En Question n°141 - mai 2022

DISCUSSION CROISéE SUR LE SENS DU TRAVAIL

Marie-Hélène Ska, Jacques Crahay et Philippe Defeyt

Le travail structure la vie économique et sociale des êtres humains. De nombreuses questions se posent quant à sa juste place, son rôle et son organisation dans notre société. Alors qu’une tendance néolibérale du management voudrait nous faire croire que le travail n’est qu’une entreprise purement individuelle, qui répond uniquement à des impératifs marchands, il est plus que temps de resocialiser et repolitiser le travail. La question du sens du travail ne se réduit pas à une introspection personnelle, c’est aussi un enjeu social, politique et culturel, qu’il nous faut donc réapprendre à traiter collectivement.

crédit : Timon Studler – Unsplash

C’est en nous inscrivant dans cette démarche que nous avons réuni trois personnalités aux profils et parcours différents, mais qui ont en commun l’exercice de responsabilités importantes au sein de la vie sociale, économique et politique belge. Marie-Hélène Ska est secrétaire générale de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), le plus grand syndicat de Belgique. Jacques Crahay est jeune retraité, ancien entrepreneur et patron des patrons wallons (président de l’Union wallonne des entreprises de 2018 à 2021). Philippe Defeyt est économiste, fondateur de l’Institut pour un développement durable (IDD) et, par ailleurs, cofondateur d’Ecolo, parti écologiste belge francophone. La revue En Question les a réunis pour un dialogue en profondeur, en quête de sens et à la recherche du bien commun.

Quels sont selon vous les principaux enjeux du travail aujourd’hui et pour les prochaines années ?

Marie-Hélène Ska (M-H.S.) : Depuis quelques dizaines d’années, le lien au travail s’est fortement effiloché, en raison d’une politique managériale qui a mis en avant la performance individuelle, le rendement individuel, la rémunération individualisée, la reconnaissance individuelle. Or, je suis convaincue que la reconnaissance est un puits sans fond si elle est uniquement individuelle. Dès lors, un des enjeux majeurs du travail pour les années à venir, c’est de recréer du lien, de retrouver le sens du collectif, faire ensemble, construire ensemble, débattre ensemble, s’entraider. Trouver ce qui unit, ce qui relie, plutôt que ce qui différencie.

Philippe Defeyt (P.D.) : Je rejoins tout à fait l’image du « puits sans fond de la reconnaissance ». Aujourd’hui, nombreux sont celles et ceux qui estiment ne pas être suffisamment reconnus, ne pas avoir leur place dans la société. C’est la thèse principale du dernier livre du sociologue François Dubet[1], selon lequel les inégalités, les injustices, les plaintes et les craintes sont de plus en plus fragmentées, vécues de manière individuelle. Ce n’est plus une classe, un secteur, une profession qui se plaint ensemble et porte des revendications collectives, c’est « moi », l’individu.

Chez les plus jeunes – mais je pense que c’est un phénomène plus large –, la question du sens du travail est de plus en plus importante. Depuis la crise financière de 2008, beaucoup de jeunes ont remis en question l’utilité des produits qu’ils vendaient. Autant il manque d’emplois dans certains secteurs, pour certaines missions, autant il y a des jobs qui sont non seulement inutiles, mais aussi nocifs. Cette quête de sens prend d’autant plus d’importance avec les enjeux de développement durable.

Pour répondre à ces questions de sens, j’identifie trois pistes majeures. Tout d’abord, l’autonomie et la confiance. Toutes les études montrent que les gens en ont besoin, au lieu d’être contrôlés en permanence, par exemple par des systèmes informatiques qui pourrissent la vie au quotidien. Ensuite, ce sont les horaires. Si chacun choisit son propre horaire, les liens s’effilochent. Enfin, il y a la question des revenus. Certains salaires sont indécents. Surtout que les salaires les plus élevés concernent souvent les postes les plus intéressants. C’est donc une double injustice.

