Une nouvelle législation contre les discriminations
Le Gouvernement belge a déposé, en octobre 2006, trois projets de loi qui constituent en fait une nouvelle législation contre les discriminations : une « loi-racisme » qui prend la succession de la loi du 30 juillet 1981, « tendant à réprimer certains actes de racisme et de xénophobie » ; une « loi-genre », héritière de la loi du 7 mai 1999 sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et une « loi anti-discrimination » qui concerne tous les autres motifs de discrimination. Les auteurs de ces projets de loi – invoquant le principe de l’égalité entre les victimes et le souci de l’efficacité – proposent d’abandonner les anciens articles 2 et 2bis de la loi du 30 juillet 1981 qui sanctionnaient au pénal la discrimination dans l’offre de services ou de biens et en matière d’emploi.
En se basant sur les discussions les plus récentes, l’auteur du présent document ne conteste pas les bonnes intentions des auteurs du projet et leur volonté de lutter contre le racisme. Mais il émet une objection importante: la suppression de ces articles aurait pour effet qu’une discrimination fondée sur un motif raciste ne pourrait plus être réprimée comme un délit. Une telle discrimination serait dès lors considérée comme un dommage causé non plus à la société mais seulement à une victime particulière. En outre, du point de vue de l’effectivité, même si les nouvelles mesures proposées au civil améliorent la procédure, il n’est pas évident que les personnes lésées, souvent démunies, pourront y avoir aisément accès. Il importerait que les projets fassent l’objet d’un vrai débat au Parlement. En ce qui concerne le projet de loi-racisme, il pourrait aisément être amendé en réintroduisant la possibilité de sanction pénale à côté du nouveau système d’indemnisation forfaitaire au civil.
La législation actuelle contre le racisme est en passe de changer[1]. Un nouveau projet de loi modifiant cette législation a été déposé le 26 octobre 2006[2] par le gouvernement et devrait bientôt être soumis à la discussion des parlementaires. Ses auteurs souhaitent qu’il puisse être adopté avant la fin de cette législature sous peine d’être renvoyé aux calendes grecques. Le projet est trop important et surtout trop problématique en certaines de ses innovations pour que nous le passions sous silence. Nous l’avons abordé dans un article de la revue Évangile et Justice[3]. Le MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie) lui a consacré une conférence de presse critique le 14 décembre dernier et a réuni, le 17 décembre, les associations membres de l’ENAR (European Network Against Racism) dont il assure la présidence belge pour préparer une réaction commune. Sur ces entrefaites, le ministre de l‘Égalité des Chances, Monsieur Christian Dupont, a invité les associations concernées à une rencontre avec les experts de son cabinet, auteurs de la loi : cette rencontre s’est tenue le 10 janvier au Centre pour l’Égalité des Chances. C’est en tenant compte de tous ces débats que nous voudrions reprendre ici l’examen critique du projet de loi.
Une longue évolution législative
Celui-ci se veut l’aboutissement, espéré définitif, d’une longue évolution législative et institutionnelle, qui a connu des tâtonnements et des erreurs. Pour se faire une idée du chemin parcouru, on dira simplement que la loi du 30 juillet 1981 comptait 6 articles tenant sur deux pages, et que le présent projet en compte 32, dont certains interminables, et s’étend sur 20 pages. Entretemps pas mal d’évolutions se sont produites, dont la création du Centre pour l’Égalité des Chances par une loi de 1993 et le vote de la loi du 25 février 2003 tendant à lutter contre les discriminations. L’exposé des motifs du présent projet dit que, par cette loi de 2003, « la Belgique a affiché de grandes ambitions en matière de lutte contre la discrimination, et s’est placée à l’avant-garde des États européens en la matière. Divers motifs conduisent cependant à considérer que l’arsenal législatif dont elle s’est dotée peut être amélioré et, sur certains points, doit impérativement être corrigé ». En fait la loi de 2003 a fait l’objet d’un arrêt de la Cour d’arbitrage, sur plainte déposée par des députés du Vlaams Blok, arrêt qui annulait certaines dispositions de la loi. Était annulée notamment la liste fermée des motifs de discrimination estimée incomplète, ce qui a pour effet que, dans son état actuel, la loi couvre toutes les discriminations quel que soit leur motif, créant ainsi une insécurité juridique. Cette nécessité de corriger la législation et la volonté de mieux correspondre aussi aux obligations internationales de la Belgique (Convention internationale de 1965 et directive européenne du 29 juin 2000) ont inspiré la nouvelle construction juridique.
