Une jeunesse musulmane en tension
Au préalable de notre développement, précisons que la jeunesse est une catégorie difficile à circonscrire, nous n’avons pas pour ambition d’en apporter la moindre définition. Déjà en 2002, le Centre Avec le soulignait, dans un cahier pédagogique conçu pour cerner la réalité bruxelloise : « La jeunesse est un thème important et difficile à cerner. Globalement la région de Bruxelles-Capitale est jeune ; la proportion de jeunes et de jeunes adultes y est plus élevée que dans la moyenne du pays (les jeunes entre 15 et 29 ans représentent 20,79 % de la population contre 18,12 % pour l’ensemble du pays). Mais il y a une très grande inégalité entre les communes et entre les divers quartiers de certaines communes. C’est pourquoi on peut parler de ‘jeunesses’ au pluriel »[1].
Ce qui nous intéresse ici, c’est de comprendre les difficultés que vivent de jeunes musulmans et musulmanes d’origine immigrée dans leur construction identitaire. Issus le plus souvent des quartiers populaires du Sud-Ouest au Nord-Est de Bruxelles (Koekelberg, Molenbeek-Saint-Jean, Anderlecht, Forest, Schaerbeek, Saint-Gilles et Saint-Josse), ils sont âgés d’environ 11 à 24 ans. Il s’agit ici de la catégorie d’âge circonscrite par l’anthropo-sexologue Sonia Declerck qui a déjà travaillé dans un certain nombre de ces communes dites de ‘relégation’. Son expérience nous permettra d’étayer notre analyse sur les tensions internes vécues et ressenties par les jeunes qu’elle rencontre quotidiennement dans le cadre de sa pratique. Gardons néanmoins à l’esprit que nombre de ces observations sont transposables à d’autres zones géographiques.
De la difficulté d’être soi
Rappelons ici que ces jeunes que l’on désigne comme étant « issus de l’immigration » ou « de 2ème ou de 3ème génération » sont inlassablement rattachés à l’histoire et au déplacement spatial de leurs parents ou de leurs grands-parents. Bien que la majorité d’entre eux soient belges[2] puisque nés ici, ce rattachement a des conséquences qui sont la plupart du temps sous-estimées, voire largement ignorées. Dans une récente interview accordée à notre revue, Franck Hensch, l’un des imams de la mosquée de Verviers, résumait cette situation en ces termes : « ce qui est particulier chez ces jeunes, c’est leur construction assez complexe dans laquelle religion et identité se mélangent »[3]. Et cela influe, à juste titre, comme le dit si bien la psychanalyste Danièle Epstein, sur le fait que ces jeunes ont parfois le « sentiment d’être suspendus au milieu de nulle part »[4].
Aussi, faisant suite à notre propos, deux niveaux de tension apparaissent et sont assez caractéristiques de la complexité à l’œuvre dans le vécu de ces jeunes hommes et de ces jeunes femmes. Il s’agit de ce que nous appellerons une mise en tension « externe », en relation avec toutes les manifestations d’ordre sociologique. En opposition aux tensions « internes » qui sont davantage relatives à l’aspect culturel et communautaire. Ces deux domaines, comme nous le verrons, sont tout à fait complémentaires et offrent modestement quelques clés de compréhension d’une réalité qui s’avère assurément plus complexe qu’elle n’y parait.
Ces jeunes dont nous parlons, sont dans une phase classique de construction de leur identité. Une identité qui leur soit à la fois personnelle et collective. Entendons par identité collective, les appartenances sociales que le jeune souhaite exprimer et rendre publiques. Malgré la banalité de ces propos, il semblerait qu’un doute persiste encore dans l’esprit de certaines personnes qui, involontairement (ou volontairement), imposent à ces jeunes de trancher sur ce qu’ils sont. Or, l’identité, comme chacun peut aisément le concevoir, est à la fois plurielle et continuellement en changement, inscrite dans un processus d’évolution permanent. Cependant, ces jeunes, alors en recherche, en construction de leur être en devenir, dans un milieu pétri de registres de socialisation pluriels et variés (la famille, l’école, les amis les médias, etc.), se heurtent, le plus souvent, à l’assignation extérieure d’une seule et même identité : celle d’enfant d’immigrés musulmans. Se construire et s’affirmer dans cette situation, relève pour certains d’un défi quotidien.
