En Question n°144 - mars 2023

Pratiquer la démocratie à l’école

La démocratie, cela s’apprend, et ce dès le plus jeune âge. Pourtant, à l’école, nombreux sont les mécanismes qui entretiennent les rapports de domination, permettent le harcèlement, et participent ainsi à encourager une vision autoritaire de la politique. À l’opposé de cette tendance, comment cultiver et déployer la démocratie à l’école ?

crédit : Kenny Eliason – Unsplash

La seule chose qui rende les êtres humains égaux les uns vis-à-vis des autres, ce sont leurs émotions. Les émotions, par nature, ne peuvent en effet pas être hiérarchisées en fonction du rang et du statut de celui ou celle qui les éprouve.

Une opinion est, par contre, inévitablement plus ou moins valide en fonction du niveau d’autorité intellectuelle de la personne qui l’émet, de son statut plus ou moins reconnu dans le domaine qu’elle aborde en faisant part de ce qu’elle pense et de la qualité des informations sur lesquelles elle se base pour émettre son point de vue.

Une opinion, par la nature de ce qu’elle suppose, devient alors un piège pour les démocraties quand la rumeur prend le pas sur la vérité avérée au point que l’on préfère retenir la première que rechercher la seconde. Ou, quand le slogan frappe plus fort que la réflexion argumentée parce que, en grossissant le trait, on attire davantage l’attention et on facilite la rétention. Ou, enfin, quand l’opinion tranchée, clivante et réductrice prend le pas sur celle qui, recourant aux nuances, ne choisit pas résolument un camp ou conçoit que les réalités humaines sont généralement bien plus complexes que ce qu’elles donnent à voir au premier abord.

C’est ainsi que l’on peut parler, entre les êtres humains, d’une forme d’égalité affective et pas toujours d’une égalité effective, celle-ci étant trop souvent démentie dans les faits.

C’est ce qui explique qu’à l’école notamment et dans tous les espaces de vie commune, les enfants et les adolescents doivent apprendre non seulement à concevoir le fonctionnement d’une démocratie mais aussi, et surtout, à avoir confiance dans cette forme politique d’organisation du vivre-ensemble. Pour y arriver, il faut évidemment combattre l’idée qu’une forme démocratique n’est vivable que si elle est dirigée par un « responsable » capable d’avoir la poigne suffisamment forte pour imposer sa conception de l’égalité. Pour lutter contre cette idée de démocratie imposée par la force, qui est à la base de toutes nos « démocratures », il apparait fondamental de mettre en place, au sein des écoles, les conditions de vie collective qui permettent à chacune et chacun d’éprouver ce qu’est véritablement une démocratie qui attribue à toutes et tous une place égale et reconnait la position de chacune et chacun.

Une démocratie fondée sur les qualités d’éloquence des uns, des unes et des autres, légitimée par l’élection du plus populaire, soucieuse de la seule majorité, ne donnant la parole qu’à celles et ceux qui ont la force de la prendre, laissant les sans-voix dans un silence obtus, condamnant les opinions minoritaires à l’oubli, ne s’appliquant qu’à des aspects peu significatifs de la vie scolaire, ne permettant pas de libérer ni surtout de protéger la parole de celles et ceux qui sont en difficulté au sein du groupe, obligeant celles et ceux qui sont touchés affectivement à argumenter de façon rationnelle pour espérer se faire entendre dans le groupe, accordant plus de crédit à celles et ceux qui parlent fort, donnant toute la place à celles et ceux qui utilisent leur ascendant pour écraser celles et ceux qu’ils veulent écraser, une démocratie qui ne ferait que renforcer les rapports de domination au sein du groupe ou qui se contenterait d’entériner par des votes les tendances lourdes du collectif… cette démocratie-là n’est jamais qu’une démocratie balbutiante et superficielle, une démocratie de surface qui marche sur une seule jambe et peine à faire reconnaitre le droit d’expression des membres qui souffrent dans le groupe ou dont l’opinion est minoritaire…

Le tirage au sort

L’élection d’un « délégué de classe » fondée essentiellement sur le niveau de popularité de celui ou celle qui présente sa candidature auprès de ses condisciples, donne par exemple l‘idée que la démocratie consiste à donner le pouvoir de représentation à la personne qui s’est avérée la plus séductrice dans ses promesses, la plus séduisante dans ses propos et, in fine, est devenue par cela la plus populaire au sein du groupe. Outre le fait que cette forme élective et sélective peut être très mal vécue par celles ou ceux qui, ayant échoué dans leur candidature, mesurent l’étendue de leur impopularité, cette pratique donne en réalité une image bien pitoyable du fonctionnement démocratique.

On le sait, et c’est par ailleurs comme cela que la démocratie fonctionnait dans l‘idéal athénien, c’est le tirage au sort qui constitue la meilleure expression de la force de représentation démocratique en confiant à la personnes « élue » le soin de représenter la parole du peuple sans jamais se l’accaparer ou prétendre parler à sa place.

Les règles de fonctionnement

Ce sont les règles de fonctionnement de l’appareil démocratique qui permettent d’assurer la récolte de toutes les opinions émises au sein du groupe, celles qui seront majoritaires bien entendu, mais aussi celles qui resteront minoritaires, celles qui ne sont partagées que par deux personnes au sein du groupe et aussi celles, souvent singulières, qui ne sont portées que par un seul.

