Le 11 juin 2024

Véronique Perriot : La gratuité, une voie pour construire une autre société

« En général, ma pratique précède ma pensée » : c’est ainsi que Véronique Perriot présente sa manière de procéder. Et sa pratique l’a très tôt menée à considérer qu’on peut contourner les cadres qu’a priori on pense incontournables. À l’école de ses parents – inspirés par le livre Société sans école d’Ivan Illich – elle expérimente qu’on peut se passer du cadre habituel de l’école. Aujourd’hui, c’est à partir d’expériences concrètes qu’elle développe ses réflexions sur la gratuité – une pratique à même de renouveler notre manière d’être au monde. Réflexions qui bousculent et nous aident à penser hors du cadre…

Véronique Perriot - crédit : Cathobel (VD)
Véronique Perriot – crédit : Cathobel (VD)

Comment en êtes-vous arrivée à développer votre pensée sur la gratuité ?

L’idée de gratuité me vient d’Ivan Illich. Mes parents, en particulier mon père, avaient beaucoup lu Illich. On peut dire que je suis tombée dedans très jeune. La pensée d’Ivan Illich a eu une influence très importante sur ma vie, même si je l’ai moi-même lu très tardivement. Mais j’avais déjà développé toute une pensée à partir de lui, une techno-méfiance ou un questionnement sur la centralité du travail rémunérateur par rapport au travail fantôme (c’est-à-dire tout le travail qui a trait à la subsistance et à la régénération de la vie et qui est invisibilisé). À cette époque, j’ai lu La corruption du meilleur engendre le pire, qui est son dernier livre. J’avais vu passer ses chapitres sur la gratuité, sur l’amitié, mais c’est en les relisant des années plus tard que j’ai réalisé qu’ils avaient orienté mon action.

J’ai commencé à mettre en place des cercles de gratuité presque à mon insu. L’air de rien, je me suis retrouvée à développer ces espaces en voulant me défaire de certaines de mes affaires. Ce faisant, j’ai ouvert une espèce de boîte magique où, croyant simplement trouver un moyen de me débarrasser d’objets pour libérer de l’espace, j’ai découvert le monde de la gratuité. Ce monde s’est ouvert à moi et je l’ai observé à la façon d’une entomologiste qui découvre un insecte qu’il n’a jamais vu auparavant. Je n’attendais rien de ça si ce n’est de faire de la place. Et puis, j’ai découvert qu’il y avait toute une façon de repenser l’économie, la relation à l’autre, le lien d’appartenance et la fabrication d’un commun avec d’autres, la joie, le plaisir, le désir, l’élan… On peut même en arriver à repenser la métaphysique, l’ontologie : qu’est-ce que c’est qu’être au monde aujourd’hui ?

Ce sont donc des expériences concrètes qui vous ont conduite à développer cette pensée, plus que la lecture d’idées sur la gratuité qui vous aurait conduite à développer des initiatives de gratuité ?

Oui, tout à fait. Je me rends compte que je fonctionne à rebours de la plupart des gens qui développent une idée puis la mettent en pratique. Très souvent, je me retrouve à pratiquer quelque chose que je n’ai pas pensé et cette pratique m’amène à me poser des questions, à lire, à chercher des penseurs qui travaillent sur le sujet. La pratique est une espèce de garde-fou du réel. Ce n’est pas une pensée abstraite, hors-sol, que je développe. Le retour à l’observation du terrain permet de vérifier si la pensée est opératoire ou si elle est purement spéculative.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est un cercle de gratuité ?

C’est un moment où les gens viennent pour donner ce qui ne leur sert plus, des objets propres et en état d’usage, et prendre ce dont ils ont envie parmi ce que les autres ont donné. On ne fait guère plus simple : ça prend deux heures et on a juste besoin de quelques tables. On dispose par catégorie commune les objets, les livres, les vêtements, etc. Et puis à la fin, tout ce qui n’a pas été repris va à une recyclerie ou est gardé pour la prochaine fois si on dispose d’un espace de stockage. J’en organise depuis huit ans et ça se dissémine autour des endroits où je suis passée. Je découvre qu’il y a une multitude d’autres initiatives similaires dans plein d’endroits. Il y a une diversité de noms : en Belgique vous les appelez donneries. Il y a aussi des gratiférias, des zones de gratuité

Ces cercles de gratuité sont des moments pour éprouver, au sens de goûter, la saveur de la gratuité, c’est-à-dire l’acte qu’on accomplit sans attente de contrepartie, qui pour moi, est fondateur de notre participation au monde. En participant à un cercle de gratuité, on retrouve ce goût de faire les choses sans rien attendre en retour, sans calculer ou évaluer ce qu’on fait, juste parce qu’on a la joie d’être vivant et de participer.