Du regard des autres…
Le premier niveau de tension, dit « externe », prend en compte diverses difficultés, d’ordre social, auxquelles ces jeunes sont quotidiennement confrontés et avec lesquelles ils doivent apprendre à composer en vue de se construire. Pour le sociologue Fabien Truong, « les épreuves les plus déterminantes ne sont pas académiques. Elles se logent dans ce qu’intime la puissance des regards portés sur soi, c’est-à-dire la capacité à affronter le stigmate territorial, le mépris de classe, l’illégitimité culturelle, le racisme et les phobies engendrées par la pratique de la religion musulmane »[5]. Chacun de ces éléments évoqués rappelle inlassablement à ces jeunes que l’un ou l’autre pan de leur être social ne convient pas à la société de laquelle ils sont issus ni à celle au sein de laquelle ils ou elles cherchent tant bien que mal à se faire une place.
Ce qui est mis en évidence ici, c’est l’importance du regard extérieur, du regard que nous portons sur ces jeunes. Chacun d’entre nous a sans conteste une part de responsabilité dans la manière dont ces derniers se perçoivent et sont perçus. Ces jeunes voient, ressentent et interprètent les regards portés sur eux et réagissent, à juste titre ou non, en fonction de l’intention bonne ou mauvaise qu’ils prêtent aux personnes qui portent ces regards. Une conséquence malheureuse serait que ces jeunes rompent définitivement tout contact avec le monde extérieur. Ce qui, à terme, pourrait mener aux dérives que nous connaissons déjà, à savoir le radicalisme qui représente un lieu au sein duquel ils se sentent accueillis et reconnus, quel qu’en soit le prix à payer – qu’ils ignorent d’ailleurs au moment de s’engager dans cette voie.
Reprenons pour exemple la question du stigmate évoquée par Fabien Truong. D’après le sociologue américain Erving Goffman, « il va de soi que, par définition, nous pensons qu’une personne ayant un stigmate n’est pas tout à fait humaine. Partant de ce postulat, nous pratiquons toutes sortes de discriminations, par lesquelles nous réduisons efficacement, même si c’est souvent inconsciemment, les chances de cette personne. Afin d’expliquer son infériorité et de justifier qu’elle représente un danger, nous bâtissons une théorie, une idéologie du stigmate, qui sert aussi parfois à rationaliser une animosité fondée sur d’autres différences, de classe, par exemple »[6]. Rien d’étonnant donc à notre constat. Nous avons tous un rôle à jouer dans la déconstruction des clichés entourant la jeunesse musulmane et en faveur de leur intégration.
… au regard sur soi
Ces épreuves ou mises en tensions externes que nous venons de citer, ne veulent pas dire grand-chose sur le vécu de ces jeunes si elles ne sont pas mises en parallèle avec ce que nous appelons des tensions « internes », qui s’insèrent dans le vécu personnel de ces individus et qui marquent les traditions de cette population. Or ces tensions internes ont un réel impact dans la construction identitaire de ces jeunes, comme le soutient Sonia Declerck[7]. Pour elle, le constat est sans appel, ces tensions sont le résultat de tensions de « genre » résultant de la forte emprise patriarcale et de la séparation stricte des rôles observables dans les familles de ces jeunes. Ces tensions de genre mêlées aux facteurs culturels (tabou, pureté) ont un impact indéniable sur la construction identitaire de ces futurs adultes.
Précisons que, dans ces milieux populaires où la précarité est anormalement élevée, lorsque le travail ne permet pas l’émancipation et la reconnaissance, en particulier pour les pères, l’un des derniers éléments de valorisation reste le contrôle sur la sexualité de leurs enfants et principalement de leurs filles. Tel que le précise Sonia Declerck, l’hymen appartient aux familles et il joue un rôle fondamental dans la réputation de celles-ci. En aucun cas cette réputation ne peut être mise en péril. Ce qui peut en revanche paraitre tout à fait étonnant, c’est que le contrôle accru de la sexualité des jeunes filles revient aux mamans. À ces mêmes mamans qui somment leurs propres fils de contrôler les fréquentations de leurs sœurs. Nous constatons donc que l’emprise patriarcale est considérable et que la forte séparation des rôles est continuellement reproduite par les femmes elles-mêmes. Là où la plupart voient dans les « incartades » de leurs fils avec des jeunes Européennes l’expression de leur virilité, elles n’imagineraient pas une seconde qu’il puisse en être de même pour leurs filles.
