Vivre en commun : le pari monastique
Quels enseignements politiques tirer d’une vie fondée sur la mise en commun radicale des biens et des existences ? Timothée de Rauglaudre explore la portée subversive du modèle monastique dans son dernier ouvrage : La Grâce politique du monastère (Seuil, 2025).

La vie en commun constitue la matière première du monachisme. Cette idée ne va pourtant pas de soi. L’étymologie du terme « monastère » se rapporte à la racine grecque monos, c’est-à-dire « seul ». Ce n’est cependant pas à la solitude du moine ou de la moniale qu’il est fait référence, mais à son choix du célibat ou, selon les interprétations, à la nécessaire unité de la communauté dans laquelle il ou elle s’engage. Pour mieux comprendre, c’est vers un autre mot d’origine grecque qu’il faut se tourner, un mot largement tombé en désuétude : celui de cénobie. C’est par cette appellation que saint Pacôme le Grand, père du monachisme chrétien sous sa forme communautaire, dans le désert égyptien du IVe siècle, désigne l’entité monastique, plutôt que par celle de « monastère ». Le mot « cénobie » est composé de koinos, « en commun » et bios, « vie ».
Au siècle précédent, dans le même désert égyptien, saint Antoine le Grand, dont Pacôme a été un disciple, a fondé l’anachorétisme, l’acception érémitique du monachisme, qui a quasiment disparu en Occident. À partir du même geste de fuite du monde vers le désert pour suivre radicalement le Christ, saint Pacôme invente le cénobitisme, une autre manière d’être moine, qui se structure autour d’un principe de fraternité communautaire, d’une « communion » – la koinônia –, dont le fonctionnement est gouverné par une règle, la toute première de l’histoire monastique. Celle-ci décrit Pacôme comme étant « plein d’amour pour les hommes et ses frères ». C’est ce lien de communion entre les frères – ou les sœurs, saint Pacôme ayant aussi fondé un monastère féminin – qui forme le ciment de la cénobie, bien plus que l’autorité charismatique d’un abbé – ou d’une abbesse –, ce que certains ordres monastiques auront parfois tendance à oublier en lui conférant un pouvoir trop descendant.
Le monastère est ainsi, d’emblée, le lieu de l’indivision, de l’unanimité des cœurs. À l’image de la première communauté chrétienne de Jérusalem, dépeinte dans les Actes des Apôtres, ses membres sont « un seul cœur et une seule âme » (4, 32). Peu après Pacôme, la règle de saint Augustin consacre le « désir de vivre en commun, afin de n’être toutes[1] ensemble qu’une seule âme et qu’un seul cœur en Dieu ». Fondées sur ce principe, les traditions monastiques auront le plus grand mal, dans notre monde moderne, à intégrer l’idée d’individu, littéralement ce qui ne peut être divisé. « Quand on dit ‘individu’, c’est celui qui est coupé des autres », m’a dit à l’abbaye bénédictine d’En Calcat (Tarn) frère Columba. « Alors que la personne, une notion typiquement chrétienne, est toujours en relation avec d’autres personnes ».
C’est la différence que le philosophe Emmanuel Mounier, père du personnalisme communautaire, établit entre l’individualisme, qui envisage un « homme abstrait, sans attaches ni communautés naturelles, dieu souverain au cœur d’une liberté sans direction ni mesure, tournant d’abord vers autrui la méfiance, le calcul et la revendication », et le personnalisme qui considère que « la personne est une existence capable de se détacher d’elle-même, de se déposséder, de se décentrer pour devenir disponible à autrui »[2]. Le monastère se retrouve plus facilement dans cette dernière conception. Au sens sociologique, il est holiste plutôt qu’individualiste : la communauté est supérieure à l’addition des membres qui la composent. « La communauté est plus que la somme des sœurs, abonde sœur Alice-Anne, abbesse des clarisses de Cormontreuil (Marne). On dit qu’une communauté, c’est un corps, une personne, un don de Dieu ».
Cette centralité de la vie en commun dans les traditions monastiques est devenue plus que jamais subversive à l’ère de la modernité capitaliste, qui repose sur la fiction d’un individu souverain et sans attaches. Ce principe permet de mieux comprendre l’ensemble des rapports au monde – des « formes de vie », pour citer la règle de sainte Claire d’Assise – qui caractérisent la vie monastique et ce qu’ils nous enseignent d’éminemment politique. Ainsi, dans le monastère, la propriété n’a de sens que communautaire, à l’instar, là encore, des premiers chrétiens de Jérusalem. Aucun individu ne peut mettre la main sur les biens, et les richesses qui reviennent à la koinônia, sont détenues et gérées en commun. Cette abolition, toujours en vigueur aujourd’hui, de la propriété personnelle fait du monastère un modèle de communisme primitif qui, selon le moine trappiste états-unien Thomas Merton, mort en 1968, revêt de nos jours un « sens symbolique, prophétique même » contre les « abus de propriété »[3].
C’est aussi de cette mise en commun radicale de l’existence que découlent les conceptions monastiques du travail (destiné à pourvoir aux besoins de la communauté), de la paix (sans cesse rétablie pour éviter la division du corps monastique), de la délibération et de la décision, de l’écologie ou encore de l’hospitalité. Le témoignage des moines et des moniales n’est aussi puissant qu’en vertu de cette dimension communautaire, comme le rappelle, là encore, Thomas Merton : « Bien que le moine lui-même ne possède rien, le fruit de son travail permet au monastère de faire l’aumône et de nourrir les pauvres. Bien que le moine, individuellement, ne pratique pas l’hospitalité, le monastère le fait, et partage avec les déshérités les produits du travail de tous »[4].
Notes :
-
[1] Cette version de la règle de saint Augustin est écrite au féminin, car adaptée pour une communauté de femmes (notamment utilisée par les moniales dominicaines).
[2] Emmanuel Mounier, Le Personnalisme, PUF, « Quadrige », 2016, p. 38 et 41.
[3] Thomas Merton, La Paix monastique, Albin Michel, « Spiritualités vivantes », 1990, p. 79-80.
[4] Thomas Merton, op. cit. p. 35.