Elle est étroitement liée à la conscience citoyenne, à la pratique effective de la démocratie : la conscientisation à laquelle nous faisions allusion plus haut. Il faut échapper ici aux écueils de l’élitisme, des enseignements à deux vitesses, d’un pragmatisme sommaire qui enferme les gens dans des filières purement techniques… La formation professionnelle ne peut être séparée (et privée) d’une ouverture humaine plus générale. C’est seulement par une coalition active de toutes les forces de progrès – les personnes elles-mêmes, jeunes et adultes, les éducateurs, les acteurs sociaux, le monde associatif – que ce droit peut devenir une réalité unanimement partagée. C’est en s’appuyant sur cet ensemble de forces que l’État peut assumer réellement sa responsabilité ultime et prendre les décisions, mettre en œuvre les moyens nécessaires pour que le droit devienne réalité.

Ceci concerne au premier chef le financement de l’enseignement. Comme nous l’avons rappelé plus haut, l’accès à l’éducation ne peut être conditionné par la situation financière. « Exclure parce qu’on ne peut payer les coûts des services éducatifs est une manière de nier ce droit fondamental » (44). C’est en fin de compte l’État qui « assume la responsabilité de ne pas exclure pour ce genre de cause » (ib.). Il n’a pas le monopole de l’éducation mais il doit veiller à ce que celle-ci soit effectivement accessible à tous. « Les organisations privées qui participent à l’éducation gèrent en fait un bien public et l’État a l’obligation de s’assurer qu’elles le réalisent » (42). Cela se traduit normalement par l’accès gratuit à l’enseignement, au moins au niveau où il est obligatoire (jusqu’à 18 ans normalement, moyennant des formules mixtes comme l’apprentissage d’un métier : le système belge de la formation en alternance). Et, pour l’accès à l’enseignement supérieur, par des systèmes de bourses. On sait combien la gratuité totale est difficile à assurer et il est sans doute normal que les familles participent aux frais de l’éducation ; mais l’équité exige qu’on tienne compte du niveau de leurs ressources pour qu’aucun enfant, aucun jeune, ne soit exclu de son droit en raison de son rang social[16].

Mais il ne suffit pas d’assurer réellement l’accès de toutes et de tous aux divers niveaux de l’enseignement. L’État démocratique, porté par la collectivité, a aussi la responsabilité d’offrir une éducation de qualité. Il doit veiller au niveau de l’enseignement : matières enseignées, rigueur scientifique, pédagogie adaptée, évaluation et contrôles efficaces. Rappelons les quatre A de Madame Tomasevsky, mentionnés plus haut. C’est toute l’organisation de l’enseignement qui est en jeu et, en tout premier lieu, la qualité des éducateurs, leur recrutement et leur formation. Le plaidoyer du GIAN se fait ici pressant et son appréciation sévère. « Si l’éducation est une véritable priorité stratégique, il est capital de faire en sorte que les meilleurs fils et filles d’un pays soient éducateurs. Et pourtant c’est un fait patent qu’en pratique, la majorité des pays dissuade les jeunes et décourage leur option possible pour la carrière d’éducateur, les traite fort mal s’ils persistent dans leur projet comme elle traite fort mal ceux qui sont déjà éducateurs » 50). Le diagnostic devrait sans doute être nuancé selon les pays. Mais l’objectif est incontestable. La profession doit être valorisée, ce qui signifie en tout premier lieu qu’elle doit être convenablement rémunérée et que la formation des éducateurs doit être de première qualité. Elle doit évidemment assurer la maîtrise de la matière à enseigner mais elle comprend tout aussi nécessairement la formation aux méthodes pédagogiques, la connaissance du milieu où l’on enseignera et une bonne culture générale qui permette aux éducateurs de ne pas être les transmetteurs seulement d’un savoir ou d’un savoir faire mais aussi d’un savoir être.

