Vers un monde de fraternité et d’amitié sociale
Uniquement destinée aux hommes ? Le titre pourrait le laisser penser. “Fratelli tutti” (“tous frères” en français) est une expression directe de Saint François d’Assise. Mais la dernière encyclique du Pape s’adresse évidemment aux femmes comme aux hommes. Elle nous invite à vivre en frères et soeurs, à élargir les horizons de notre fraternité, à aimer l’autre même lorsqu’il est éloigné. Le propos est aussi politique. Le Pape ne masque rien des duretés de notre temps. Ses propositions, très concrètes, en appellent à un nouveau paradigme : ouverture de couloirs humanitaires, reconnaissance de la vérité historique, rejet de la guerre et des armes nucléaires… Cinq ans après Laudato si’, le pape François nous rappelle que tout est lié ; il nous invite aussi à considérer que nous sommes tous liés.
Nous vivons non seulement une époque de changements mais aussi un changement d´époque. Les évolutions technologiques, économiques, climatiques et démographiques n’ont jamais été aussi rapides et globales. D´un côté, il y a des innovations qui offrent beaucoup d´opportunités, mais de l´autre, l´avenir de la planète et de la civilisation humaine est mis en danger par les effets du changement climatique et de la perte de la biodiversité. Il est évident que les défis globaux demandent des solutions globales. La pandémie de la Covid-19 en est une illustration : le virus se répand de façon illimitée et ne peut être contrôlé que par une concertation internationale. En même temps, le système multilatéral se trouve dans une crise profonde.
Parmi les rares voix qui sont écoutées globalement figure celle du pape François. Il y a cinq ans, son encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de notre maison commune a nourri le débat écologique avec son appel à une écologie intégrale. Le dimanche 4 octobre 2020, le Pape a publié Fratelli tutti,sa nouvelle encyclique sur la fraternité et l´amitié sociale, attendue depuis longtemps[1]. Le titre estune citation littérale de Saint François d’Assise qui s’adressait à ses frères et sœurset leur proposait un mode de vie marqué par le goût de l’Évangile. C’est un appel à aimer les autres comme des frères et des sœurs, même quand ils sont loin de nous ; c’est un appel à ouvrir la fraternité, à reconnaître et à aimer chaque personne dans un amour sans limites ; c’est un appel à rencontrer les autres d’une manière capable de combler toute distance et toute tentation de s’engager dans des disputes, des impositions et des soumissions. C’est une invitation, dans la continuité de Laudato si’, à contribuer à une nouvelle civilisation d’amour, de justice, de solidarité et de soin de notre maison commune.
Au moment où le Pape écrivait cette encyclique, la pandémie de la Covid-19 a éclaté. Ce serait nier la réalité si la seule leçon qu’on tirait de ce fait était la nécessité de faire mieux ce que nous faisons déjà. La souffrance, l’incertitude et la peur suscitées par la pandémie rendent urgente la nécessité de repenser « nos styles de vie, nos relations, l’organisation de nos sociétés et, par-dessus tout, le sens de la vie ». La pandémie a rendu évident que tout est connecté : « personne ne se sauve tout seul, il n’est possible de se sauver qu’ensemble » (32). C´est un leitmotiv de Fratelli tutti.
Ombres et lumières
Le premier chapitre de l’encyclique décrit les ombres d´un monde fermé. Celles-ci s’étendent à toutes les parties du monde, empêchant le développement d’une fraternité universelle ; ce sont les situations qui laissent beaucoup de monde blessés au bord de la route, abandonnés et rejetés. Ces ombres plongent l’humanité dans la confusion, l’isolement, et la désolation. Malgré ces ombres denses, il faut aussi mentionner nombre de chemins d’espoir : Dieu continue de répandre des semences de bien dans l’humanité (54).
Dans le deuxième chapitre, le pape propose une catéchèse de la parabole du Bon Samaritain qui apparaît comme un rayon de lumière dans l’obscurité. Quand nous rencontrons un étranger blessé sur notre route, nous pouvons adopter deux attitudes : passer outre ou nous arrêter pour l’aider. Le type de personne que nous sommes et le type de groupe politique, social ou religieux auquel nous appartenons se définissent par le fait que nous incluons ou que nous excluons l’étranger blessé. L’inclusion ou l’exclusion de l’homme blessé au bord de la route définit aussi tous les projets économiques, politiques, sociaux et religieux (69).
