Le 10 août 2006

« Une ville où tout ensemble fait corps… »

Bruxelles, une ville où tout fait corps ? Au premier abord, elle apparaît plutôt comme une ville éclatée, en morceaux : populations diversifiées, niveaux de vie inégaux entre les quartiers, multiples religions et croyances… Mais c’est pourtant là, selon Jean-Marie Faux, qu’est tout le défi, car pour celui qui veut en faire une ville démocratique, avec une vraie politique, alors oui, il faut que cette Bruxelles-mosaïque puisse être un même corps ! Il y a déjà des promesses de cette union : des gestes de civilité et de bienveillance, des lieux d’entraide, des politiques efficaces, mais aussi des moments où toute la ville se rassemble. Les défis restent cependant nombreux : réduire les inégalités (entre les quartiers, entre les écoles…), humaniser les relations (remettre l’accent sur la civilité, la dignité…), rendre la ville à ses habitants (en apportant notamment des réponses politiques aux inégalités économiques créés par la situation des navetteurs et la présences des institutions internationales), etc. La clé de cette humanisation et de cette union réussie réside très certainement dans le respect mutuel, base nécessaire de tout dialogue.
 

Le titre de cet article renvoie au Psaume 122, psaume de montée à Jérusalem, par lequel les pèlerins, arrivés aux portes de la ville, lui adressaient un salut de paix : « Jérusalem, bâtie comme une ville où tout ensemble fait corps » (Ps 122, 3). René Schoonbrodt, ancien président d’Inter-environnement Bruxelles, l’applique à la ville en général (avec évidemment, en filigrane, Bruxelles) dans un très suggestif article de la revue Signes des temps.[1] Il résume ainsi la vocation de la ville : « lieu de résistance à la haine, à la bêtise, à la perte de sens ». Il appelle à « bâtir en chaque ville la cité la plus démocratique du monde ».

Un défi et un choix

Le défi est énorme. Pour être concrets et nous en tenir à notre ville, Bruxelles apparaît plutôt, au premier regard, comme une ville éclatée, une ville en morceaux. Une population très diversifiée dont toutes les composantes se côtoient peut-être dans des lieux publics et de passage mais restent cantonnées dans des quartiers et des réseaux différents. Il suffit de prendre d’un terminus à l’autre un de ces nombreux trams ou bus dont le trajet traverse l’agglomération de part en part pour voir changer plusieurs fois les publics. La diversité ethnique et culturelle se greffe sur l’inégalité économique et sociale, le fossé creusé entre les communes riches et les communes pauvres, un revenu moyen qui varie presque du simple au triple entre Saint Josse et Woluwe Saint Pierre. Ajoutons encore la complexité de l’action politique dans une ville-région coincée entre les deux grandes communautés du pays, écartelée entre les intérêts municipaux de ses 19 communes et ses fonctions de multiple capitale (du pays, de l’Europe, de l’Otan, de la Flandre, de la Communauté française) qui risquent de l’instrumentaliser. Ajoutons les ambiguïtés de l’économie bruxelloise, source importante de richesse dont elle ne tire pas le bénéfice. Ajoutons enfin la diversité des religions et des convictions (et des indifférences) qui peuvent nouer des collaborations fécondes mais conduisent aussi quelquefois vers des replis communautaires ou des crispations sectaires.

Non tout « ne fait pas corps » à Bruxelles. Bien plutôt nous avons une ville traversée de multiples cloisons, murs de l’inégalité et de l’exclusion, murs de l’indifférence, murs de la peur, murs du préjugé. On n’en est pas encore à la vision apocalyptique du romancier Jacques Neyrinck dans Le siège de Bruxelles, mais il faut bien avouer que cette fiction n’est pas tout à fait extravagante.