Jacques Crahay (J.C.) : En tant qu’ancien patron, j’ai constaté durant ma carrière qu’il y avait très peu de connaissances sociologiques et psychologiques parmi les cadres. L’approche managériale dominante est encore très matérialiste. Beaucoup de patrons pensent que la motivation se résume à une bonne rémunération. Or, en fait, j’ai découvert que la motivation humaine était bien plus intrinsèque (obtenir une satisfaction personnelle) qu’extrinsèque (obtenir une récompense ou éviter une punition). Donc, en tant que patron, ce qui importe le plus, c’est d’offrir aux employés un cadre qui leur permette de trouver leur propre motivation.

En partant de mon expérience, j’identifie trois besoins fondamentaux principaux pour les travailleurs et travailleuses. Le premier, c’est l’autonomie, c’est à-dire le pouvoir de décider ce que l’on fait. Le deuxième, c’est la possibilité de progresser, donc de se sentir chaque jour meilleur, plus intelligent, plus compétent. Et le troisième, c’est le sentiment d’appartenance à un groupe. Dans une entreprise, il faut absolument penser à ces trois aspects. Dès lors, comment motiver les gens ? En leur permettant de trouver du sens au travail et en faisant en sorte qu’ils s’amusent. En s’amusant, l’être humain progresse et prend des initiatives.

Aujourd’hui, on vit un moment particulier, avec la guerre en Ukraine. On ne sait pas très bien vers où va l’économie. Certains parlent d’une « économie de guerre ». Reconnaissons que l’économie est sur une pente descendante. D’où l’importance de poser des choix, et donc de trouver du sens, pour la personne, pour l’activité et pour l’entreprise. Que faisons-nous ? Pourquoi le faisons-nous ? Est-ce que cela a du sens ? Est-ce que cela apporte quelque chose de bon à la société ? En résumé, l’enjeu, selon moi, c’est de passer d’une économie productiviste à une économie qui rend service à la société.

Les pouvoirs publics peuvent-ils contribuer à apporter du sens au travail ? De quelle manière ?

P.D. : Les pouvoirs publics ont un rôle important de régulateur, même si, face à des grandes entreprises, multinationales, ce pouvoir est souvent limité. Évidemment, le régulateur peut fixer des grandes balises, comme le temps de travail, le temps de repos, les limites d’heures supplémentaires, etc. Mais, quand on rentre dans les questions de sens, de respect, de concurrence entre employés… ces aspects-là sont assez compliqués à réguler. À cet égard, le rôle des syndicats est très important.

M-H.S. : Le premier rôle des pouvoirs publics, c’est de donner du sens à la trajectoire du développement des territoires. Et c’est ce qui manque aujourd’hui. Ainsi, face à l’objectif européen de neutralité carbone d’ici 2050, il y a une angoisse dans le monde du travail, qui manque de directives claires, secteur par secteur.

La responsabilité première de l’État, c’est de proposer une perspective, une vision. C’est de créer les espaces nécessaires pour réfléchir, discuter et définir ensemble, avec les acteurs concernés, articuler le débat avec les consommateurs, les bénéficiaires…. C’est aussi de rappeler aux différents acteurs leurs rôles respectifs, de fixer les règles et les balises, et d’encourager ou interdire certains comportements. Cela ne veut pas dire intervenir directement dans l’entreprise.

J.C. : À mon avis, le rôle des pouvoirs publics va devoir basculer. Plutôt que de suivre l’économie et d’être juste un arbitre des conditions de travail, il faut refixer des cadres. Et là, l’État a quand même beaucoup de leviers. Par exemple, la taxation du travail, dans une économie récessive, va devenir très difficile à tenir. Or, on sait qu’il y a d’autres sources de mise en commun des richesses, notamment dans la finance.

En même temps, les pouvoirs publics ne peuvent pas tout faire. J’aime beaucoup l’idée de la subsidiarité, appliquée au travail. Cela signifie qu’il faut organiser le travail au plus proche du terrain, là où les gens peuvent se ressaisir de leur activité. C’est un enjeu de démocratisation du travail. C’est important que l’État ne s’occupe pas de tout, mais qu’il puisse donner la possibilité aux travailleuses et travailleurs de faire des choix, définir une vision, leurs besoins, leurs souhaits.