La force d’un collectif démocratique, c’est de porter chacune de ces formes d’opinion au niveau d’un pouvoir exécutif pour qu’il en tienne compte et renvoie aux détenteurs des opinions majoritaires, minoritaires, partagées ou singulières un compte-rendu du cheminement que leur opinion a pu réaliser plus ou moins loin dans le processus de prise de décision. Faire fonctionner une démocratie ne se réduit pas, dans ce cadre, à entériner les opinions majoritaires et à enterrer sans plus d’examen toutes les autres… Une démocratie s’évalue en effet davantage à l’aune de la façon dont elle protège ses minorités et tient compte de leurs avis qu’à la manière dont elle attribue aux majorités qu’elle fait émerger un pouvoir absolu, complet et sans borne…

L’expression des opinions et des émotions

En outre, celles et ceux qui souffrent affectivement des rapports de domination se manifestant inévitablement au sein d’un groupe ont besoin, si l’on veut qu’ils et elles puissent expérimenter ce que signifie vraiment un collectif démocratique soucieux d’une répartition équitable du pouvoir de chacune et chacun, de sentir que l’expression de ce qu’elles ou ils éprouvent au sein de ce collectif, parfois même à cause de son fonctionnement, ne sera pas remis en question par ce même collectif.

Voilà pourquoi, dans tous les cas où l’on sollicite l’expression affective, il faut veiller à faire respecter la règle selon laquelle « une expression dite ne peut être contredite ». Les états émotionnels (joie, tristesse, peur, colère, dégoût) ne peuvent en effet jamais être hiérarchisés. Une émotion n’est, par nature, ni juste ni injuste, ni vraie ni fausse, ni bonne ni mauvaise, une émotion est ce qu’elle est et elle ne souffre d’être contredite ni dans sa légitimité (si je suis triste, personne n’a à me dire que je n’ai pas à l’être) ni dans son intensité (personne ne peut me dire que je n’ai pas à être aussi triste que je le suis).

C’est la raison pour laquelle, si l’on veut faire fonctionner un idéal démocratique de manière suffisamment opératoire pour que tous les élèves l’éprouvent et que chacune et chacun retrouve une confiance suffisante dans son efficacité, il faut nécessairement distinguer les lieux de prise de parole où s’expriment des opinions et ceux qui mettent en jeu des émotions.

Pour les espaces où s’expriment des opinions, il s’agira essentiellement de donner à la personne à qui il appartient de recueillir les opinions et de les faire remonter dans les organes de prise de décision, des techniques qui permettent de relever toutes les opinions émises au sein de la classe.

Ces « techniques » sont celles qui se retrouvent à la base des espaces de dialogue concertés tels que nous les avons conçus. Le principe est le suivant : si l’on veut que le délégué de classe, choisi par tirage au sort, puisse jouer pleinement son rôle de représentation de chacun, il faut veiller à ce qu’il récolte tous les points de vue, et les rapporte aux instances qui en tiendront compte totalement, partiellement ou pas du tout. Le délégué devra également, dans tous les cas, renvoyer soigneusement, à ceux, celle ou celui qui ont émis l’opinion, une explication des raisons pour lesquelles son (leur) opinion n’a pas pu, totalement ou partiellement, être prise en considération…

Pour les espaces qui mettent en jeu des émotions, il sera davantage question de protéger la prise de parole de chacune et chacun. Certaines personnes, notamment, souffrent de la puissance démesurée de ceux ou celles qui ont un pouvoir d’influence excessif au sein du groupe et le manifestent à leur encontre afin de démontrer l’étendue et la solidité de leur posture de dominant… Ces contextes d’agressivité hiérarchique mal contrôlée sont par ailleurs à la base de toutes les situations de harcèlement.

On le sait, en effet, le harcèlement est la principale maladie des démocraties. Il se révèle chaque fois que les rapports de domination, mal contrôlés dans leurs effets, produisent une souffrance aggravée par le sentiment d’impuissance de celui ou celle qui l’éprouve.

Et par conséquent, il ne peut y avoir de fonctionnement démocratique sain s’il n’y a pas d’outils et de techniques à même de protéger l’expression affective des personnes qui subissent, par exemple, les moqueries, les sarcasmes, l’ironie ou la dérision de la part d’autres se donnant tous les droits sous prétexte que le fonctionnement démocratique leur garantirait une liberté d’expression susceptible de s’exercer sans frein…

Les espaces de parole régulés manifestent alors toute leur puissance performative : du fait que les règles d’expression protègent la prise de parole de chacune et chacun, les techniques utilisées rendent effective cette absence complète de hiérarchie affective qui constitue la base nécessaire, élémentaire et fondamentale de toute démocratie… Sans ce socle affectif, les démocraties s’établissent sur des sables mouvants en prenant leurs appuis sur un terrain « émouvant » qui ne reconnait pas le même droit à chacune et chacun d’être triste, d’être en colère, ou d’avoir peur et de le faire savoir au sein du groupe, sans s’exposer au risque d’être contredit ou d’être interrompu. L’enjeu est ici de faire émerger les forces que contient ce groupe humain dès lors qu’il est question de consoler, d’apaiser ou de rassurer, sans plus permettre aux dominants d’utiliser une démocratie de surface pour y faire la pluie et le beau temps.