Pourtant il n’y a pas le choix. Ou plutôt si : il faut choisir entre la barbarie et la démocratie, entre le laisser aller et une vraie politique, entre le repli et la dispersion sur la multitude des intérêts particuliers et des choix catégoriels et la citoyenneté responsable. Vouloir et travailler à faire une « ville où tout ensemble fait corps », c’est un choix qui s’impose à toute personne raisonnable, à tout citoyen responsable, à tout être humain qui a du cœur et de l’esprit, … à tout chrétien, bien entendu. Car il est enraciné dans la nature des choses, dans la logique de toute agglomération humaine et dans l’aspiration la plus profonde et la plus authentique de toute personne à une vie bonne et digne. Une ville où tout ensemble fait corps n’est pas seulement un objectif à atteindre, le seul objectif d’une politique urbaine digne de ce nom, c’est aussi déjà une réalité qui se cherche, une semence jetée en terre et qui pousse, pour faire allusion à une autre image évangélique (cfr Marc 4, 26-29).

Des promesses

C’est pourquoi, avant même d’énoncer quelques enjeux vitaux pour Bruxelles et quelques exigences de politique urbaine cohérente, je voudrais mettre en relief quelques lieux de « vivre ensemble » qui sont déjà autant de promesses.

La peur existe et l’indifférence aussi ; il arrive qu’on se fuie ou que l’on se côtoie sans se regarder. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Dans les lieux publics, sur les trottoirs du centre, dans les trams, les populations se mélangent et on ne se marche pas nécessairement sur les pieds. Une jeune femme, peut-être voilée, se lève pour céder sa place à un monsieur âgé, des mains se précipitent pour aider à hisser la poussette, des sourires s’échangent, des mercis… Il y a dans notre ville une convivialité spontanée qui se manifeste en tous ces petits gestes. C’est trop naturel, diront certains, qui préfèreront déplorer la trop fréquente absence de civilité. Mais n’est-ce pas l’émergence d’une bonne volonté fondamentale de vivre ensemble qu’il importe de reconnaître. En certains lieux, en certaines circonstances, cette convivialité se resserre encore et débouche sur un début de solidarité : je pense par exemple aux chambres communes, à deux, trois, quatre, des hôpitaux où peuvent se retrouver des personnes d’origines et de cultures très différentes. Ce n’est pas toujours facile mais c’est souvent très bienfaisant.

Avec ce dernier exemple, nous glissons vers les services publics, les services au public. De nouveau on pourrait se focaliser ici sur ce qui ne va pas, sur les dysfonctionnements administratifs, sur les complications institutionnelles, sur les inégalités de traitement… Je veux relever toutefois que cette grande ville complexe a des rouages qui tournent et mettent les gens en relations jour après jour. L’administration, les transports, la santé, l’enseignement, la police. Tant bien que mal, chaque citadin est bénéficiaire chaque jour et à chaque instant de toutes sortes de services sans lesquels il ne pourrait vivre et qui le lient à tous les autres. C’est le propre d’une ville de multiplier les liens et les interdépendances entre tous les habitants. Rappeler cette évidence n’enlève rien à la constatation faite plus haut des barrières et des clivages qui traversent notre ville et à la tentation bien réelle pour ses habitants de s’isoler dans leurs quartiers – qu’ils soient « beaux » ou « défavorisés ». Mais c’est affirmer la très élémentaire réalité que les sorts des uns et des autres sont liés fatalement, en tout cas par ce qu’on pourrait appeler le fonctionnement de la ville, de ses rouages. Je ne puis m’empêcher de penser aux vers de Péguy, à propos de Sainte Geneviève, patronne de Paris :

« Comme elle avait gardé les brebis à Nanterre,

On la mit à garder un bien autre troupeau,

La plus énorme horde où le loup et l’agneau

Aient jamais confondu leur commune misère ».

L’enchevêtrement des services, de tout ce qui est public et commun, est l’expression première, incontournable de cette communauté de sort qui lie les habitants d’une ville.

