En Question n°119 - décembre 2016

Diversité des féminismes : le point de vue de citoyennes musulmanes

Le 16 septembre dernier, un collectif de quatorze « citoyennes, musulmanes et féministes » publiait une lettre ouverte à tous leurs concitoyen-ne-s, parue notamment dans le journal La Libre Belgique. Nous relayons ici cette prise de parole de femmes ayant décidé de faire entendre leur droit à dire et à choisir qui elles sont. Deux d’entre elles, Seyma Gelen et Ourdia Derriche, ont accepté pour nous de prolonger la réflexion dans un texte intitulé « Pour un féminisme décolonial » : une dénonciation contre la pensée unique, et un réel plaidoyer pour la diversité du mouvement féministe !

Musulmanes, féministes et citoyennes

Lettre ouverte à nos concitoyen-ne-s, par un collectif de citoyennes musulmanes*

Nous sommes des femmes qui vivons et agissons en Belgique. Nos pays d’origine, nos profils, engagements et centres d’intérêt sont très divers, mais les images que l’on produit de nous nous réduisent à une seule facette de notre identité dans laquelle on nous enferme : nous sommes musulmanes.

Certaines d’entre nous se couvrent la tête d’un foulard que vous appelez « islamique ». Pour la plupart, nous sommes croyantes. Mais, toutes, nous nous sentons assignées à une identité fantasmée qui nous met systématiquement dans le même sac que des assassins. De là vient la solidarité qui nous soude aujourd’hui, notamment entre « voilées » et non « voilées ». C’est à partir de cette solidarité que nous nous adressons à vous. Et, aussi, à partir de toutes nos identités choisies, trop ignorées. Dont celle-ci : nous sommes féministes.

Nous vivons des temps difficiles. L’irruption sur le sol européen d’un terrorisme qui tue aveuglément au nom de l’islam a mis fin à l’illusion que nous pouvions nous tenir à l’écart des violences du monde. Que notre société cherche à se protéger, quoi de plus naturel ? Nos responsables répètent à l’envi qu’il faut éviter les amalgames et ne pas confondre une poignée de criminels avec la grande masse des musulman-e-s. Alors pourquoi a-t-on l’impression que c’est cette grande masse qui est systématiquement ciblée dans les discours et les pratiques ? La lamentable saga du « burkini » vient encore de l’illustrer. Tout ce vacarme pour quelques femmes qui ne se déshabillent pas comme il faudrait ! La pente naturelle de cette nouvelle hystérie française qui s’exporte déjà en Belgique, c’est l’interdiction des « signes religieux ostentatoires » dans tout l’espace public. Ça ne viserait une fois de plus que des femmes, pour l’immense majorité d’entre elles parfaitement inoffensives, et ça ne gênerait aucun terroriste en puissance. Est-ce ainsi qu’on pense éviter l’amalgame entre une toute petite minorité criminelle et l’ensemble de la population musulmane ?

En Belgique, on n’a pas attendu le « burkini » pour prendre de multiples mesures en vue de refouler hors de la vie sociale les musulmanes portant le foulard. Les interdits se multiplient dans l’emploi comme dans l’enseignement. Dernières péripéties en date : à partir de la rentrée de septembre, deux écoles fréquentées par des adultes, à Bruxelles et à Liège[1], ont changé leur règlement d’ordre intérieur pour y interdire le foulard. Cela concernera plus d’une cinquantaine d’étudiantes en cours de scolarité. La Belgique va ici plus loin que la France qui limite l’interdiction du foulard à l’enseignement secondaire. Le candidat Sarkozy, qui court derrière le Front national, a déclaré vouloir étendre cette interdiction à l’enseignement supérieur. En Belgique, c’est déjà chose faite, sans aucun débat…

Seules des femmes sont concernées par toutes ces mesures. Ça ne vous choque pas ? Pourquoi aucun des interdits ne vise les « barbus » ? Ne serait-ce pas parce qu’il y a autant de barbes musulmanes que de barbes profanes et qu’il n’existe aucun moyen infaillible pour les distinguer ? N’est-ce pas là la preuve que la neutralité d’une apparence, cela ne veut rien dire et que la neutralité ou l’impartialité résident seulement dans les actes posés ?

