En Question n°143 - décembre 2022

La modernité des communs

Eau, air, forêt, espace, internet… sont de plus en plus souvent réclamés comme des « biens communs », du local au global, qu’il convient de préserver pour notre survie. Ces « biens communs » ne deviennent effectivement des « communs » que lorsqu’ils sont gouvernés par et avec les communautés qu’ils concernent. Préciser ce qu’on entend par « communs » nécessite de comprendre leur mode de gouvernance qui les différencie fondamentalement des principes du marché capitaliste ou de la régulation publique et conduit à la conviction qu’ils sont indispensables pour répondre aux nécessités de notre temps.

crédit : Lucas Sandor – Unsplash

Les dérèglements climatiques, la pandémie et l’accroissement des inégalités rendent en effet plus urgente la nécessité de gérer la rareté, la complexité et l’incertitude. Sans doute notre civilisation occidentale a-t-elle toujours été confrontée à l’insuffisance des ressources pour répondre à ses ambitions et normes afférentes. Elle a cru trouver des solutions en allant les prélever ailleurs dans le monde ou en compromettant les générations futures. Elle en paie désormais le prix. Quoi qu’espèrent les riches libertariens à propos de Mars, si l’humanité décide de partager et de réviser notre mode de « développement », elle redécouvre inévitablement l’actualité des communs.

J’apporte ici un regard nourri, d’une part, des nombreuses expériences dont témoignent les chercheurs et les acteurs qui se retrouvent dans La Coop des Communs[1] et, d’autre part, de mon parcours professionnel de plus de 40 ans dans l’économie sociale et solidaire (ESS), entendue comme un ensemble d’organisations a-capitalistes (qui ne sont pas régies par la logique du capital).

Un modèle d’auto-organisation dans une perspective de long terme

La politologue et économiste américaine Elinor Ostrom (1933-2012) a défini les communs aussi bien à partir de ressources déjà existantes (les poissons d’un lac, le gibier d’une forêt, l’herbe d’un pâturage ou encore l’atmosphère) que de systèmes construits par la main de l’humain tel un système d’irrigation ou un espace de culture[2].

Les communs permettent à un ensemble de personnes qui partagent un « concernement »[3], lorsqu’elles font face à une situation où l’accès ou l’usage des ressources nécessaires à leur vie ou l’exercice de leurs droits leur paraissent menacés, fragilisés, ou insuffisamment développés, de trouver des solutions pour faire vivre le commun dans le long terme, en définissant collectivement les règles, droits, devoirs et les modalités de délibération qui devront être appliquées par tous à cette fin. En ce sens, ce sont des processus qui intègrent d’emblée une dimension humaine et écologique.

L’auto-organisation des personnes concernées n’est pas une fin en soi, mais un moyen incontournable de mettre en action les savoirs et pouvoirs d’action au plus près de la réalité. C’est une condition de l’adhésion dans la durée. Le mode de communication entre les participants aux communs pour fabriquer des savoirs utiles à la transformation sociale et écologique permet d’échapper aux « dilemmes sociaux » : « Les modèles économiques, qui représentent les structures des situations comme invariables, illustrent les stratégies que les individus appliqueront lorsqu’ils se trouvent dans une situation qu’ils ne peuvent modifier. Ils ne nous disent pas ce que feront les individus lorsqu’ils possèdent l’autonomie nécessaire pour élaborer leurs propres institutions et sont en mesure d’influencer les normes et bénéfices perçus »[4].

On doit à Ostrom une définition des communs en trois éléments : 1) une ressource en accès partagé, 2) un système de droits et d’obligations pour les « appropriateurs » (ceux qui vont avoir accès à la ressource) et 3) des règles de contrôle et de gestion des conflits (système de gouvernance). Ce dernier point nous intéresse particulièrement : pour faire « autre chose » que ce que nous avons fait jusqu’à présent, il faut pouvoir faire « autrement » ; le mode de production conditionne les résultats de production.