P.D. : Au niveau individuel, nous avons aussi, chacun et chacune, une responsabilité personnelle. Par exemple, vis-à-vis des travailleuses et travailleurs de première ligne, dans l’horeca, dans les soins, dans l’enseignement, etc., nous pouvons veiller à communiquer, remercier, faire preuve de respect… C’est un enjeu culturel, de vie en commun.

Cela concerne aussi notre consommation, et son impact sur les travailleurs. Par exemple, quand on analyse la logistique à l’aéroport de Bierset (Liège), on réalise que plus de 90% des paquets qui arrivent n’ont aucune urgence. C’est juste la construction d’un modèle collectif du « toujours plus vite ». La dichotomie entre consommateurs et travailleurs est malheureusement profonde.

M-H.S. : On a donc toutes et tous un rôle à jouer. Soit on se résigne dans le fonctionnement actuel de l’économie et on approfondit les problèmes, soit on prend un peu de recul afin d’articuler les contraintes autrement.

Pour donner un exemple de message porteur de sens, au début de la crise Covid, j’ai été impressionnée par le discours de la Première ministre, Sophie Wilmès, qui a commencé par dire : « prenez soin de vous et prenez soin des autres ». Je pense que ce n’est pas un hasard que cela vienne d’une femme. Cela tranche avec le discours jupitérien – « quoi qu’il en coûte » – du Président français Emmanuel Macron. Dans une situation de crise, le message de notre Première ministre a apporté du sens à l’engagement collectif, au travail.

J.C. : C’est un très bon exemple. Quand on parle de sens, selon moi, c’est moins la responsabilité de l’État que du politique. L’État est une institution qui redistribue, mais qui n’a pas le pouvoir de donner du sens. Par contre, le politique a un rôle à jouer. Cependant, je constate un grand désarroi dans tous les partis politiques sur la manière de se positionner par rapport aux citoyens. Ils ne savent plus identifier leurs électeurs et ne parviennent plus à rassembler autour d’un programme qui mobilise.

En outre, il y un véritable problème de fond, aujourd’hui, c’est que le pouvoir politique est astreint à suivre l’économie. Soit on trouve des moyens de contrer cette tendance, soit on va se prendre le mur, étant donné les limites – physiques, énergétiques, naturelles… – de la terre.

Imaginons un instant que vous formiez un triumvirat en charge des compétences liées au travail en Belgique, dans les différents niveaux de pouvoir. Quelles sont les principales mesures que vous prendriez, pour redonner du sens au travail, le rendre plus soutenable ?

M-H.S. : Tout d’abord, je simplifierais la lasagne institutionnelle belge. Rien qu’au niveau fédéral, il y a actuellement trois ministres du travail : une ministre de la fonction publique, Petra de Sutter, un ministre des classes moyennes, des indépendants et des PME, David Clarinval, et un ministre de l’économie et du travail, Pierre-Yves Dermagne. Je fusionnerais ces trois postes, pour retrouver un ou une ministre de l’emploi et du travail. Aujourd’hui, des tas de dossiers sont bloqués parce que chacun se rejette la « patate chaude ». On a vu pendant la crise Covid combien c’est problématique.

Ensuite, je pense qu’on a besoin, plus que jamais aujourd’hui, d’une stratégie. Ainsi, la Belgique doit être neutre en carbone d’ici 2050. Elle doit le faire avec toutes les personnes et les générations à venir. Il faut identifier les gisements d’emploi qu’on veut privilégier pour demain et, le reste, on n’y investit plus, on n’y injecte plus un euro d’argent public. Puis, définir comment on réoriente, on aide, on accompagne les secteurs en transition.