Nous le voyons bien : ce foulard, celui de nos mères, de nos sœurs, de nos amies vous trouble. À la lumière du long combat des féministes d’Occident, mené notamment contre l’emprise d’une Église dominante, vous ne pouvez y voir qu’une régression. Nous devons à ce combat des libertés que nos mères et nos grands-mères n’auront souvent jamais connues. Nous pouvons désormais échapper à la tutelle masculine et nous ne nous en privons pas. En particulier, aucun homme, père, frère ou mari ne pourrait se permettre de nous imposer une tenue vestimentaire contre notre volonté – même si nous savons bien que ce n’est pas une règle générale. Toutes, nous sommes pleinement le produit de notre culture européenne, même si, pour beaucoup parmi nous, celle-ci est métissée d’un ailleurs. Pour celles d’entre nous qui le portent, le foulard ne saurait être un affront aux valeurs dites occidentales puisque celles-ci sont aussi les nôtres. Il ne signifie absolument pas que nous jugerions « impudiques » les femmes qui s’habillent autrement. Comme féministes, nous défendrons toujours le droit des femmes d’ici et d’ailleurs à se construire leur propre chemin de vie, contre toutes les injonctions visant à les conformer de manière autoritaire à des prescriptions normatives.

Vous affirmez souvent que nos foulards sont des signes religieux. Mais qu’en savez-vous ? Certaines d’entre nous sont croyantes et pourtant ne le portent pas, ou plus. D’autres le portent dans la continuité d’un travail spirituel, ou en guise d’affirmation identitaire. D’autres encore par fidélité aux femmes de leur famille auxquelles ce foulard les relie. Souvent, toutes ces motivations s’imbriquent, s’enchaînent, évoluent dans le temps. Cette pluralité se traduit également dans les multiples manières de le porter. Pourquoi les femmes musulmanes échapperaient-elles à la diversité qui peut s’observer dans tous les groupes humains ?

Pourquoi vous raconter tout cela ? Pour que, à partir d’une meilleure compréhension mutuelle, nous puissions devenir vraiment des allié-e-s. Car nous ne serons jamais trop nombreuses pour combattre les injustices et les inégalités en tout genre, à commencer par celles qui frappent les femmes. Pour que vous cessiez de considérer celles d’entre nous qui portent le foulard comme, au choix, des mineures sous influence, des idiotes utiles ou des militantes perfides d’un dogme archaïque. Pour vous donner envie de nous rencontrer – toutes, et pas seulement celles qui ont les cheveux à l’air –, au lieu de nous tenir à l’écart et de nous contraindre ainsi au repli communautaire. Nous voulons vraiment faire société ensemble, avec nos ressemblances et nos différences. Chiche ?

* Sema Aydogan, Serpil Aygun, Layla Azzouzi, Malaa Ben Azzuz, Ouardia Derriche, Farah El Heilani, Tamimount Essaidi, Maria Florez Lopez, Marie Fontaine, Seyma Gelen, Malika Hamidi, Khaddija Haourigui, Eva Maria Jimenez Lamas, Farida Tahar