On franchit encore un  autre pas, plus spécifique, quand on constate l’existence à Bruxelles d’un réseau associatif particulièrement développé. Associations d’entraide, maisons de quartier, de femmes, de jeunes, sociétés sportives et culturelles, clubs de séniors, dans le pilier catholique et dans le pilier laïque, à l’intérieur de toutes les communautés ethniques ou les mêlant fraternellement, idéologiquement très marquées ou accueillantes à toutes les opinions, entre riches, entre pauvres, les initiatives sont multiples et infiniment diverses. Certaines s’enracinent dans un passé lointain, d’autres naissent et meurent chaque jour. Certaines se replient farouchement sur leur spécificité, voire s’opposent mutuellement dans des concurrences ou des inimitiés sectaires, d’autres sont au contraire ouvertes à toutes les collaborations. Globalement ce réseau dense humanise la ville et tisse des solidarités qui font tomber les barrières de la méfiance et de l’ignorance.

Ce « déjà là » de la ville unifiée se manifeste enfin, de façon ponctuelle, dans certaines circonstances. Ce fut le cas, il y a quelques mois, lors du meurtre de Joe à la gare centrale. Une foule bigarrée, unanime, lui rendit un hommage silencieux, qui exprimait à la fois la peine pour un événement absurde, la compassion pour ses proches, l’aspiration à une ville non seulement plus sûre mais plus juste et plus conviviale. C’est le cas aussi, plus banalement et plus joyeusement, d’un certain nombre de fêtes ou d’événements artistiques, dans les quartiers ou au niveau de toute la ville, comme Couleur Café ou le KunstenfestivaldesArts. Et surtout l’encore toute jeune Zinneke Parade qui a acquis un éclat et rassemblé une ferveur populaire qui touchent toutes les couches de la population. Quand on a vu défiler tous ces groupes qui, à qui mieux mieux, créaient de l’art à partir des déchets (puisque c’était le thème du cortège de cette année), on commence à croire que la diversité n’est pas un obstacle à l’unité et que, décidément, notre Bruxelles est en devenir, en espérance, en nécessité, « une ville où tout ensemble fait corps ».

Des objectifs.

C’est surtout une tâche. Nous avons vu que, non, ce n’est pas évident du tout, que, oui pourtant, c’est déjà une réalité et qu’on n’y échappe pas. Nous voudrions maintenant essayer de dégager quelques grands objectifs qui s’imposent à un engagement lucide et cohérent.

Il s’agirait tout d’abord de lutter contre les inégalités, contre tout ce qui ressemble à un développement séparé, tant social que communautaire. De favoriser ensuite par des moyens réalistes le respect mutuel, la civilité et la qualité des relations. De concevoir et de promouvoir un projet politique global sur Bruxelles, qui ait avant tout en vue le bien, la dignité, la prospérité de tous ses habitants, sans les sacrifier à toutes les fonctions de cette multi-capitale. De mettre enfin ensemble toutes les forces vives, les bonnes volontés citoyennes, non seulement par delà les clivages religieux et philosophiques mais à partir des convictions les plus vitales, pour créer une réelle solidarité urbaine.

Réduire les inégalités.

Nous avons commencé cet article en évoquant les inégalités multiples qui traversent la ville et marquent sa géographie. À l’évidence, l’inégalité économique et sociale est l’élément décisif. Il y a certes à Bruxelles des quartiers où des populations d’une origine donnée se concentrent, au risque de créer des ghettos. Pensons à la « petite Anatolie » de la chaussée de Haecht, aux quartiers marocains de la rue de Ribaucourt et de Molenbeek, voire au Matonge ixellois. La recherche légitime d’un milieu familier est certainement pour une part dans ce regroupement mais le facteur économique est sans doute déterminant. Les quartiers du « bas Bruxelles » (bas Saint-Gilles, bas Schaerbeek, etc.), proches des gares, ont vu successivement s’établir les Italiens, les Espagnols, les Grecs, les Marocains, les Turcs… Beaucoup d’entre eux, au fil du temps et de leur réussite sociale, se sont égaillés dans la ville. Et c’est dans les quartiers où ils étaient et restent nombreux, coexistant d’ailleurs avec un certain nombre de Bruxellois de longue date, que viennent s’établir aujourd’hui les nouveaux migrants, Africains en très grand nombre, Latinos, Polonais, Bulgares, Roms… Oui, il y a bien un clivage social qui coupe Bruxelles en deux et, malgré les nombreux trajets individuels « ascendants », risque globalement de s’aggraver.