Comment décririez-vous ce goût ?

C’est un goût spirituel. De la joie essentiellement. De la gratitude – gratuité et gratitude : c’est la même racine – pour ce qu’on est capable de faire ensemble quand chacun donne sans se sacrifier et sans que cela ne lui coûte, juste parce qu’on a l’élan de partager. Quand on est quelques-uns, voire très nombreux à faire ça, une magie s’opère : sentir cette richesse qui émerge de toutes ces contributions qui ne sont rien, chacune en tant que telle, et qui, au final, produisent beaucoup d’effets. Ce sont toutes ces émotions qui nous font sentir que nous appartenons au monde. Dans la gratuité, il y a vraiment ce sentiment d’appartenance, de faire partie, de créer du commun.

Et si vous deviez dire ce que la gratuité n’est pas ?

La gratuité n’est pas un rapport instrumental à autrui. Pour Illich, l’ère de l’instrumentalité, qui a commencé autour du 11ᵉ-12ᵉ siècle et qu’il considère comme finie à l’heure de sa mort (en 2002), fera place à l’ère de la gratuité. L’actualité a l’air de déjouer complètement sa prophétie, et pourtant, je sens qu’il a capté quelque chose de très juste : la gratuité est le contre-feu à notre civilisation en voie d’extinction qui est une civilisation de l’instrumentalité où on utilise tout à des fins de profit personnel. Rien, effectivement, n’est apparemment gratuit : on agit pour obtenir un résultat, pour obtenir quelque chose de quelqu’un, de la gloire, de l’argent, du pouvoir. On n’agit pas simplement pour le plaisir de contribuer au commun. L’inverse de la gratuité, c’est l’instrumentalité.

L’inverse de la gratuité n’est donc pas nécessairement le payant ?

Non, la gratuité ce n’est pas forcément l’absence d’argent, même si ça l’est souvent. Dans la gratuité, il n’y a pas de transfert réciproque. On donne à un commun et le commun va proposer des choses qu’on ne peut absolument pas anticiper. Le fait qu’il n’y ait pas d’argent n’est pas forcément synonyme de gratuité. C’est un leurre très courant :  on croit qu’un monde gratuit est un monde sans argent. Mais un monde sans argent peut être un monde de troc, de domination, d’exploitation, de pouvoir. On peut instrumentaliser les gens, même sans argent.

Prenons l’exemple des transports publics gratuits, comme au Grand-Duché de Luxembourg. Est-on dans la gratuité dans ce cas-là ?

Non, là c’est du « gratis » ou du « gratos ». Il y a deux mots, avec des étymologies différentes. Il y a gratus en latin, qui signifie « à son gré » : c’est ce qu’on fait de son plein gré, sans raison autre que celle d’accomplir un acte qui me semble bon et juste, dit Ivan Illich. Et il y a gratia qui vient de grâce : c’est l’octroi d’une grâce, ce mot qui a donné « gratis » ou « gratos ». Quand on parle des services publics gratuits, c’est une exonération d’un coût, qui correspond à l’octroi d’une grâce. On n’est pas du tout dans le gratuit. Ce n’est plus l’usager qui supporte le coût, mais ce sont les habitants via leurs impôts. Il y a plein d’autres façons de supporter le coût ou de le détourner, mais on n’est pas dans la gratuité. Ceci dit, même si ce n’est pas de la gratuité, je suis tout à fait pour les transports en commun gratis.

Est-ce que la gratuité peut créer une nouvelle manière de faire société ?