Contact : citoyennesmusulmanes@gmail.com

Pour un féminisme décolonial

Nous sommes féministes

L’une d’entre nous est de culture musulmane, non croyante et avec un long passé féministe connu, sinon reconnu. L’autre est féministe, laïque et de confession musulmane. Or soit on ne nous l’accorde pas sans réserve, soit on nous dénie la qualité de féministes. Pourquoi ? Nous sommes toutes deux issues de l’immigration non européenne et musulmane de surcroît. Les féministes « blanches » européennes répugnent à nous reconnaître comme étant des leurs. Pourtant, dans la mesure où nous nous inscrivons toutes dans le mouvement social, politique et intellectuel qui est celui de la libération des femmes, nous sommes toutes féministes. Certaines femmes de confession ou de culture musulmane n’acceptent pas le qualificatif, non parce qu’elles n’auraient pas de revendications égalitaires mais parce qu’elles rejettent un concept produit par l’Occident perçu comme colonialiste et impérialiste. Pour d’autres, leur rejet est basé sur une perception du féminisme comme un mouvement dirigé contre les hommes. Quant à nous, nous ne rejetons pas le concept. Nous le dés-essentialisons. Contrairement à une conviction communément répandue, le féminisme n’est pas le privilège de la modernité occidentale. S’il s’agit en effet d’un combat mené théoriquement et pratiquement contre la domination masculine et le patriarcat, c’est là une réalité qui se donne à voir dans le monde entier et se décline sous diverses formes et modalités dans les contextes nationaux et historiques dans lesquels elle se déploie. Selon nous, les expériences et les réflexions multiples des femmes de par le monde (Black Feminism, féminismes musulmans,…) ne peuvent qu’enrichir la pensée féministe globale. Pour cela, il faut leur accorder un espace de légitimité d’expression et entendre la parole des femmes concernées qui doivent définir elles-mêmes les oppressions qui pèsent sur elles de même que les voies de libération et d’émancipation qu’elles ont décidé de choisir pour elles-mêmes. On ne libère les femmes ni malgré elles ni en niant leurs réalités et leurs lectures de leurs propres vécus.

Pour un féminisme décolonial

Il n’y a pas une théorie féministe achevée qui rende compte de toutes les expériences et réflexions de femmes en lutte dans le monde ; il y a un mouvement polymorphe dont le but est néanmoins partout le même : l’émancipation des femmes de l’oppression et de la domination masculines. La pensée féministe occidentale mainstream – bourgeoise et dominante – est aveugle aux dominations multiples que les femmes issues de l’immigration non européenne et musulmane subissent. En effet, en plus de subir la domination structurelle du genre masculin sur le genre féminin, elles sont souvent issues des classes populaires. Même si certaines d’entre elles parviennent à connaître une ascension sociale, elles restent néanmoins discriminées de par leur origine ethnique, couleur de peau ou conviction religieuse. Les sources de discrimination et d’inégalité – être femme, d’une origine ethnique « subalterne » et être ressortissante d’une classe sociale et d’une religion « inférieures » – interagissent pour rendre ces femmes vulnérables et leur confèrent un statut de subordonnée. Ce statut de « subordonnée », ces femmes le vivent dans la société dans son ensemble mais aussi, hélas, dans le mouvement féministe tel qu’il s’est dessiné, notamment en Belgique, avec l’institutionnalisation du féminisme et l’abandon de son lien avec le mouvement ouvrier. C’est ce constat qui nous conduit à opter résolument pour un féminisme décolonial. Pour nous, le féminisme doit prendre en compte la situation de toutes les femmes, y compris de celles qui se retrouvent en marge, exclues de la réflexion féministe dominante. Celle-ci leur impose une identité subalterne, les infantilise, les conçoit comme objets et non sujets de narration, éternelles victimes, idiotes utiles ou instrument docile entre les mains d’islamistes politiques. Toutes ces positions sont des manifestations évidentes, quoique souvent inconscientes, de racisme postcolonial. Pourtant les femmes venues d’ailleurs sont elles aussi dotées de capacité d’agir (agency) et sont sujets et actrices de leur histoire et de l’Histoire, comme toutes les femmes. Refusant toute condescendance, refusant de se laisser imposer des stratégies d’émancipation gommant leurs spécificités, des femmes du monde entier ont rejeté la colonialité du féminisme occidental. Elles le font sans pour autant tomber dans le relativisme et la défense d’usages et de pratiques discriminatoires à l’égard des femmes de leurs univers. Elles gardent toute leur capacité critique à cet égard. Ainsi, des mouvements féministes, du Black Feminism jusqu’aux courants féministes locaux, en Amérique latine ou en Asie en passant par le Moyen-Orient et le Maghreb, ancrés dans des contextes précis, réfléchissent aux solutions théoriques et élaborent des stratégies d’émancipation des femmes adaptées à leurs réalités.