Je voudrais épingler deux domaines où cette évolution se manifeste de façon cruciale : l’enseignement et l’emploi. Lors d’Assises du MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie), organisées le 25 mars 2006, un enseignant intervenant dans le débat soulignait le fossé qui se creuse entre les écoles des quartiers où habitent en majorité les populations d’origine immigrée et les autres. La tendance assez spontanée à envoyer dans ces écoles les enseignants issus de ces mêmes communautés risque d’accroître le fossé et de conduire à un véritable apartheid. À l’heure actuelle, il y a un véritable rush pour l’admission dans les écoles réputées « bonnes » ; il faut s’y prendre des années à l’avance. Et bien des pères et mères de famille d’origine étrangère ne sont pas les derniers à faire la file. On ne peut reprocher à des parents de chercher un bon enseignement pour leurs enfants. Mais l’enseignement devrait être bon partout ; et il ne faut certes pas ignorer les mérites de beaucoup d’enseignants en milieu populaire qui déploient des trésors de dévouement et de créativité et arrivent quelquefois à des résultats sensationnels. Il reste qu’à un niveau global, le problème existe et interpelle. Je le mets en évidence comme une des conséquences majeures du confinement géographique des populations moins favorisées.

Le problème de l’enseignement se répercute évidemment sur l’emploi. Et nous arrivons au paradoxe d’une ville riche, créatrice d’emploi, vers laquelle convergent chaque jour des milliers de navetteurs de tout le pays et qui compte 50.000 chômeurs[2]. La formation déficiente, le manque de qualification est une explication partielle. Mais il ne faut pas ignorer une discrimination sur base ethnique qui fait qu’à qualification égale, un jeune homme, une jeune femme dont le nom a une consonance étrangère et dont l’aspect est peu conforme, ont plus de difficulté que les autres à trouver un emploi. La discrimination dans l’accès à l’emploi n’est d’ailleurs pas la seule : il y a aussi l’accès au logement, l’accès aux lieux publics, les traitements « différenciés » de la police à l’égard de certaines personnes en raison de leur faciès… L’exclusion n’excuse pas mais explique pour une bonne part le repli identitaire qu’on doit bien constater quelquefois et déplorer de la part de certains groupes. En tout cas on ne peut espérer abattre les barrières entre les quartiers et les communautés si on ne travaille pas à réduire les inégalités. C’est un objectif difficile qui demande une mobilisation réaliste. On expérimente ici la résistance des pesanteurs économiques et sociales. Bruxelles a connu une évolution étonnante au niveau politique par l’accès d’une vaste partie de la population d’origine étrangère, en particulier marocaine et turque à la nationalité belge. On a pu parler d’exception bruxelloise pour le grand nombre d’élus d’origine étrangère au Parlement régional et dans les conseils communaux. Mais cela n’a encore que peu d’impact sur la promotion des quartiers et la réduction des inégalités.[3]

Humaniser les relations

Au moment où j’écris ces lignes, le Journal Télévisé de la RTBF se fait chaque soir l’écho des desiderata des habitants des communes bruxelloises en vue des élections d’octobre 2006. Les mots qui reviennent sans cesse sont la sécurité, la propreté, quelquefois l’honnêteté des édiles. Les partis en concurrence risquent de s’entredéchirer sur ces thèmes, sur lesquels prospère la surenchère permanente de l’extrême droite. Il faut certes les aborder avec lucidité et courage, sans nier les problèmes. Mais il faut le faire de façon large et englobante en envisageant toutes les dimensions des problèmes, et surtout de manière impartiale en traitant avec un égal respect toutes les composantes de la population, tous les partenaires de la vie sociale. De ce point de vue, la réaction des jeunes, après le meurtre de Joe, était remarquablement équilibrée, joignant à l’appel à la sécurité l’exigence de la justice.