Les communs nous conduisent à un nouveau rapport aux savoirs. Mon expérience dans l’ESS m’amène à émettre l’hypothèse que les modes de gestion que toutes les organisations, y compris a-capitalistes, doivent désormais appliquer au nom de l’efficacité économique, à l’instar des grandes organisations capitalistes, sont justement ceux qui réduisent la dimension humaine dans l’entreprise, réduction qu’on dénonce par ailleurs. On tue donc d’un côté les spécificités que l’on vante de l’autre, sans interroger la pertinence du cadre de référence.

Les groupes de travail de La Coop des Communs mettent l’accent sur le prix qu’il faut accorder à la communauté.

Un modèle opposé aux logiques du marché capitaliste    

Comme le dénonce Benjamin Coriat, c’est une « escroquerie intellectuelle » de laisser croire, comme le fait Jean Tirole[5], que « quel que soit le champ considéré, c’est à travers le marché et les bonnes incitations dirigées vers les firmes qu’on atteint le ’bien commun’ ». Prenons deux exemples, celui des plateformes numériques et celui de la santé.

En opposition aux plateformes numériques multinationales (Uber, Amazon, Airbnb…), des dizaines de plateformes coopératives ou associatives développent des modèles de transition écologique et solidaire : la valeur est partagée avec les usagers et les territoires, les parties prenantes sont associées aux décisions, les données des utilisateurs ne sont pas le cœur du modèle économique, les projets sont au service de l’intérêt général. Ces nouveaux communs incarnent une vision du territoire intelligent portant des services aux citoyens en permettant le développement de nouveaux liens sociaux, cadres d’échanges, activités nouvelles et innovations dans des secteurs d’activités très divers : CoopCircuits (circuit court alimentaire), Oiseaux de passage (hébergement et tourisme), Pwiic (échanges de biens et services en pair à pair), CoopCycle (livraison à vélo), Mobicoop (covoiturage), Label Emmaüs (e-commerce), Commown (électronique responsable et durable)…

Dans le domaine de la santé, citons les succès de DNDi (Drugs for Neglected Diseases initiative)pour les médicaments contre les maladies tropicales négligées (entendez : qui n’ont pas de caractère commercial significatif pour l’industrie pharmaceutique…). S’appuyant sur les droits humains fondamentaux et les considérations éthiques, la plateforme collaborative est un commun de recherche clinique orienté vers la consolidation des compétences locales. Les protocoles s’appuient sur des concepts et des pratiques formés dans l’Open Innovation (en français, Innovation ouverte, c’est-à-dire des modes d’innovation fondés sur le partage, la collaboration), voire directement dans le monde des communs[6].

Un modèle différent des pratiques publiques

Les communs ne poursuivent pas un objectif d’affaiblissement de la puissance publique, dont ils ont d’ailleurs besoin pour obtenir la reconnaissance de leurs droits d’organisation. Ils mettent en œuvre une autre façon de construire la vie ensemble et de concevoir le service public, une autre façon de faire vivre la démocratie.

La logique des communs participe d’une volonté de réappropriation de la chose publique, par le « public », entendu comme communauté politique désireuse, sous des formes variées, de participer pleinement au gouvernement de la cité.

De belles collaborations peuvent être citées, entre nouveaux collectifs d’habitants et équipes municipales renouvelées. La Coop des Communs termine une étude sur des exemples représentatifs : le Pacte pastoral intercommunal dans les Cévennes, des Fablabs[7], des skateparks conçus en commun, des entreprises à but d’emploi, des centres de santé communautaire. Dans de nombreux cas, ils ont recours au statut juridique de la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), devenant ainsi des coopératives multi-parties prenantes auxquelles les collectivités locales peuvent être associées.