Ces comportements ont plusieurs conséquences dans les rapports que vont entretenir ces jeunes entre eux. Il est possible d’observer chez les garçons le développement de ce que le sociologue Thomas Sauvadet appelle le « capital guerrier ». Il l’explique en ces termes : « La précarisation juridique du statut masculin de chef de famille (égalité accrue entre les sexes) et surtout les difficultés économiques qui affaiblissent ce statut (chômage du père, travail précaire du fils empêchant ce dernier d’assumer financièrement la charge d’une famille) entrainent la baisse des ressources identitaires traditionnellement attribuées à la virilité et provoquent l’exacerbation de la concurrence machiste au sein des groupes étudiés : le capital guerrier y détermine la possibilité de faire connaitre une image virile de soi-même »[8]. Et donc de s’imposer sur les autres via la force à la fois physique (musculation) et mentale. La faiblesse semble inconcevable pour être un « vrai » homme. Certaines jeunes filles, quant à elles, vont développer un « capital masculin » pour se protéger. Grâce à ce mécanisme de défense, elles vont pouvoir se promener librement et vivre pleinement leur vie affective et sexuelle. Là où elles vont s’imposer par un comportement provocateur, acerbe et rentre-dedans, d’autres au contraire vont s’enfermer dans le mutisme ou l’inhibition par manque de confiance, d’outils ou de mécanisme de protection et de défense. Très souvent ces dernières se retrouvent mariées jeunes ou sont abusées par certains qui profitent de leur naïveté.
Pour Sonia Declerck, ces comportements sont indéniablement liés au tabou que représente la sexualité. Elle justifie ce lien en expliquant que l’adolescence est la période de la vie où nous construisons notre rapport à l’autre dans tout ce que cela implique d’affectif ou de sexuel. Or, alors que nous vivons dans une société « hypersexualisée » (il suffit de se référer aux couvertures des magazines, aux panneaux publicitaires et autres publicités télévisuelles pour s’en laisser convaincre), parler de sexualité et de vie affective semble complètement tabou voire prohibé dans certains milieux. Interrogeons, pour voir, notre propre rapport à la sexualité et la facilité que nous éprouvons (ou pas) à l’évoquer, l’exprimer voire en débattre. La difficulté se renforce pour ces jeunes issus de milieux où ne pas parler est un signe de respect et où les médias, bien que très fortement contrôlés, exercent une influence majeure. Une influence qui se constate aussi dans la confusion qu’ils opèrent par exemple entre religiosité (ce qui est licite ou illicite, dit aussi ‘halal-haram’) et hyperconsommation. Tension et confusion sont au cœur de leur vie et donnent lieu à des modes de vie qui peuvent parfois sembler hasardeux.
La raison est sûrement due aux tensions très fortes et au manque de repères qui pèsent sur eux. Tiraillés de toutes part, ils peinent à trouver leur équilibre entre des impératifs parfois antagoniques exercés à la fois par la société et par leur famille ou la communauté dans laquelle ils évoluent. Nous parlons ici de jeunes en manque de repères qui cherchent tant bien que mal à donner un sens à ce qu’ils sont et à ce qui les entoure. Des pistes existent cependant pour leur permettre de découvrir tout le potentiel qui est le leur et les aider à faire cohabiter avec harmonie leurs diverses identités. Bien sûr, cela prend du temps mais l’investissement de chacun et de chacune compte. Il importe maintenant d’œuvrer, par le travail public comme par des initiatives de citoyens, à davantage de perméabilité des frontières sociales et culturelles. N’oublions pas que c’est cette génération d’adolescents et de jeunes adultes qui formera la société de demain. Il convient donc maintenant de chercher à agir avec bienveillance et de ne pas oublier une chose importante : la reconnaissance de l’Autre permet véritablement d’être soi.
Notes :
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[1] Connaitre sa ville, Connaitre Bruxelles hier, aujourd’hui, demain, Dossier 5 « Jeunesse », p. 1, Centre Avec, septembre 2002.
[2] Il est impossible de chiffrer ce nombre des jeunes d’origine étrangère, parce qu’ils figurent statistiquement de manière indistincte dans le groupe des jeunes Belges.
[3] Vincent DELCORPS et Marie RENARD, « À la rencontre de Frank Hensch, l’imam de Verviers », dans En Question, n°126, juill. sept. 2018, p. 52.
[4] Conférence débat avec Danièle Epstein, psychanalyste, « Entre impératifs sécuritaires et discours identitaires : quelle place pour l’adolescence dans nos quartiers ? », au Foyer Européen, le 5 octobre 2018.
[5] Fabien TRUONG, Jeunesses françaises, bac +5 made in banlieue, édition La Découverte, 2015, p. 243.
[6] Erving GOFFMAN, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Les éditions de minuit, 1963, p. 15.
[7] Entretien avec Sonia Declercq, 16 octobre 2018.
[8] Thomas SAUVADET, Le Capital guerrier, Concurrence et solidarité entre jeunes de cité, Armand Colin, 2006, p. 207.