Pour nous, le féminisme est, non pas un dogme rigide, mais une théorie vivante qui prend en compte les aspirations des femmes concernées par les inégalités multiples et qui intègre l’idée qu’elles puissent s’émanciper à partir de leurs propres ressources et référents culturels et religieux, par nature métissés.

Laïcité, universalisme et féminisme

La conception laïque occidentale définit le religieux comme nécessairement oppressif en général et en particulier pour les femmes et selon elle, la voie de libération des femmes ne peut se situer qu’en dehors du religieux. Ainsi, ce qui est propre à l’histoire de l’Occident, où l’on a dû se battre contre une Église catholique toute-puissante, est ainsi plaqué sur la réalité d’autres univers où la foi religieuse a bien souvent au contraire constitué une ressource contre l’oppression de pouvoirs extérieurs aux communautés locales. L’universalisme issu de l’histoire occidentale pose le féminisme et la religion comme incompatibles par essence. Cet universalisme essentialise la religion et le féminisme, il pose les catégories issues de l’histoire de l’Occident chrétien comme des catégories universelles et universellement applicables : il en est ainsi de la conviction laïque occidentale suivant laquelle « le lieu propre de la religion et des émotions est la vie intérieure de l’individu »[2] et la croyance et la pratique religieuses doivent être du domaine de la vie privée. Le monde de l’Islam n’entre pas dans cette vision. C’est ainsi que le port contraignant d’un vêtement ou l’astreinte à des rituels tout aussi contraignants sont des moyens requis et consentis qui permettent, par leur répétition, de construire un « habitus »[3] au sens aristotélicien du terme, un sens plus proche de celui de performation propre à Judith Butler que de celui de Bourdieu.

De la même manière, les féministes occidentales sont assez couramment persuadées que toute démarche d’émancipation par rapport à une norme passe nécessairement par une forme de résistance à la norme. Or, si l’on observe les nombreuses femmes musulmanes qui luttent pour exister pleinement en tant que femmes dans leurs sociétés, que ce soit ici en Europe ou dans les pays d’origine, elles adoptent un comportement qui se caractérise plutôt par le fait d’habiter autrement la norme.

« Si l’on veut entreprendre une démarche de connaissance d’un univers qui nous est inconnu, en l’occurrence, l’univers de l’Islam, il faut alors entrer dans un véritable processus d’apprentissage de l’« humilité » (p. 291) : en dépit de l’ « horizon de présupposés séculiers-libéraux» (p. 280) qui travaille toute recherche (et toute lecture !) sur l’islam, des certitudes féministes, du « mode viscéral d’appréhension » (p. 65) qui dominent en la matière, il faut être capable (…) de prendre le temps de rendre compte effectivement d’un mode de vie différent avant de lui soumettre des catégories étrangères et de vouloir le faire disparaître »[4]. On est loin du compte, il faut bien le reconnaître.

Sont ainsi méconnues et niées la richesse et la complexité du monde de l’Islam, celles de l’islam – des islams ! – en tant que religion mais aussi celles des musulman-e-s en tant que population combien hétérogène et celles des femmes toutes ramenées à un modèle idéal-typique. L’islam est pluriel, les musulman-e-s aussi. Les musulman-e-s ne sont pas des êtres anhistoriques, décontextualisé-e-s, dont la seule identité est l’identité musulmane. Aucune religion n’existe pure et dure dans le ciel des idées : chacune est la somme d’interprétations, faites généralement par des hommes, de vécus de femmes et d’hommes qui ont aussi d’autres ressources et identités culturelles et des réalités sociales, politiques et économiques spécifiques. Les musulman-e-s sont en interaction avec la société dans laquelle ils et elles vivent. Contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas des masses amorphes et soumises. Ils et elles se battent partout dans des conditions difficiles pour faire advenir leur citoyenneté.