P.D. : Je partage cet avis. Et je voudrais ajouter deux autres éléments qui me semblent aussi importants pour la politique de travail. Premièrement, la fin de carrière est une question essentielle. Il faut donner une perspective aux travailleuses et travailleurs, pouvoir les rassurer… c’est fondamental. Sans tomber dans l’extrême inverse selon lequel « il faut écouter toutes les plaintes qui seraient toutes légitimes ». Il y a des métiers, mêmes pénibles, où on peut donner des perspectives (de travail moins pénible) autres que simplement dire « vous partirez à 58 ans ». Il y a un équilibre à trouver.

Un deuxième élément important, c’est la question des transitions pendant la vie professionnelle, qui sont pour le moment très mal organisées. Pourtant, rien que le fait de savoir qu’il est possible de changer de profession dans de bonnes conditions pourrait améliorer la vie des gens. De même, il faut réfléchir sur des périodes de formation tout au long de la vie professionnelle.

J.C. : Je pense qu’il faut consacrer beaucoup plus de temps à la réflexion longue. Un des problèmes de la politique, c’est qu’elle est prisonnière de réflexions immédiates. Si, en tant que responsable politique, on n’arrive pas à prendre du recul et de la hauteur, on va droit dans le mur.

Une initiative qui m’a frappé, en France, c’est la convention citoyenne pour le climat. C’est une expérience qui a réussi jusqu’à ce que Macron foute tout par terre. C’est le genre d’initiatives qu’il faut proposer et encourager. Mais il faut y consacrer du temps pour que ça réussisse.

Il faut aussi mieux tenir compte du terrain, de ce qui y est essentiel. Dans une perspective bottom-up, sur la base des besoins réels du terrain, il faut se demander à quoi sert ce qu’on fait. C’est lié à la question des bullshit jobs (emplois à la con),de David Graeber[2]. Autant y penser avant que tout s’écroule.

M-H.S. : On doit aussi s’assurer de l’effectivité des règles, du respect des conditions de travail. Or, aujourd’hui, il manque des inspecteurs du travail. Dans toute une série de secteurs (par exemple du transport, des abattoirs…), des règles ne sont manifestement pas respectées. C’est très dévalorisant pour celles et ceux qui y travaillent. Quand on voit certains niveaux d’exploitation, c’est choquant !

L’idée n’est pas de pointer du doigt les employeurs uniquement. Pour moi, le rôle d’un ou une ministre de l’emploi et du travail, c’est aussi de regarder avec l’employeur pourquoi sa situation est inextricable et comment on peut l’aider pour s’en sortir, ensemble. À nouveau, c’est une manière de réintroduire du sens, de la confiance. Sinon, on est uniquement dans la logique de la carotte et du bâton. Le monde n’est pas blanc ou noir. Dans ce genre de situation, il faut prendre contact avec le terrain.

P.D. : Au cours des vingt dernières années, avec la libéralisation et la mondialisation, on a créé une économie d’opportunistes. Trop de gens pratiquent le prix le plus faible, peu importe d’où viennent les choses, comment cela a été fabriqué, et sans se préoccuper de l’avenir. Dans une perspective de sortie de crise et de transition, il faut reconstruire des sociétés de contrats, des contrats qui offrent des perspectives. Cela permettrait aussi de créer de meilleures conditions de travail. À cet égard, le rôle du politique est important. Et au sein du monde des entreprises aussi, il faut remettre en avant cette idée de contrats de confiance, pour mettre fin à cette économie d’opportunistes.

Dans leur Manifeste Travail[3], co-signé par plus de 3.000 scientifiques, Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Dominique Méda proposent de démocratiser le travail, notamment en créant dans les entreprises une chambre des représentants des travailleurs qui équilibre le pouvoir des actionnaires, afin de soumettre la gouvernance des entreprises à une double majorité. Qu’en pensez-vous ?
J.C. : Il y a beaucoup d’éléments intéressants dans cette proposition. Réapprendre la démocratie en entreprise – où nous travaillons quotidiennement – pourrait être un bon moyen de revitaliser la démocratie qui est en crise dans la société. Et cela touche aussi au besoin de reconnaissance.