Je le crois. Dans mon analyse des effets de la gratuité, j’essaie de comprendre comment on en est arrivé à une impasse civilisationnelle, où à force de prédation et d’exploitation, on en arrive à une extinction des ressources, et à s’entre-dévorer mutuellement. Ce qui pourrait renverser cette dynamique, c’est de ne plus chercher de profit, qu’il soit financier ou de pouvoir. Si on retire le profit, on retire le système d’exploitation puisqu’il n’existe que pour le profit. Et retirer le profit, c’est une société de la gratuité.

La crise n’est pas seulement écologique, économique ou politique, elle est aussi ontologique : il est nécessaire de se repenser au sein du vivant. Ce rapport de gratuité, on doit aussi l’avoir avec le monde non-humain. C’est le rapport à l’animal, c’est le rapport à la terre. Ce ne sont pas des instruments à notre profit, ce sont des êtres (ou des inertes) qui ont le droit d’être au monde comme nous et à qui nous devons des égards.

Quel est le ressort interne de la gratuité, si ce n’est pas le profit ?

La gratuité se suffit à elle-même. Par contre, elle n’est pas en tant que telle une destination : elle est un moyen, une embarcation. La gratuité nous permet de composer un monde amical plutôt qu’un monde où on est constamment en train d’essayer de dévorer ou d’éviter d’être dévoré par l’autre. Je considère l’amitié comme moyen de faire société ensemble et comme outil de gouvernance – aussi comme éthique relationnelle pour une société conviviale au sens d’Ivan Illich. La convivialité, c’est le fait de s’asseoir entre amis à une table commune. On peut élargir cette image à tous les habitants de la terre.

Comment mettre en œuvre, concrètement, la gratuité, en vue de dessiner un nouvel horizon économique ?

Je me suis inspirée d’Ivan Illich, qui ne pensait pas en termes de stratégie ou de plan quinquennal, mais en termes d’outils. Pour lui, il est important d’outiller les humains pour qu’ils se donnent à eux-mêmes les structures dont ils ont besoin. Et les besoins des êtres humains sont toujours situés. La gratuité invite donc à développer des outils. Pour ma part, je propose un revenu universel en monnaies locales. J’appelle cela une « dotation d’autonomie locale » qui permettrait que les gens, assurés de leur sécurité, puissent développer de façon gratuite des activités contributives de nature à pouvoir à la fois nourrir les humains, favoriser la régénération de la vie et prendre soin de la planète. Dans une phase de transition pour revenir à une société de la gratuité, c’est un outil qui serait facilement opératoire.

Un autre outil serait de retrouver la dimension vernaculaire de l’économie, c’est-à-dire faire à partir de nos ressources propres, sans aller chercher au loin sur le marché des choses qu’on peut très bien fabriquer ou réparer nous-mêmes.

Un autre outil serait une réforme du droit de propriété. Aujourd’hui, des trois attributs de ce droit, c’est l’abusus, c’est-à-dire le droit de céder ou détruire son bien, qui domine. Il s’agirait de restaurer l’usus : est propriétaire d’un bien celui qui en fait bon usage, qui en use et en prend soin. Il y a là tout un champ juridique à explorer.

Enfin, la gratuité peut aussi trouver une application politique : il s’agirait de sortir du rapport de compétition pour rentrer dans un rapport de libre contribution au commun. Et donc favoriser des cercles de gouvernance (de type sociocratie) où les décisions se prennent par consentement plutôt qu’à la majorité. L’élection relève du mode compétitif et n’est pas de nature à fabriquer du commun ensemble.

Dans la dernière version de votre livre sur la gratuité, vous ajoutez le domaine de l’alimentation. Pourquoi ?

C’est vrai qu’on ne peut pas mettre en place la gratuité dans tous les autres champs de la vie sans la mettre en place aussi dans notre assiette. La gratuité suppose d’avoir une alimentation qui n’instrumentalise pas d’autres êtres vivants, que ce soient des animaux ou des végétaux. Quand des arbres sont torturés pour donner exactement les fruits qu’on veut, calibrés comme on le souhaite, on n’est pas dans la gratuité, la coopération ou le soin mutuel. Tuer un animal pour s’en nourrir alors qu’on n’en a pas besoin, c’est la même chose. Je ne dirais pas la même chose si on vivait en Arctique sans avoir d’autres moyens de se nourrir que de chasser, par exemple. En Occident, nous n’avons pas la nécessité de tuer, on le fait pour assouvir notre plaisir au détriment de la vie d’un être qu’on utilise à cette fin.