C’est pourquoi j’ai donné pour titre à ce paragraphe « humaniser les relations ». Il est certes légitime de prendre des mesures pour sécuriser les rues ou les transports en commun : présence de la police ou de stewards, vidéos de surveillance, etc. Il est sans doute sage de prévoir des peines plus sévères pour les jeunes délinquants, même « petits », un suivi plus efficace surtout, une responsabilisation des parents. L’insistance sur la civilité dans la manière de se comporter en public ou le respect des bâtiments est importante. Mais il faut aussi, parallèlement, que les forces de l’ordre traitent avec dignité et respect les personnes à l’égard desquelles elles doivent intervenir, quelles que soient la couleur de leur peau, la consonance de leur nom, le quartier où elles habitent. Beaucoup de jeunes de milieu populaire ont sans doute à apprendre la civilité, mais c’est aussi le cas de policiers, d’employés de services publics, de commerçants, et même de pas mal de « monsieur et madame tout le monde » à qui il arrive de regarder ou de traiter avec mépris des personnes ou des groupes jugés trop différents.

J’ai à dessein évoqué plus haut ce qui se fait, ce qui se vit déjà, tant dans la convivialité spontanée que dans le fonctionnement correct des services et des institutions. Si, à partir de là, on essaie de formuler les objectifs d’une politique urbaine, après avoir réclamé plus de justice, moins de cloisons sociales (réduire les inégalités), il faut tout faire pour que tous soient égaux en devoirs comme en droits et dignité dans les rapports sociaux. Établir la règle du respect mutuel, dont ceux qui ont autorité ont la première responsabilité. La peur du gendarme, ou mieux le respect confiant pour l’agent de quartier, oui. Mais aussi, et même d’abord, la correction du policier vis-à-vis de ceux qu’il interpelle ou qui s’adressent à lui et la relation humaine qui peut s’établir quand on se fréquente régulièrement. On pourrait dire la même chose de toutes les relations inégales dont la vie sociale est faite : du guichetier d’une administration à l’usager, de l’enseignant à l’étudiant, du médecin ou du soignant au malade… Mais souvent la relation s’inverse : le bénéficiaire du service tient la position dominante, le client est roi, voire despote… Alors j’appelle le petit à la révolte, je veux qu’il fasse reconnaître sa dignité ; j’appelle le plus grand à la conversion, à l’élémentaire politesse. L’égale dignité des personnes peut, doit devenir un principe concret, immédiat de gouvernement. Cela suppose, de la part de tous et à l’égard de tous, une attitude élémentaire de respect qu’on peut appeler civilité ou urbanité, condition première de la vie en commun, constitutive de la ville.

Encore une fois, ce terrain-là n’est pas une pure friche. C’est déjà pour une large et admirable part vécu. Mais il faut sans cesse y revenir. Cela signifie qu’il y a des choses à bannir comme les passe-droits, les privilèges accordés à des puissants, les abus de pouvoir et les attitudes méprisantes, de personnes à personnes comme de groupes à groupes. Cela exclut le racisme ordinaire, les procédés brutaux, les négligences administratives. Et, symétriquement les attitudes serviles, l’écrasement devant le plus fort. Dans le prolongement de la lutte contre les inégalités, il s’agit de chercher l’égalité devant les services, dans les relations, dans la vie de tous les jours, l’égalité sous la forme d’un respect égal pour tous et les uns envers les autres. C’est l’humanisation ou, pourrait-on dire l’urbanisation de la vie en commun.

Rendre la ville à ses habitants

Nous abordons ici des questions plus directement politiques. Bruxelles est une région bilingue dans l’équilibre aussi fragile que savant de la Belgique fédérale. Bruxelles est une ville qui exerce de multiples fonctions nationales et internationales. Bruxelles, c’est aussi 19 communes, ayant chacune son administration et ses caractères propres. Cela constitue beaucoup de tensions, beaucoup d’intérêts contradictoires dont les affrontements risquent de faire oublier les premiers intéressés, les habitants, tous les habitants de Bruxelles. Sans entrer dans tous les détails de ces affrontements, nous voudrions en évoquer quelques-uns et plaider pour qu’en aucune manière les Bruxellois ne soient sacrifiés à des objectifs qui ne les concernent pas.