Il faudrait encore souligner l’importance d’une bonne organisation de l’enseignement : la qualité de chaque école ou « centre éducatif », l’établissement des programmes, la disponibilité de bons instruments de travail, les contrôles et les outils d’évaluation. Le document du GIAN insiste à juste titre sur l’importance d’une « culture de l’évaluation » (58) qui ne se borne pas à mesurer les progrès dans l’acquisition de connaissances et de compétences mais puisse évaluer aussi la qualité de l’éducation. N’oublions pas enfin que tout l’ensemble de l’éducation scolaire institutionnalisée s’inscrit lui-même dans la vie d’une « société de la connaissance » qui ne cesse d’offrir des savoirs et des biens culturels de toutes sortes en même temps qu’elle exige, pour « être à la page », des compétences toujours nouvelles. La mise en œuvre effective du droit à l’éducation s’étend ainsi nécessairement au monde des adultes, elle postule l’organisation d’une « formation permanente »[17] qui soit non seulement accessible à tous mais, dans l’esprit d’équité évoqué plus haut, cherche à atteindre, en priorité, « ceux qui ont moins et dont les besoins sont plus grands » (28).

L’éducation de qualité pour toutes et tous, moteur et pierre de touche d’une mondialisation juste et solidaire…
 

Nous avons ainsi bouclé la boucle ; il est temps de conclure. Dans une brève mise en perspective, nous avons montré l’actualité toute nouvelle du droit généralisé à l’éducation. La conscience de ce droit est née, à partir de la fin du XIXe siècle, dans les sociétés industrielles qui l’ont très progressivement mis en œuvre. Aujourd’hui il est affirmé en principe par le concert des Nations mais encore très loin de se réaliser. On dira peut-être qu’il en est ainsi de tous les Droits qu’énumèrent la Déclaration Universelle et les autres instruments internationaux. C’est globalement vrai mais le cas du droit à l’éducation a ceci de particulier : la société de la connaissance étendue à la planète entière par la globalisation exclut de plus en plus radicalement ceux et celles qui n’ont pas accès à une éducation de qualité. L’inégalité dans l’accès à la connaissance est un facteur essentiel, sinon même le plus important, dans l’inégalité globale que continue à creuser entre les humains la mondialisation dérégulée, telle que nous la déplorons.

C’est dire l’urgence, l’importance primordiale du combat pour le droit à l’éducation. Car l’éducation de qualité pour toutes et tous, telle que nous l’avons définie, est ce qui fait des êtres humains – filles et garçons, femmes et hommes – des personnes responsables, capables de se procurer les moyens d’une vie digne, de défendre leurs droits (tous les autres droits) et d’assumer leur place dans la société. La mise en œuvre effective du droit à l’éducation conditionne ainsi l’accès à tous les autres droits, et, pour reprendre a contrario la formule que nous venons d’employer, elle est un facteur essentiel, sans doute le plus important, du sain fonctionnement de la démocratie, de la construction d’une société juste.

On mesure ainsi l’importance du document publié par le GIAN et de l’action d’advocacy, de plaidoyer citoyen qu’il entend mener. Nous avons cru qu’il était utile et important de le répercuter au niveau de notre réflexion en tant qu’« association d’éducation permanente ». C’est une invitation et un encouragement à nous mobiliser pour ce long et persévérant travail, à soutenir et à partager le combat exemplaire de Malala et de tant d’autres..

Notes :

  • [1] Malala Yousafzai a été reçue et fêtée, le 12 juillet dernier, à l’ONU, par un parterre de dignitaires dont le secrétaire général, Ban Ki-moon et plusieurs centaines de jeunes, représentant 85 pays (cfr. les medias du jour).

    [2] Le « Global Ignatian Advocacy Network » (Réseaux internationaux de Plaidoyer Ignacien, voir www.ignatianadvocacy.org/) regroupe à travers le monde les jésuites et toutes les personnes et institutions qui travaillent avec eux. Il entend les mobiliser pour agir sur l’opinion et les politiques. Les cinq questions actuellement retenues sont l’écologie, le droit à l’éducation, la gouvernance des ressources naturelles et minières, l’immigration et les droits de l’homme. Le programme du GIAN est présenté dans le périodique du Secrétariat jésuite pour la Justice Sociale et l’Écologie Promotio Iustitiae, n° 110, 2013/1. Le « document de position » sur le droit à l’éducation de qualité pour tous s’y trouve aux pp. 52 à 63. Disponible sur notre site Internet à l’adresse suivante : www.centreavec.be. Nous renvoyons à ce document en donnant le chiffre de la section.

    [3] Bruxelles, laboratoire de la mondialisation, avril 2013 ; L’essor du Sud. Vers un monde moins inégalitaire, juin 2013. Voir www.centreavec.be.