Féminisme musulman

Ainsi, des féministes musulmanes travaillent aujourd’hui à la déconstruction des interprétations et textes misogynes du corpus islamique. Face aux fondamentalismes religieux qui sévissent dans des sociétés majoritairement musulmanes, si des femmes ont rompu avec la religion, d’autres ont choisi de s’approprier les sources scripturaires pour les relire autrement en tant que femmes et féministes. C’est à un véritable retour aux sources de l’esprit de ces textes qu’elles ont procédé, au grand dam de ceux qui s’en étaient jusque-là approprié l’exégèse à leur plus grand profit et au prix d’un abaissement dramatique du statut des femmes dans le monde musulman. Le Coran, selon elles, défendrait l’égalité entre les femmes et les hommes et les sociétés patriarcales auraient subverti le message pour en faire un instrument de domination des femmes. Parallèlement, elles rejettent, au nom d’une conception holistique de l’Oumma (la Communauté musulmane) dans laquelle les idéaux coraniques sont opératoires partout, la dichotomie public-privé, dont ont tellement à souffrir les femmes. Le refoulement des femmes hors de l’espace public et/ou leur contrôle vestimentaire, tels qu’ils apparaissent avec l’islamisme des années 70-80, elles les dénoncent pour ce qu’ils sont, à savoir des abus de pouvoir patriarcal et machiste couverts du manteau de la religion. Leur travail – même s’il doit être suivi avec un regard critique – qui sensibilise à la domination masculine dans le champ religieux et déconstruit les discours dominants pour en démontrer le fond machiste, est d’une utilité indiscutable. Ces féministes musulmanes ont permis des réformes légales et des avancées au niveau sociétal dans les sociétés majoritairement musulmanes où elles sont actrices (Pakistan, Maroc par exemple).

Quant à nous, nous ne nous inscrivons pas dans cette démarche car nous ne vivons pas dans une société majoritairement musulmane ni dans un État religieux. Nous vivons dans un État neutre et une société caractérisée par le pluralisme et la diversité : les droits humains d’une part et les outils de réflexion féministe d’autre part sont suffisants pour construire une réflexion féministe commune au service de toutes les femmes. Pour certaines d’entre nous, l’engagement féministe trouve son inspiration dans la foi musulmane qui ouvre à la sensibilité aux inégalités et à l’injustice.

Un trop grand nombre de laïques de ce pays oublient que la laïcité n’est pas l’athéisme. C’est un projet politique qui défend un ordre politique où religions et État n’interfèrent pas dans leurs affaires respectives. Par ailleurs, ils et elles oublient que le féminisme n’est pas leur propriété privée. C’est notre bien commun à toutes et tous. Leurs concitoyennes féministes et croyantes sont tout aussi laïques. Elles n’aspirent pas à un État religieux ni à ce que la religion s’impose à toutes et tous. Le fait que des femmes se disent féministes tout en habitant la norme religieuse puisse entraîner une première réaction d’incompréhension en bousculant les zones de confort et que cela perturbe n’a rien d’étonnant. Cependant, pour que les stéréotypes ne se transforment pas en préjugés, il faut faire un effort, travailler sur ses représentations, s’informer et aller vers les autres femmes, dans leur « étrange altérité » et entrer avec elles dans un dialogue d’égale à égale. Pour comprendre le projet et la réflexion féministes de celles-ci, il faut d’abord que les féministes occidentales admettent qu’elles n’ont pas le monopole de la réflexion et de la pratique féministes. Il faut qu’elles prennent conscience et travaillent plutôt sur la condescendance et le mépris dont font preuve certaines d’entre elles à l’égard des femmes qui revendiquent et poursuivent leur émancipation sans pour autant rejeter leur foi religieuse.