Deux lois très différentes
La loi de 1981 était une loi pénale (comme l’atteste son intitulé : loi tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie). Les articles 1 à 4 déclaraient pénalement punissables, successivement, ceux qui incitent à la discrimination, la haine etc., ceux qui commettent un acte discriminatoire, ceux qui appartiennent à un groupement qui pratique ou prône la discrimination et tout agent de l’autorité publique qui refuse arbitrairement l’exercice d’un droit. Les modifications qui y furent apportées en 1994 (nouvelle formulation de l’article 2 et addition d’un article 2 bis) rendaient plus sévère la répression et l’étendaient au domaine de l’emploi. La nouvelle loi a une tout autre physionomie. Elle a pour objectif, dit l’article 3, « de créer un cadre général pour lutter contre la discrimination sur base de la nationalité, de la prétendue race, de la couleur de peau, de l’ascendance ou de l’origine nationale ou ethnique ». Et pour ce faire on procède très progressivement : un premier titre (art.1-6) définit les termes employés et détermine le champ d’application ; un deuxième titre (art. 7-10) limite ce champ en définissant les motifs qui peuvent justifier une distinction, en ce compris la discrimination positive ; le troisième titre (art. 12-18) décrit les dispositions civiles qui permettent de lutter contre les discriminations. Arrive enfin le titre 4 (art. 19-26) qui concerne les dispositions pénales (avant un titre 5 sur la charge de la preuve et un titre 6 sur les instances compétentes).
Mais quel est le contenu de ces « dispositions pénales » ? La surprise, à la lecture des articles 19 à 26, est de ne plus y trouver trace des discriminations. Les articles 2 et 2bis ont disparu. Les sanctions pénales ne concernent désormais que l’incitation à la discrimination (art. 20, 1°) ou à la haine (art. 20, 2°) à l’égard d’une personne, à la même chose à l’égard d’un groupe (ibid., 3° et 4°), la diffusion d’idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale (art. 21), l’appartenance à un groupement qui prône la discrimination (art. 22). La discrimination proprement dite n’est sanctionnée pénalement que si elle est perpétrée par un fonctionnaire ou officier public dans l’exercice de ses fonctions. On peut donc parler de dépénalisation de la discrimination. Quels peuvent être les motifs d’un pareil changement et sont-ils justifiés ?
L’esprit de la réforme : défendre efficacement toutes les victimes
L’exposé des motifs fait état de « la faible effectivité pratique des dispositifs pénaux qui ont été insérés dans les législations antidiscriminatoires » (encore que, de son aveu explicite, cette ineffectivité concerne surtout la loi du 7 mai 1999 qui concerne les inégalités de traitement entre les hommes et les femmes et celle du 20 février 2003[4]). On a privilégié « le volet civil permettant d’obtenir la cessation des actes discriminatoires ainsi qu’une réelle compensation [5]».
Lors de la rencontre mentionnée plus haut, les représentants du cabinet ont défendu le projet bec et ongles. Leur point de départ est la nécessité de créer un instrument juridique impeccable qui permette de défendre efficacement toutes les victimes de discriminations. Ils ont dû cependant renoncer à englober dans une seule loi (un « Code » général de l’anti-discrimination) toutes les formes de discrimination. L’entreprise était risquée, notamment parce que le droit de l’Union européenne « n’associe pas le même régime à toutes les formes de discrimination ». C’est pourquoi les auteurs du projet aujourd’hui proposé par le gouvernement ont opté pour l’élaboration de trois lois distinctes : une « loi-racisme », héritière de la loi du 30 juillet 1981, une « loi-genre », héritière de la loi du 7 mai 1999 et une « loi anti-discrimination » substituée à celle du 20 février 2003. Mais ils se sont efforcés d’harmoniser au maximum les dispositions des trois lois. Le principe invoqué est l’égalité entre les victimes. C’est en vertu de ce principe qu’ils ont estimé devoir supprimer les articles 2 et 2 bis de la loi de 1981(qui, dans leur teneur actuelle, nous l’avons dit, sont des modifications apportées à la loi primitive par la loi du 12 avril 1994). La loi contre le racisme est en effet la seule qui, par ces articles, punit la discrimination. Les auteurs du projet semblent craindre, s’ils les maintenaient, de subir une nouvelle fois les foudres de la Cour d’arbitrage. Mais de bons juristes estiment cette crainte absolument non fondée[6].
Une question de principe
Ce que le MRAX et l’ENAR reprochent avant tout au projet, c’est cette suppression du volet pénal en matière de discrimination. La loi de 1981, point final d’un long combat, avait et a toujours une portée morale et citoyenne capitale. Le racisme est une réalité toujours bien présente et multiforme. En permettant de « réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie », la loi de 1981 donnait un fondement légal à l’affirmation : le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit. On ne peut sous-estimer la dimension symbolique du droit pénal. « En droit pénal, c’est le dommage causé à la société qui est avant tout jugé… Dépénaliser les actes discriminatoires à motif raciste dans des domaines aussi importants que les relations de travail et l’accès aux biens et services est un mauvais et très grave signal : cela revient à dire que de tels actes ne seront plus considérés comme causant un tort à la société, à nos valeurs ainsi qu’à la cohésion sociale » (Conférence de presse du MRAX du 14 décembre 2006). C’est pourquoi ces intervenants insistent pour qu’un amendement réintroduise dans la loi le contenu des articles 2 et 2bis, faisant ainsi coexister les deux systèmes, le pénal tel qu’il existe actuellement et le civil, avec le système de compensation forfaitaire introduit par le nouveau texte.