Dieu est amour universel et, dans la mesure où nous partageons cet amour, nous sommes appelés à la fraternité universelle, qui est ouverture à tous. Il n’y a pas « les autres », il n’y a pas « eux » ; il y a seulement « nous ». Nous voulons, avec Dieu et en Dieu, un monde ouvert(chapitre 3), un monde sans murs, sans frontières, sans personnes rejetées, sans étrangers. Pour réaliser ce monde, nous devons avoir un cœur ouvert(chapitre 4). Les déclarations sur la migration en tant que source d’enrichissement culturel méritent tout particulièrement d’être lues. Ici, le Pape n´hésite pas à faire des propositions très concrètes : simplifier l’octroi des visas, adopter des parrainages, ouvrir des couloirs humanitaires, offrir un logement, garantir la sécurité et l’accès aux services essentiels, ainsi qu’une assistance consulaire (130). Nous avons besoin de faire l’expérience de l’amitié sociale, de chercher ce qui est moralement bon et de pratiquer une éthique sociale parce que nous savons que nous faisons partie d’une fraternité universelle. Nous sommes appelés à la solidarité, à la rencontre et à la gratuité.
Une meilleure politique
Ce n´est pas par hasard que cette encyclique ait été publiée peu de semaines avant les élections aux États-Unis. C´est dans ce contexte qu´on peut lire une critique très dure : « De ce fait, la politique n’est plus une discussion saine sur des projets à long terme pour le développement de tous et du bien commun, mais uniquement des recettes de marketing visant des résultats immédiats qui trouvent dans la destruction de l’autre le moyen le plus efficace. Dans ce jeu mesquin de disqualifications, le débat est détourné pour créer une situation permanente de controverse et d’opposition » (15). Mais dans une visée autocritique, le Pape reconnaît aussi que certains fanatismes destructeurs sont également le fait de personnes religieuses et même de milieux catholiques (46).
Pour créer un monde ouvert avec un cœur ouvert, il est nécessaire de s’engager en politique, et une meilleure forme de politique (chapitre 5) est essentielle. Une politique pour le bien commun et universel. Une politique qui soit « populaire » parce qu’elle est pour et avec le peuple. Une politique teintée de charité sociale, qui cherche la dignité humaine. La politique d’hommes et de femmes qui pratiquent l’amour politique en intégrant l’économie et la construction sociale et culturelle dans un projet humain consistant et vivifiant. Une telle politique valorise les mouvements populaires dans une participation sociale qui anime les structures de gouvernement avec le torrent d’énergie qui naît de l’implication des exclus dans la construction d’un avenir commun. Il faut dépasser cette idée de politiques sociales conçues pour les pauvres, mais jamais avec eux (169). Au cœur de cette politique doit se trouver l’idée de solidarité qui consiste à lutter contre les causes structurelles de la pauvreté, de l’inégalité, du manque de travail, de la terre et du logement, contre la négation des droits sociaux et professionnels (116).
L’Église respecte l’autonomie de la politique, mais ne doit pas rester en marge de l’édification d’un monde meilleur, ni cesser de réveiller les forces spirituelles qui fécondent toute la vie sociale. Les responsables religieux ne doivent certes pas faire de la politique partisane, mais ils ne peuvent pas non plus renoncer à la dimension politique de l’existence qui implique d’accorder une attention constante au bien commun et au souci du développement humain intégral (276).
Dialogue et réconciliation
Savoir comment dialoguerest la voie pour ouvrir le monde et construire l’amitié sociale(chapitre 6) qui manifeste un cœur ouvert et fournit la base d’une meilleure politique. Le dialogue cherche et respectela vérité. Le dialogue donne vie à la culture de la rencontre qui devient un chemin de vie, un désir passionné, quand il est généreux, reconnaissant et respectueux de l’autre.