Féminisme et islamophobie

Des personnalités et responsables politiques français instrumentalisent le féminisme à des fins islamophobes et/ou racistes. Des féministes françaises, mais des féministes belges aussi, majoritairement francophones, ont des prises de position qui stigmatisent toute une population de femmes. Les valeurs qui, selon nous, sous-tendent le projet féministe ne devraient pas leur permettre de stigmatiser une partie de leurs concitoyennes, fragilisées socialement et politiquement de surcroît, et d’en faire des boucs-émissaires. Notre féminisme consiste à défendre l’émancipation et la promotion de toutes les femmes, en prenant en compte ce qu’elles ont elles-mêmes à dire de leur passé, présent et avenir. Toute prise de position qui rejette des femmes sur base de leur appartenance religieuse n’entre pas dans notre vision du féminisme. Certes, nous concevons parfaitement qu’on puisse faire la critique des valeurs patriarcales mises en avant par les religions mais alors, élargissons le débat aux autres familles convictionnelles et à la société entière elle-même. Dans un contexte de condescendance et de mépris de type néocolonial envers les musulman-e-s, de réduction de l’islam à son expression politique la plus rigoriste, voire la plus violente, de réduction des musulman-e-s à leur seule islamité et à rien d’autre, comment croire à une « volonté de faire avancer la cause des femmes » si on parle toujours des musulmanes comme étant des corps soumis à libérer… par leur dévoilement autoritaire ?

Féministes musulmanes entre deux feux

Une convergence troublante se dévoile entre les intégristes réactionnaires des pays musulmans et certaines féministes laïques d’Occident tout comme certaines féministes laïques des pays musulmans lorsque l’on considère le regard qu’ils et elles portent sur les féministes musulmanes. En effet, les un-e-s et les autres sont intimement convaincu-e-s que le féminisme est une réalité née en Occident et que les musulmanes qui se prévaudraient d’une telle appellation ne peuvent que se nourrir exclusivement aux sources de ce féminisme occidental et le reproduire révérencieusement, telles des « brosses à reluire de l’Occident»[5]. Et les un-e-s et les autres sont facilement persuadé-e-s que le féminisme (et dans la foulée, la démocratie) n’ont rien à voir avec l’islam et lui sont antinomiques. Et, dans les luttes de pouvoir et l’instrumentalisation, dans un cas du religieux, dans l’autre, de la laïcité, les féministes musulmanes apparaissent comme des empêcheuses de penser et de dominer en rond.

Notes :

  • [1] L’Institut d’enseignement de promotion sociale d’Uccle (Bruxelles), qui dépend de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et la Haute école de la province de Liège, qui dépend du pouvoir provincial. La plupart des Hautes écoles de l’enseignement officiel disposent déjà de tels règlements, ainsi – et c’est peut-être encore plus grave – que de très nombreux établissements de promotion sociale.

    [2] Beaugé J.,  « Saba Mahmood, Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique » Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2010, mis en ligne le 07 janvier 2010, consulté le 22 novembre 2016. URL : http://lectures.revues.org/893

    [3] C’est-à-dire « l’excellence acquise dans un art éthique ou pratique, que l’on apprend à force de répéter une pratique jusqu’à ce que celle-ci laisse une marque définitive sur le caractère de la personne» (p. 202) in Beaugé J., ibidem.

    [4] Beaugé J., ibidem.

    [5] Badran M.,  « Le féminisme islamique en mouvement », in Existe-t-il un féminisme musulman ?, livre issu d’un colloque à Paris, septembre 2006, organisé par la Commission Islam et laïcité, en collaboration avec l’UNESCO.