En Italie, Labsus (Laboratoire pour la subsidiarité) a conçu le « Règlement pour l’administration partagée » pour prendre soin des biens communs, en réunissant le secteur public, le privé, les citoyens et le tiers secteur. Il est désormais adopté par 280 villes et des milliers de personnes se forment pour le mettre en œuvre. « Imaginez un œuf dans la poêle : il y a un jaune, qui sont les vrais services publics, et puis tout le blanc d’œuf autour. Voilà, je pense que les services publics traditionnels sont le jaune, mais je pense aussi que les ‘services hybrides et partagés’ doivent être repensés autour d’eux », déclare Daniela Ciaffi, vice-présidente de Labsus[8]. Exemple : une école primaire, service public en journée, se transforme en bien commun, s’ouvrant sur le quartier jusqu’au soir avec des activités d’intérêt général organisées par des groupes d’habitants.

La démarche italienne a inspiré Grenoble : dans une délibération du 28 mars 2022, la ville « se donne comme horizon de transformer les ‘biens communs’ dont elle a la charge, partielle ou totale, en ‘communs’, c’est-à-dire d’ouvrir de plus en plus leur gouvernance aux parties prenantes en les faisant devenir des actrices à part entière ».

Un modèle qui interroge la pratique de l’ESS

L’économie sociale et solidaire a toujours mis en mouvement des citoyens dans un agir économique reposant sur l’implication de ceux-ci et sur les moyens économiques, sociaux et culturels qu’ils mettent en commun, avec des formes juridiques et institutionnelles propres aux entreprises a-capitalistes de l’ESS. Mais, compte tenu de l’hégémonie des logiques de marché et de délégation de service public, être militant d’un projet d’ESS se révèle un combat sans fin.

Jardins partagés, logiciels libres, encyclopédies en ligne, mutuelles de travail, plateformes numériques, circuits courts… adoptent des formes d’économie sociale, associatives, coopératives (coopératives de travailleurs à vélo, coopératives d’activités et d’emploi offrant les avantages du salariat à des coopérateurs qui ne veulent pas du lien de subordination, sociétés coopératives d’intérêt collectif reposant sur le multi-sociétariat dont les collectivités locales). Qu’est-ce qui anime spécifiquement ces entités quand elles se réclament des « communs » ?

D’abord, pour les communs, la place des personnes concernées dans les processus de prise de décision est centrale. Il ne s’agit pas seulement de leur faire partager des consensus préparés par la techno-structure, mais de partir de leurs savoirs, organiser les controverses, nommer et gérer les conflits pour construire les décisions[9]. Cela ne veut pas dire qu’on ne prend pas de décision, mais que celle-ci est sous contrôle permanent en vue de son amélioration. Une telle gouvernance se complexifie avec la taille de la communauté. Sans doute les démarches de conventions citoyennes sont-elles intéressantes à cette fin, sans remplacer toutefois ni la démocratie représentative ni l’expérience « mutualiste » au cœur du commun : des personnes concernées par un risque mutualisent leurs efforts pour le couvrir en s’appuyant sur leur connaissance et leur capacité à agir dessus.

Ensuite, la prise en compte du long terme et de l’intérêt général fait partie intégrante de leur fonctionnement,ce qui n’est pas systématiquement le cas dans l’ESS. Le 7ème principe coopératif de l’Alliance coopérative internationale stipule certes que « les coopératives œuvrent au développement durable de leur collectivité en appliquant des politiques approuvées par leurs membres », mais cela n’entraîne pas la prise en compte de l’intérêt général. La question de l’ouverture et de l’inclusion des personnes éloignées se pose aussi, même dans les coopératives d’intérêt collectif que sont les SCIC. Seules celles qui dépassent l’intérêt du cercle restreint de leurs membres pour fonctionner en système ouvert ont une vocation de communs.

Enfin et surtout, il faut une compréhension intime de la continuité du vivant. Les communs nous amènent à avoir un autre regard sur le monde, avec une interdépendance humains/non humains, en intégrant le souci de la ressource dans la démarche même de la communauté et de sa gouvernance. L’ESS, qui s’est construite avec l’ère industrielle, doit comprendre que les communs ne sont pas, pas plus que l’environnement, un nouveau secteur d’activité qu’elle engloberait.