Mais il ne suffit pas de s’engager dans la rencontre. Nous avons à faire face à la réalité des blessures des mauvaises rencontres du passé et nous devons donc établir et parcourir les sentiers de la nouvelle rencontre(chapitre 7). Nous avons besoin de guérir les blessures, ce qui requiert de demander et d’offrir le pardon. Pardonner n’est pas oublier. Nous devons être audacieux et partir de la vérité – la reconnaissance de la vérité historique – qui est l’inséparable compagne de la justice et du pardon. Tout cela est indispensable pour avancer vers la paix. Le conflit est inévitable sur le chemin vers la paix, mais la violence est inadmissible. C’est pourquoi la guerre est un recours qui doit être rejeté, et les armes nucléaires et la peine de mort doivent être éliminées. Ici le Pape introduit des innovations essentielles dans la doctrine sociale de l´Église.
Les différentes religions du monde reconnaissent les êtres humains comme des créatures de Dieu. Comme créatures, nous sommes dans une relation de fraternité. Les religions sont appelées au service de la fraternité dans le monde(chapitre 8). En dialogue, et avec le cœur ouvert au monde, nous pouvons établir l’amitié sociale et la fraternité. Dans notre ouverture au Père de tous, nous reconnaissons notre condition universelle de frères et sœurs. Pour les chrétiens, la source de la dignité humaine et de la fraternité est dans l’Évangile de Jésus-Christ, et c’est ce qui inspire leurs actions et leurs engagements.
Quelques observations critiques
Une encyclique est le canal privilégié d´expression du magistère du pape mais elle n´est pas infaillible et peut être discutée et même critiquée. Ainsi il a été dit que dans les critiques du système économique néolibéral, le Pape aurait pu mettre davantage en valeur l´économie sociale de marché selon le « modèle rhénan ». Une autre critique qui a été faite à l´encyclique est qu´elle ne prend pas suffisamment en compte la différence entre une éthique individuelle et une éthique sociale et institutionnelle. Un point faible de Fratelli tutti réside dans la façon dont elle traite des femmes. Déjà le titre avait soulevé la question de savoir si le message est adressé uniquement aux hommes. Il avait fallu l´explication qu´il s´agissait d´une citation textuelle de François d’Assise mais que les destinataires étaient autant les hommes que les femmes. Il est dommage que dans les 280 notes de l´encyclique il n´y ait aucune référence à une femme. Ici le Pape et ses conseillers auraient pu mieux faire.
Fratelli tutti est une encyclique sociale. Elle fait suite à l´encyclique Laudato si’ de 2015 sur la sauvegarde de la maison commune face aux questions cruciales du défi écologique et du changement climatique. Si la maison commune se trouve au cœur de Laudato si’, Fratelli tutti se soucie de la famille humaine qui habite cette maison. Une clé de Laudato si’ est que tout est lié ; Fratelli tutti insiste sur le fait que nous sommes tous liés. Dans Laudato si’ le Pape s´inspire du patriarche Bartholomée de l´Église orthodoxe et dans Fratelli tutti du Grand Imam Ahmad Al-Tayyeb qu´il a rencontré à Abou Dhabi en 2019. Le rêve du pape François – c’est un grand rêveur – consiste à tisser une nouvelle alliance entre les religions, en vue de construire une seule famille humaine et de contribuer à la justice et la paix dans le monde et à la sauvegarde de la création.
L’encyclique Fratelli tutti, adressée à tous les hommes et toutes les femmes
de bonne volonté, confirme le leadership spirituel et moral du pape François.
Fidèle au Second Concile de Vatican, il présente une Église qui se met au
service de l’unité de l’humanité et
promeut la justice et la paix. Devant les victimes des côtés sombres
d’un monde fermé, qui gisent au bord de la route, le pape François nous invite
à faire nôtre le désir d’un monde de fraternité, en commençant par reconnaître
que nous sommes « Fratelli tutti« ,
tous frères et sœurs.
Notes :
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[1] http://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20201003_enciclica-fratelli-tutti.html. Les chiffres entre parenthèses dans le texte indiquent le numéro des paragraphes.