Bruxelles, plus précisément la région bilingue de Bruxelles-capitale, est une région de plein droit, dans l’édifice fédéral très particulier de la Belgique. N’oublions pas que le statut de Bruxelles fut, dans l’élaboration laborieuse de la Belgique fédérale, la dernière pièce à être mise en place. Ses limites sont fixées par la Constitution et on ne voit pas bien comment elles pourraient être modifiées sans un séisme communautaire. La ville, la « conurbation », comme disent les géographes, continue à se développer, de plus en plus de gens qui travaillent à Bruxelles et appartiennent culturellement à la ville habitent en dehors de ses limites officielles ; des études démographiques ont démontré que cet exode touchait surtout les familles de revenus moyens qui constituent normalement un élément d’équilibre dans une ville. Cette sorte de divorce entre la ville réelle et la ville officielle a des conséquences économiques et sociales : Bruxelles ne profite pas des richesses qu’elle crée, puisque les navetteurs, même très proches (de la périphérie) paient leurs impôts là où ils habitent. À défaut de pouvoir rien changer aux limites de la région, il faudrait au moins apporter des correctifs à cette fuite des ressources. C’est un premier aspect.

Comme troisième région, très particulière, Bruxelles est aussi un enjeu de luttes de pouvoir. Dans les tensions centrifuges qui risquent de faire éclater la Belgique, Bruxelles est, selon le point de vue que l’on professe, le dernier lien qui tient les choses ensemble ou le dernier os qui empêche une séparation dans la sérénité. Certains Flamands n’hésitent pas à revendiquer le rattachement pur et simple de Bruxelles à la Flandre, tout en promettant un régime de facilités linguistiques aux 80 % de francophones. À l’inverse, certains partis francophones prônent un front francophone Wallonie Bruxelles en oubliant qu’il y a aussi des Flamands à Bruxelles. Tout en tenant compte des légitimes solidarités de part et d’autre, il nous semble qu’une politique pour Bruxelles devrait d’abord « penser Bruxelles » et se fixer des objectifs et des méthodes qui favorisent le bien être, la sécurité d’existence et la qualité des relations humaines dans tous les quartiers de la ville et pour tous les habitants.

Bruxelles est aussi le siège principal des Institutions européennes, ainsi que de l’OTAN. Cette circonstance a certes influencé favorablement le développement de la ville et lui donne une notoriété unique. Mais il ne faut pas sous-estimer les charges, voire les menaces que cet état de fait entraîne pour Bruxelles. La présence d’une population relativement nombreuse, de profil socio-économique élevé et par ailleurs peu impliquée, outre la pression à la hausse sur le marché immobilier, tend à élargir le fossé entre les communes et les quartiers. Mais surtout ce statut international de Bruxelles risque d’accentuer un processus d’instrumentalisation de la ville à ses fonctions, au détriment de sa vie propre. La tension entre les intérêts différents se fait sentir dans toutes sortes de problèmes concrets.

Bruxelles enfin, ce sont 19 communes, encore dotées de compétences nombreuses et d’un pouvoir de fait important. Certains voient dans cette dispersion une source de faiblesse. Mais un bourgmestre unique d’une ville d’un million d’habitants aurait-il nécessairement plus de poids que l’actuel président de la Région ? Reste que la situation actuelle est compliquée, que la multiplication des niveaux de pouvoir entraîne souvent une paralysie de la décision, qu’une meilleure répartition des tâches, dans un esprit de subsidiarité est absolument nécessaire… Outre cette collaboration et cette subsidiarité entre les différents niveaux de pouvoir, se pose avec urgence la question de la solidarité entre les communes, dont les ressources, reflétant les contrastes économiques et sociaux entre les diverses parties de la ville, sont tout à fait déséquilibrées.

