En Question n°143 - décembre 2022

Numérique et bien commun

La transformation numérique que nous vivons favorise-t-elle le bien commun ou est-elle au contraire un obstacle ? La réponse ne peut être globale, car le « numérique » représente un vaste domaine de technologies diverses qu’il est difficile de regrouper sous un unique qualificatif. En outre, du fait du rapide développement technologique, nous manquons de recul pour en faire une analyse suffisamment distanciée. Les nouveaux outils fascinent ou inquiètent. Ils nourrissent notre imaginaire et nous risquons de nous en faire des représentations qui empêchent de conserver à leur égard une saine distance. C’est pourquoi je procéderai à partir de quelques exemples qui me semblent significatifs. Après ces rapides examens, quelques éléments de synthèse pourront alors être tentés[1].

crédit : Tim Marshall – Unsplash

La fracture numérique

On peut entrer dans la question à partir de l’accès au numérique. Certes, le maniement des ordinateurs est sensiblement plus aisé qu’il ne l’était dans les années 1960. Il n’est plus nécessaire d’être un programmeur professionnel pour pouvoir utiliser ces machines. Il n’en reste pas moins qu’elles représentent un certain investissement, surtout si l’on veut bénéficier de toutes les facilités qu’elles proposent. S’y ajoute un effet de mode qui fera acheter le dernier smartphone d’une marque connue. On parle de « fracture numérique » pour qualifier l’écart qui se creuse entre ceux qui sont, intellectuellement et économiquement, à l’aise dans le monde numérique et ceux qui ne le sont pas.

Cette situation n’est pas insurmontable. Le mouvement ATD-Quart monde s’est très tôt soucié de combler ce fossé. Comme l’écrit Bruno Tardieu, le père Joseph Wresinski, fondateur de ce mouvement, « a toujours pensé que les nouvelles technologies n’étaient pas un danger en soi, sauf si elles restaient uniquement dans les mains d’une élite ou de ceux qui cumulent déjà d’autres pouvoirs »[2]. À l’aide d’instances politiques, le mouvement attire l’attention sur le fait que l’usage des algorithmes d’intelligence artificielle dans le champ de l’aide sociale peut avoir des effets pervers en ce qu’il renforce le déterminisme (une personne qui vit dans tel quartier aura moins de chance de trouver un emploi ou un autre logement).

Les réseaux sociaux

Un deuxième domaine est le champ des communications. On pense ici assez spontanément aux réseaux sociaux dans la mesure où ils permettent d’établir des relations entre diverses personnes et groupes à l’échelle mondiale. Des communautés se créent, par-delà les distances géographiques. Des personnes entrent en relation autour de mêmes centres d’intérêt. Lors de la pandémie de covid-19, des liens ont pu se maintenir grâce aux outils numériques. Des classes ont pu continuer à fonctionner, ce qui a permis aux élèves de ne pas se trouver isolés (ce qui ne fut malheureusement pas le cas général du fait de la « fracture numérique » mentionnée à l’instant). Des familles, des groupes d’amis, des communautés religieuses ont pu maintenir un lien.

Ce deuxième exemple montre déjà l’ambivalence du processus. On peut se demander quelle est la qualité de ces relations « virtuelles » lorsqu’elles restent sur ce plan sans rencontres physiques, surtout si elles se font à travers des pseudos ou des « avatars ». On connaît la violence qui marque certaines contributions sur ces réseaux, une violence qui serait sans doute moins marquée si les personnes se rencontraient effectivement. De plus, si les réseaux contribuent à bâtir des communautés, cela peut conduire à un entre-soi homogène, à une forme de communautarisme qui ne favorise pas l’ouverture à l’autre, condition nécessaire à la construction du bien commun. « Internet devient un système de véridiction »[3]. Le numérique favorise aussi le complotisme, phénomène ancien qui, grâce aux réseaux sociaux, trouve une nouvelle vigueur.