Toutefois, cela pose la question de savoir si le modèle de démocratie doit être représentatif, participatif, etc. Je pense qu’on peut imaginer plusieurs niveaux imbriqués. Le problème, c’est qu’on ne tient pas compte du principe de subsidiarité dans les organisations hiérarchiques. Or, cela devrait être un principe de base : celui qui est tout en haut ne devrait pas s’occuper de ce qui se passe sur le terrain. La première conséquence bénéfique de cette idée de démocratisation, c’est qu’elle pose directement la question de qui décide dans l’entreprise. Aujourd’hui, souvent, il n’y a que l’actionnaire qui décide, ce qui est un non-sens, parce qu’il n’est pas du tout impliqué dans la vie sociale de l’entreprise.

M-H.S. : L’idée de base du manifeste, c’est de revaloriser le rôle des apporteurs en travail, par rapport aux apporteurs de capital, de reconnaître qu’il n’y a pas que les actionnaires et les employeurs qui contribuent à l’entreprise, mais qu’il y a aussi, et surtout, celles et ceux qui produisent de la valeur au quotidien. C’est, pour moi, la plus-value majeure de la réflexion sur la démocratisation de l’entreprise.

Cependant, en ce qui concerne les modalités pratiques, il faut tenir compte des caractéristiques de chaque pays. Le manifeste se base sur l’exemple allemand, avec son principe de codétermination. Or, les entreprises allemandes ont une taille moyenne entre 500 et 5.000 travailleurs, alors que la Belgique – et en particulier la Wallonie et Bruxelles – est un terreau de PME (petites et moyennes entreprises). Avec une taille moyenne de 10-12 travailleurs par entreprise en Wallonie, les réalités sont différentes. Donc, vouloir figer les choses, en créant deux chambres dans toutes les entreprises, n’est sans doute pas adapté à la réalité de terrain belge. Il faut davantage tenir compte de l’approche globale du territoire, et il faut être souple sur les modalités particulières, selon les spécificités du territoire.

P.D. : Une autre question importante qui se pose, c’est celle des conditions pour participer (en s’y préparant) à la représentation au sein de l’entreprise. A priori, tout le monde n’a pas nécessairement envie de s’investir dans la prise de décision. Il faut tenir compte de cette réalité humaine, mais qui n’est pas insurmontable ; les gens peuvent apprendre. Et puis, il faut voir comment la responsabilité s’exerce en pratique. Par exemple, comment gère-t-on la discussion sur les primes dans un système de coresponsabilité ? Le rôle d’un administrateur ou d’une administratrice est en principe de rechercher le bien commun, pas de défendre les intérêts d’une catégorie. Avec deux chambres, il y a un risque d’opposer des catégories distinctes au sein de l’entreprise. Néanmoins, c’est un modèle qui mérite d’être essayé, en réfléchissant bien en amont à ce que cela implique concrètement au quotidien.

La question de la gestion et de la répartition du temps est centrale dans les réflexions sur l’organisation du travail. Quelle approche privilégiez-vous à cet égard ?

M-H.S. : Je voudrais émettre quatre réflexions paradoxales sur le temps. Tout d’abord, je constate que le temps, aujourd’hui, n’est pas un temps de qualité ; c’est un temps désynchronisé. On est dans un paradoxe total où chacun et chacune revendique la gestion autonome de son temps, en partie pour des raisons de contraintes (par exemple, familiales), mais aussi parce qu’on ne veut renoncer à rien : on veut travailler, se déplacer, avoir du temps pour soi, faire du sport… et tout cela au même moment.

Le temps a aussi un aspect culturel. Il peut être ressenti différemment. Ainsi, chez les ouvriers, il n’y a aucune revendication de réduction du temps de travail ; c’est frappant. Par contre, il y a des débats importants sur la fin de carrière. À l’inverse, dans un public socio-culturel plutôt favorisé, il y a beaucoup plus de revendications sur le temps de travail, avec la volonté de pouvoir disposer de son temps autrement.