Quel rôle pourrait jouer l’Église ? Les chrétiens auraient-ils une contribution spécifique à apporter à une société de la gratuité ?

L’Église institutionnelle, comme avant elle l’empire romain et par la suite les États qui se sont construits sur le même modèle, a été une des formes du patriarcat que j’entends comme le rapport de domination d’un père. Le pater familias, c’est celui qui possède les femmes, mais aussi les enfants, les esclaves, la terre, le bétail, etc.  Mais j’ai envie de distinguer cette Église-là des chrétiens aujourd’hui, chez qui je sens une affinité particulière avec la gratuité, parce que la charité et l’amour du prochain résonnent naturellement avec la gratuité, qui en est la condition.

Depuis longtemps, je rêve que les églises, qui sont des espaces qui servent finalement assez peu, soient des espaces de gratuité permanents, avec un espace d’accueil inconditionnel, où les gens peuvent prendre et donner ce dont ils ont besoin. J’ai même commencé à écrire une petite histoire pour enfants dans laquelle le Pape décide de dédier dans toutes les églises une aile à un cercle de gratuité permanent !

L’Église peut aussi, en vue de participer à une société de la gratuité, mettre à disposition les bâtis sans usage (et autres fonciers disponibles) et les forces vives de la paroisse pour créer rapidement et localement (à l’échelle d’un village ou d’un quartier) des « tiers-lieux ressources », qui seraient comme une multitude « d’arches de Noé » pour regrouper outils, semences, réserves alimentaires (céréales et légumineuses, assurant un repas par jour pendant six mois à la population, via une cantine populaire), où il pourrait y avoir par exemple des ateliers bois, mécanique, couture, électro, etc., une cuisine et des ateliers de transformation (séchoir, pressoir, conserverie, brasserie, distillerie), un dispensaire de premier secours, un espace de convivialité abrité des extrêmes climatiques pour servir de refuge aux personnes fragiles, une flotte de véhicules partagés, etc. reposant intégralement sur l’entraide, la mutualisation et la mise à disposition gratuite de temps et de compétences, afin d’outiller les territoires pour qu’ils puissent générer leur subsistance en cas de rupture des systèmes d’approvisionnement ou d’effondrement des institutions étatiques.

De manière plus large, la spiritualité a-t-elle un rôle à jouer dans la mise en œuvre de la gratuité ?

La pratique de la gratuité est une voie vers une ouverture spirituelle. Dans les cercles de gratuité, les gens éprouvent des sentiments qu’ils n’ont plus l’habitude d’éprouver : la joie, la gratitude, la conscience de former un tout avec les autres et que chacun est nécessaire. Clairement, les personnes qui ont une ouverture spirituelle comprennent très vite la gratuité. Et celles qui se mettent à pratiquer la gratuité au départ pour des raisons matérielles sont ramenées à une dimension spirituelle, qui n’est pas forcément présente au départ, mais qui trouve alors à se déployer. Dans la vie, on n’a pas tous et toutes les mêmes portes d’entrée.

Quel est le ressort de votre action aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous anime de l’intérieur ?

Le principe d’ahimsâ. C’est un principe jaïn, traduit en français par non-violence, qui a été mis en œuvre par Gandhi, mais qui va plus loin que la non-violence. En réalité, c’est le soutien à la vie. Si j’ai une boussole, elle est vraiment à cet endroit-là : c’est choisir de soutenir, cultiver, jardiner, célébrer la vie et le vivant.

Une présentation des cercles de gratuité (y compris fiche technique de mise en place) est disponible sur le site www.gratweet.org.

Gratuité est disponible en commande dans toutes les librairies physiques ou en ligne, ainsi que sur le site de l’éditeur à https://edition-dandelion.fr/essais/. Les livres de Véronique Perriot sont aussi disponibles à la lecture sur le site www.collectiflouvrage.wordpress.com.