Du point de vue de l’efficience aussi
Car, outre cette question de principe qui est évidemment fondamentale, du point de vue de l’efficience aussi, on peut se demander si, en abandonnant la procédure pénale, on ne lâche pas la proie (si maigre soit-elle) pour l’ombre (si prometteuse qu’elle paraisse aux yeux des auteurs de la loi). Les instruments prévus par la nouvelle législation seront-ils ces « sanctions suffisantes, proportionnées et dissuasives » qu’exigent les directives européennes. On peut légitimement en douter.
La police et le parquet sont mis sur la touche. La personne victime de discrimination devra elle-même introduire son action, faire appel à un avocat. Ces impératifs d’ordre économique ne risquent-ils pas d’exclure une bonne partie des victimes potentielles ? À cet égard, on peut évoquer la toute récente étude des Universités d’Anvers et de Liège, commanditée par la Fondation Roi Baudouin sur La pauvreté chez les personnes d’origine étrangère[7]. Il ressort notamment de cette étude que 59 % des personnes d’origine turque et 55 % de celles d’origine marocaine vivent sous le seuil du risque de pauvreté. Cette couche de population, particulièrement exposée aux discriminations, aura-t-elle effectivement les moyens de se défendre si elle ne peut plus recourir aux pouvoirs publics pour la constatation de l’infraction ? Le Centre pour l’Égalité des Chances, dont le rôle éventuel est à plusieurs reprises souligné dans la loi, disposera-t-il de plus de moyens d’action ? Si la police ne peut intervenir pour constater des faits de discrimination, il faudra recourir à des exploits d’huissier, ce qui coûte cher et se heurte à des limites étroites. Malgré les bonnes intentions de ses auteurs, on peut se demander si cette réduction au civil, qu’on peut appeler une privatisation de la loi, ne transformera pas la plainte des victimes de discriminations en combat du pot de terre contre le pot de fer ?[8] Parmi les « instances compétentes », mentionnées à l’article 30 figure encore « toute association… se proposant par ses statuts de combattre la discrimination ». Tel était notamment, dès la loi de 1981, le MRAX. Dans le cadre privatisé de la nouvelle législation, si elle est adoptée telle quelle, on se demande quelles seraient encore ses possibilités de répondre à cette partie de sa mission statutaire.
D’autres critiques sont adressées au projet de loi, notamment en ce qui concerne les tests de situation dont le projet, en son article 28, § 2, renvoie la définition des modalités à un arrêté royal qui était déjà promis par la loi de 2003 et dont l’élaboration s’est heurtée à une forte opposition, notamment de lobbies issus du monde patronal. Les critiques estiment qu’aucune disposition législative n’interdit les tests de situation et que leur principe doit être maintenu dans la loi et non fragilisé par le renvoi à un arrêté royal problématique.
Le projet de loi, ou plutôt les trois projets de loi vont être soumis au Parlement dans les premières semaines de cette année 2007. Le ministre et son cabinet, ayant obtenu un consensus pas tellement évident de l’ensemble du gouvernement, voudraient les voir adoptés sans retouches et sans trop de discussion avant la fin de la législature. Avec le MRAX et une bonne partie des associations réunies au sein de l’ENAR, nous estimons toutefois que le Parlement ne peut faire l’économie d’un examen approfondi des projets et qu’en particulier il devra aborder de front le dommage symbolique et effectif que représente l’abandon de la répression pénale de ces « actes de racisme » que constituent les discriminations.
Notes :
-
[1] Sur l’état actuel de la législation et de sa mise en oeuvre, voir François Sant’Angelo, « La législation contre le racisme : état des lieux de son application par les tribunaux », Évangile et Justice 79 (décembre 2006), pp.17-20.
[2] Projet de loi modifiant la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie. Document 51 2720/01 (www.lachambre.be).
[3] Jean Marie Faux, « Dépénaliser la discrimination : un progrès ? », Évangile et Justice 79 (décembre 2006), pp. 21-22.
[4] « …on ne peut qu’observer la faible effectivité pratique des dispositifs pénaux qui ont été insérés dans les législations antidiscriminatoires, si l’on excepte le cas de la loi du 30 juillet 1981 » (Exposé des motifs, p. 25.
[5] Ib.
[6] L’intervention de la Cour d’arbitrage à propos de la loi de 2003 portait sur tout autre chose, une liste fermée de motifs de discrimination qui fut jugée incomplète.
[7] Bea Van Robaeys et Nathalie Perrin, La pauvreté chez les personnes d’origine étrangère chiffrée. Rapport partiel d’une recherche commanditée par la Fondation Roi Baudouin. Centre d’études de l’ethnicité et des migrations, de l’Université de Liège, et Onderzoeksgroep Armoede, Sociale Uitsluiting en de Stad, de l’Université d’Anvers, mars 2006.
[8] Dans un article de MRAX-Info, Christophe Delanghe pose une question à propos du caractère dissuasif des sanctions prévues par le nouveau dispositif civil : « Les montants envisagés ne créent-ils pas un droit à discriminer – similaire à l’achat des droits de polluer dans le traité de Kyoto – pour ceux qui en ont les moyens financiers ? » (Une nouvelle loi antidiscrimination ?, dans MRAX-Info, 174, septembre-octobre 2006, p. 20).