L’existence même de la Région de Bruxelles-Capitale, avec ses institutions politiques, fruit d’un savant compromis « à la belge », est un événement positif. L’enjeu est de trouver un équilibre entre ses diverses fonctions et la vie économique, sociale, culturelle de ses habitants. Ou bien Bruxelles devient un simple lieu de passage, de travail et d’échanges, absorbé par ses diverses fonctions et où les habitants subsistent tant bien que mal, pour ainsi dire dans les coulisses de ce décor. Ou bien c’est un lieu habité, une région consistante où il est possible de vivre, et même où il fait bon vivre (pour tous), malgré les servitudes entraînées par ses fonctions nationales et internationales et même en partie grâce aux ressources que ces fonctions lui procurent. C’est la responsabilité des politiques, à tous les niveaux de pouvoir, mais aussi de tous les citoyens de relever, lucidement et courageusement, ce défi.

Une ville où tous ensemble font corps…

Sous-jacente ou entremêlée aux inégalités sociales, aux clivages géographiques, à la diversité culturelle, aux options politiques qui traversent les Bruxellois, il y a la multiplicité de leurs croyances ou de leurs philosophies. Nous touchons ici au plus profond du sens que l’on donne ou que l’on reconnaît à sa vie, de ce qui peut singulariser et diviser le plus mais aussi du niveau où les personnes peuvent se rencontrer vraiment et nouer un vivre ensemble C’est à ce niveau-là qu’en cette Toussaint 2006 les chrétiens de Bruxelles sont invités à se retrouver mais aussi à s’ouvrir et à trouver les autres, tous les autres.

Le touriste qui débarque à Bruxelles ne peut pas ne pas être frappé par le grand nombre des églises, pratiquement toutes catholiques. La Contre-Réforme du XVIe siècle a fait des Pays-Bas espagnols de l’époque un pays catholique. C’est par rapport et en opposition à cette hégémonie que s’est développé l’esprit laïc, revendication du libre examen et des droits démocratiques. Dans la Belgique indépendante, quand l’unionisme des premiers temps s’est effrité et que l’opposition entre cléricaux et anticléricaux, entre catholiques et libéraux s’est exacerbée, la ville de Bruxelles a été à l’avant-garde de l’action laïque, à plusieurs reprises en conflit ouvert avec la majorité qui gouvernait le pays. C’est à Bruxelles que s’est établie l’Université libre, dont l’influence sur les esprits a été et est toujours très importante. Même si la pilarisation de la société belge est aujourd’hui moins tranchée, elle reste réelle et se fait sentir parfois par les biais les plus imprévus.

Sur ce clivage ancestral, sont venues se greffer les communautés immigrées, singulièrement les musulmans. Globalement plus « pratiquants » que les catholiques, plus singularisés dans leur mode de vie, concentrés pour une bonne part dans quelques quartiers, ils sont incontestablement une composante nouvelle de la ville, qui apporte une richesse et pose des questions. On ne peut sous-estimer par ailleurs, à côté d’une présence protestante ancienne mais très minoritaire, l’arrivée tout récente d’une multitude d’églises nouvelles d’obédiences africaine ou sud-américaine, répandues dans les nouvelles immigrations.

D’après l’enquête européenne sur les valeurs de 1990-1991, 49 % des Bruxellois se considéraient comme catholiques, 44 % sans religion et 7 % appartenaient à d’autres religions. La brochure 1000 ans des Bruxellois et de leurs croyances, publiée en 2000, tranche, de manière peut-être un peu cavalière mais pas si fausse : « La région de Bruxelles-capitale compte 10 % de catholiques pratiquants et presque autant de musulmans. À côté de cela, il y a encore 2 % de juifs et quelques % de protestants. On peut donc se poser la question de savoir quelles sont les croyances des 70 % restants »[4]. La vérité est que nous nous trouvons à Bruxelles dans une infinie variété de croyances et de manières de croire, d’adhésions religieuses fortes et de presque complète indifférence, de positions tranchées et d’attitudes œcuméniques. Alors est-il possible que « tous ensemble fassent corps » ?