Les communs ont besoin de règles de gestion et de financements spécifiques

La place manque ici pour montrer l’effet pervers de la transplantation d’outils de gestion d’entreprises capitalistiques aux entreprises non lucratives, ainsi que la pression du « one best way » (c’est-à-dire, selon le taylorisme, l’établissement de la « meilleure façon » de produire) pour réussir le « passage à l’échelle » (c’est-à-dire à changer de dimension ou de volume pour s’adapter aux besoins des utilisateurs). La pérennité des communs dépend de la reconnaissance de leurs spécificités dans l’environnement économique et juridique, fiscal, comptable… et financier.

Évitons en tous cas de singer nous-mêmes les outils financiers des autres ! De grâce, n’évaluons pas le commun avec des outils de quantification qui permettront des valorisations financiarisées, à l’instar de l’évaluation des services éco-systémiques à laquelle on recourt pour activer la prise en compte de la nature dans les décisions d’investissement, ou de la mesure des coûts évités par des acteurs sociaux pour permettre à des entreprises d’acheter des crédits sociaux comme des crédits carbone, sans parler des contrats à impact social qui rémunèrent les évaluateurs dix fois plus que les acteurs de terrain. Vigilance, la finance est souvent le problème, pas la solution.

C’est dans la dialectique entre les dynamiques des collectifs des « communs » que beaucoup d’entre nous placent leurs espoirs pour réapprendre à vivre, produire, consommer, délibérer ensemble demain, quel que soit l’avenir de notre humanité. En communicant et interagissant de manière répétée pour animer la vie autour des ressources qu’ils créent ou dont ils sont dépendants, ces communs agissent dans une vision d’intérêt général écologique et solidaire.

Comme la question sociale et la question environnementale, les communs ne représentent pas la cerise sur le gâteau, mais bien le gâteau lui-même !

Notes :

  • [1] La Coop des Communs, association française fondée en 2016, réunit des chercheurs de différentes disciplines et des acteurs de la société civile engagés dans des actions collectives de transition, souvent en lien avec des collectivités publiques, toujours confrontés aux normes de gestion et d’exercice des métiers faites pour les formes dominantes d’organisation (coopdescommuns.org).

    [2] Benjamin Coriat, dans Dictionnaire des biens communs, 2ème édition mise à jour, sous la direction de Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld, PUF, 2020.

    [3] Au sens où il existe une relation entre les personnes et la ressource, leur sort dépend l’une de l’autre.

    [4] Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck, 2010, p.222.

    [5] Benjamin Coriat, « ‘Sauver le Bien Commun’ ou le Davos de la mondialisation malheureuse », Analyse Opinion Critique (AOC), 21 juin 2022.

    [6] Voir Stéphanie Leyronas, Philippe Abebassis, Nathalie Coutinet et Benjamin Coriat, « Du Partenariat pour le Développement de Produits au Commun ? DNDi Quinze ans après », HAL science ouverte, 2018.

    [7] Un Fablab (contraction de l’anglais fabrication laboratory, « laboratoire de fabrication ») est un lieu ouvert au public, donnant accès à toute personne, quel que soit son niveau de connaissance, aux outils et aux savoirs pour concrétiser des projets à l’aide de machines pilotées par ordinateur.

    [8] Daniela Ciaffi, « Servizi ibridi e condivisi, per prendersi cura dei Beni comuni », Labsus, 9 juin 2022.

    [9] Ostrom a dégagé 8 « principes de conception », ou questions à se poser face à une situation, pour favoriser la confiance et la réciprocité indispensables du « commun ». Ce sont : a-t-on défini clairement la ressource et la communauté ? les règles sont-elles adaptées aux conditions locales ? les individus concernés ont-ils la possibilité de participer à l’arène des choix collectifs ? peuvent-ils surveiller le respect des règles ? un dispositif de sanctions est-il prévu en cas d’inobservance ? existe-t-il des mécanismes de résolution des conflits accessibles ? y a-t-il une reconnaissance (minimale) des droits d’organisation de la communauté de la part des autorités extérieures ? a-t-on pensé une gouvernance polycentrique et multi-niveau pour les ressources imbriquées dans des ensembles plus vastes ?