Une autre constatation : on n’a jamais vécu aussi vieux et en bonne santé qu’aujourd’hui, et donc, relativement, on n’a jamais aussi peu travaillé qu’aujourd’hui. On commence à travailler quand on a fini ses études vers 24 ans, et on ne voudrait travailler que 4 jours par semaine, puis partir à la retraite à 55 ans, en bonne santé… Quand on part à 65 ans, il reste normalement encore 20 ans d’espérance de vie, sauf pour les métiers lourds.

P.D. : Aujourd’hui, en moyenne, la quantité totale de travail, à partir de 18 ans, équivaut à moins de 20% de la vie éveillée (donc sans compter la nuit) des adultes.

M-H.S. : Enfin, plus on réduit le temps de travail, plus on réduit les temps de contact et de vie en commun et, donc, plus on individualise et on renforce la dimension consommatrice du travail, au détriment de la dimension sociale de celui-ci. Ce qui me pose question, c’est l’individualisation du temps de travail, « en fonction de ce qui m’arrange, moi, à ce moment-là ».

Souvent, quand on a réduit le temps de travail, on augmente la pression au travail. Et le fait d’augmenter la pression au travail incite à réduire encore le temps de travail. Beaucoup de personnes passent à 4/5 temps sans être remplacées pour le 1/5 temps qu’elles laissent. Elles doivent donc faire en 4 jours ce qu’elles réalisaient en 5. Ainsi, elles s’épuisent et réduisent alors encore leur temps de travail. Loin de moi l’idée d’allonger le temps de travail, évidemment ! Je veux seulement attirer l’attention sur l’intensification du travail, qui représente un réel problème aujourd’hui. Cela devrait être un sujet de délibération collective dans les équipes au sein des entreprises. Travailler collectivement, ce n’est pas faire la somme des situations individuelles.

P.D. : Aujourd’hui, il y a une sorte d’injonction selon laquelle le travail est moins important que tout le reste, et en particulier que les loisirs. On s’est construit une manière de représenter le travail en opposition au reste, qui ne colle pas aux réalités.

J.C. : Ce que je trouve intéressant, aujourd’hui, en particulier chez les jeunes, c’est que beaucoup ont compris que le but premier du travail n’est pas uniquement de générer un revenu. De plus en plus de jeunes recherchent un travail qui correspond à leurs aspirations et qui rend service à la société. Si on arrive à répondre à la question « Pour quoi est-ce qu’on travaille ? », à retrouver du sens au travail, à la fois individuellement et collectivement, le temps de travail ne sera peut-être finalement pas une variable essentielle. Il faut repenser le travail comme une œuvre, et pouvoir ainsi voir et apprécier les résultats de son travail. Dès lors, ne plus penser la rémunération en fonction du temps, mais en fonction du faire.

M-H.S. : Un dernier élément important, sur la question du temps, c’est la dimension genrée. Une étude de l’ULB montre que si on impose un congé de paternité au moment de la naissance, d’abord il y a moins de maltraitance, et ensuite cela aboutit à des systèmes d’éducation et des relations de travail beaucoup plus équilibrées. Donc, s’il y avait, en matière de temps, une seule priorité à mettre, outre la fin de carrière, c’est le début de la vie, qui est cruciale, y compris en matière d’égalité.

Merci à vous trois pour cette discussion constructive. Vos contributions donnent à penser… et à agir !

Notes :

  • [1] François Dubet, Tous inégaux, tous singuliers. Repenser la solidarité, Seuil, 2022.

    [2] David Graeber, Bullshit Jobs, Les Liens Qui Libèrent, 2018.

    [3] Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Dominique Méda, Le Manifeste Travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Seuil, 2020. Voir aussi leur tribune : « Il faut démocratiser l’entreprise pour dépolluer la planète », Le Monde, 15 mai 2020 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/15/democratiser-pour-depolluer_6039777_3232.html).