La première condition est le respect mutuel. Il est dû aux personnes, plus qu’aux religions ou aux convictions comme telles, dont aucune ne peut être considérée comme soustraite à la saine critique. On peut crier : « À bas la calotte », on peut condamner fermement telle pratique que certains croient devoir déduire du Coran, on peut combattre fermement l’athéisme. Mais l’athée, le musulman, le catholique convaincu doivent être respectés dans leur sincérité. Et ce respect se traduit dans le champ public par ce qu’affirme l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ». Comme à l’exercice de tous les autres droits proclamés par la Déclaration, les seules limitations qui peuvent être apportées à la liberté de manifester sa conviction sont celles qui sont « établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique » (article 29). La gestion publique de la diversité des convictions dans une ville aussi cosmopolite et en évolution constante que Bruxelles peut poser des problèmes difficiles mais le principe de base est incontestable.

C’est sur base de ce respect mutuel que peuvent se nouer des dialogues. Les initiatives ne manquent pas qui essaient de faire se rencontrer chrétiens et laïcs, chrétiens de diverses confessions, chrétiens, ou laïcs, ou juifs et musulmans… Le dialogue interreligieux s’élargit en dialogue interconvictionnel. Il convient de mettre en relief les journées de rencontres ou les parcours pluralistes organisés par diverses associations avec l’appui de l’échevinat des cultes de la ville de Bruxelles. Ce face à face amical n’est pas toujours facile, parce que les langages sont différents, parce que l’échange directement religieux ou philosophique risque, soit de durcir chacun sur ses positions, soit de se diluer dans un syncrétisme flou. Il est souvent plus bénéfique de se rencontrer sur des bases plus universelles, plus simplement humaines, pour améliorer la vie, pour mettre plus de justice et de fraternité dans la société.

Nous touchons là l’essentiel. Les religions, les convictions sont des manières particulières de donner ou trouver le sens de la vie ; elles ne sont jamais indemnes de la tentation d’ériger en absolu leur particularité. Mais leur raison d’être est l’universel, le bien de la personne, le bien de l’humanité. Le christianisme ne fait pas exception, bien au contraire. « L’Église est là pour la société des humains, pour l’espérance du monde… les communautés chrétiennes sont –  avec d’autres – au service d’une croissance en humanité… » Ainsi s’exprimait en 1999, le Pari pour l’espérance de la pastorale francophone de Bruxelles. Dépassant les peurs, les préjugés, les méfiances, c’est en puisant leurs forces dans leur conviction, leur foi la plus personnelle que toutes les femmes et tous les hommes, Bruxelloises et Bruxellois de bonne volonté peuvent aujourd’hui se mettre à l’œuvre ensemble, patiemment, démocratiquement pour construire, jour après jour, la ville comme lieu de rencontre, de dignité et de bonheur, « une ville où tout ensemble fait corps ».

Notes :

  • [1]  René SCHOONBRODT, « Contre la peur, contre la violence, la ville et la cité »dans Signes des temps, janvier-février-mars 2006, p 12-16.

    [2] Voir l’article de Felipe Van Keirsbilck : « Bruxelles post-industrielle ? Place du travail dans une ville riche de 50 000 chômeurs » in « Dossier spécial : au cœur de la ville, chrétiens solidaires », Evangile et justice, n°78, sept. 2006, pp.16-18.

    [3] Pour la connaissance de Bruxelles, on pourra se référer aux sept dossiers ‘Connaître Bruxelles, hier, aujourd’hui, demain’ publiés par le Centre Avec, dans la valise pédagogique Connaître sa ville, Centre Avec – Interfaces, Bruxelles – Namur, 2002. En particulier les dossiers 4 (Situation sociale) et 5 (Jeunesse).

    [4] 1000 ans des Bruxellois et de leurs croyances, coll. Où est le temps n°16, p. 388.