    [4] Voir notamment Fernando LOPEZ, « Que peut nous apprendre la spiritualité des peuples indigènes d’Amazonie ? », dans Environnement et justice sociale. Regards croisés Nord-Sud. Centre Avec, 2011 (Perspectives), pp. 36-40. Disponible sur le site www.centreavec.be

    [5] Voir Luc UYTDENBROEK, Accès aux savoirs : quelle histoire. Vivre ensemble éducation, août 2007. (www.vivreensemble.be/IMG/pdf/histoire.pdf)

    [6] Les différents textes auxquels nous renvoyons dans cette section peuvent facilement être consultés sur Internet. Nous avons spécialement utilisé le site de l’association « Humanium » qui se consacre à la défense des droits des enfants dans le monde : www.humanium.org/fr/

    [7] Voir le site des Nations Unies : www.un.org/fr/milleniumgoals/ Pour un essai d’évaluation, voir Amy POLLARD, « Les Objectifs du Millénaire pour le Développement : une fin et un nouveau commencement ». dans En Question , n° 101 (juin 2012), pp. 8-11.

    [8] Toutes ces données proviennent du site signalé à la note précédente.

    [9] Site du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement (www.undp.org/content/undp/fr/home/mdgoverview)

    [10] Des personnes peuvent avoir le Certificat d’études de base et ne pas maîtriser les compétences correspondantes. On utilise dans ce cas les termes « personne illettrée »  ou « analphabète fonctionnelle ». Voir sur l’ensemble du problème tel qu’il se pose chez nous le rapport État des lieux de l’alphabétisation. Fédération Wallonie-Bruxelles. 5e exercice : bilan/données 2004-2009. Signalons aussi l’intérêt du périodique bimestriel Journal de l’Alpha, édité par Lire et écrire Communauté française, rue Charles VI, 12, 1210 Bruxelles.

    [11] PAUL VI, Encyclique Populorum Progressio sur le développement des peuples, 14.

    [12] Loc.cit. note 3, p.10.

    [13] Paulo FREIRE (1921-1997) a été le promoteur d’un accès des masses populaires, non seulement à l’alphabétisation mais à une culture militante. Exilé du Brésil par la dictature militaire, il a travaillé au Chili puis en Afrique. Son œuvre majeure a pour titre : Pédagogie des opprimés, 1969. Plus près de nous, le prêtre italien Don Lorenzo MILANI a mis en œuvre dans son école de Barbiana une méthode d’éducation globale à l’intention des jeunes de milieu populaire. Voir son livre Esperienze pastorali, Libreria editrice fiorentina, 1957.

    [14] L’essor du Sud : le progrès humain dans un monde diversifié. Rapport sur le développement humain. New York, Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), 2013, pp.83 et 86 et passim..

    [15] Voir à ce sujet Claire BRANDELEER, « Quelle voix des personnes défavorisées en démocratie ? », chapitre 4 de Solidarité et responsabilité politique. Un défi pour la démocratie, Étude du Centre AVEC, 2012,  pp.46-57.

    [16] Dans notre pays, la question de la gratuité effective de l’enseignement revient régulièrement à l’ordre du jour à l’approche de la rentrée scolaire. Le document du GIAN porte sur ce point un avis équilibré : « Le budget public investi dans l’éducation doit être effectivement prioritaire, comme doivent être prioritaires dans toute famille l’effort et les frais consacrés à l’éducation des enfants. Pour y arriver des politiques publiques sont nécessaires qui stimulent et favorisent les contributions de la famille et de la société avec leurs diverses entreprises, fondations et initiatives éducatives. […] ce financement doit se réaliser dans la perspective de l’équité, en faisant en sorte que les plus nécessiteux reçoivent plus de ressources afin qu’ils puisent obtenir les résultats éducatifs auxquels tous ont droit ». (49).

    [17] Nous ne pouvons pas ne pas rappeler ici l’importance et le caractère exemplaire de l’organisation de la formation permanente dans notre pays. Le décret d’avril 1976 qui l’organise pour la Communauté française lui donne pour tâche de « développer chez le citoyen la conscience critique des réalités de la société et la prise de responsabilité et de favoriser ainsi l’action collective ».