Les sites de partage

Un domaine dans lequel la contribution au bien commun me paraît mieux affirmée est celui des sites de partage. C’est le troisième exemple que je retiens. Dans le champ des connaissances, Wikipédia est sans doute le meilleur exemple. La mise en commun des connaissances, à condition qu’il y ait un certain contrôle sur leur contenu, contribue à leur enrichissement. Les contributeurs ont le goût de partager leur expertise, la mettant gratuitement à disposition de tous. C’est d’ailleurs l’une des rares entreprises qui représentent l’utopie originelle du web : partager gratuitement ses connaissances. Comme pour les logiciels libres et d’autres ensembles en « open data », on peut employer à leur propos l’expression de « biens communs numériques ». Il s’agit de ressources qui ne relèvent pas de la propriété privée (comme par exemple les brevets ou les documents qui sont soumis aux droits d’auteur).

De nombreuses initiatives ont vu le jour dont au moins le principe est intéressant. Des sites mettent en relation directe celui qui dispose d’un service et celui qui en a besoin. On connaît le site « BlaBlaCar » qui remplace avantageusement l’auto-stop. Un exemple intéressant est l’association « Lulu dans ma rue »[4] pour permettre à des personnes de la rue de faire des petits travaux chez des particuliers.

Ces initiatives peuvent être détournées et servir plus au profit de ceux qui les dirigent qu’à celui des utilisateurs. L’exemple emblématique est celui d’Uber. Les puissants trouvent toujours les moyens de récupérer les entreprises à leur profit. La philosophe américaine Shoshana Zouboff a montré de manière éloquente la dérive de sites initialement conçus dans un esprit de gratuité[5]. De fait, internet est passé de l’idée initiale d’un réseau d’échange ouvert et gratuit à un système capitalistique lié surtout au modèle néo-libéral américain.

Conclusion

Quelle leçon en tirer ? Comme tout outil, le numérique est ambivalent. La facilité d’utilisation, la puissance qu’il confère peuvent nous fasciner et nous en rendre dépendants. Nous sommes spontanément portés à faire confiance à une technologie lorsqu’elle est très élaborée et qu’on n’en maîtrise pas le fonctionnement (c’est de plus en plus le cas en ce qui concerne des machines capables d’ « auto-apprentissage » sans supervision humaine). Nous risquons d’obéir aveuglément aux algorithmes qui orientent nos achats en fonction de critères qui nous échappent. La machine peut se substituer à la décision humaine. Par réaction, d’autres personnes se méfient du numérique et préfèrent rester à l’écart, quitte à se priver des services qu’il peut fournir. Un apprentissage du numérique est indispensable, en particulier pour les enfants qui n’ont pas spontanément le recul nécessaire et qui se laissent facilement fasciner par les écrans.

Ce n’est pas fortuit que le numérique se développe dans une période où un nombre croissant de personnes aspirent à participer davantage à la vie commune. La tendance n’est pas générale mais il existe plusieurs indices qui montrent un désir croissant dans la population d’être associé aux décisions. Le numérique, dans la mesure où il permet la contribution de tous, peut favoriser cette évolution. On objectera que le numérique est aussi utilisé par des systèmes totalitaires comme la Chine pour surveiller leurs citoyens (voire par des entreprises pour capter des données à l’insu des utilisateurs). « Big Brother is watching you » n’est plus une utopie ! La capacité de résistance peut sembler limitée, mais il faut se dire qu’aucune technologie n’est toute-puissante, qu’aucun système n’est infaillible. Les États démocratiques se dotent, parfois avec retard, de dispositifs juridiques afin de protéger la vie privée des personnes, condition nécessaire à la vie commune (en Europe, le RGPD et, plus récemment, de nouveaux règlements, le Digital Markets Act et le Digital Services Act). Il importe que les citoyens s’engagent pour ne pas laisser aux seuls spécialistes le monopole de l’action.

La notion de « bien commun » repose sur une anthropologie relationnelle qui suppose que les humains sont davantage portés à la coopération et à la solidarité qu’à l’opposition violente. Ce postulat ne suffit certes pas à écarter cette dernière ! Mais il n’y a pas de raison de penser que les nouveaux outils seraient par nature dangereux pour le bien commun. Il importe de bien les connaître pour les mettre au service de l’humanité, de toute l’humanité.

Notes :