En Question n°153 - juin 2025

Brialmont : une cohabitation inédite entre une communauté monastique et un collectif de jeunes

Quel avenir pour les communautés monastiques ? En quoi peuvent-elles inspirer d’autres manières d’habiter le monde, et trouver un nouveau souffle ? À Brialmont, près de Liège, des sœurs cisterciennes et des jeunes, engagés pour l’écologie, expérimentent une forme inédite de vie partagée, riche de défis, d’apprentissages et d’espérance.

Quand vous arrivez à l’abbaye de Brialmont, une fois franchie la porte principale, vous faites un pas vers l’accueil, et une double porte vitrée s’ouvre automatiquement pour vous souhaiter la bienvenue. « C’est symbolique de ce que nous voulons vivre dans ce monastère », souligne Mère Marie-Pascale. « C’est déjà un lieu ouvert par sa situation géographique : quand le vent souffle, ça souffle bien ! Ça ne sent pas le renfermé ici ! »

En ce mercredi 7 mai 2025, alors que de la salle voisine parvient le murmure de la retransmission en direct de l’entrée des Cardinaux en Conclave, nous avons rendez-vous avec Olivier Struelens, le président de l’ASBL « Tutti Frutti », Mère Marie-Pascale et Sœur Colette, l’hôtelière de l’Abbaye, pour mieux comprendre les tenants et aboutissants d’une expérience singulière qui, depuis maintenant 4 ans, unit des moniales cisterciennes et des jeunes, engagés pour l’écologie. Une cohabitation inédite qui porte déjà de beaux fruits.

Une rencontre providentielle

Il y a dix ans, le pape François publiait Laudato si’, une encyclique sociale « sur la sauvegarde de la maison commune », adressée « à chaque personne qui habite cette terre ». Interpelé par ce texte, le collectif Tutti Frutti – un groupe de jeunes, désireux de vivre une vie communautaire fondée sur l’amitié et l’écologie – s’est tourné vers plusieurs congrégations religieuses, après n’avoir suscité que peu d’intérêt du côté politique.

En février 2021, la rencontre avec les moniales cisterciennes de Brialmont, à Tilff, près de Liège, marque un tournant : « Leur accueil chaleureux et leur écoute attentive nous ont étonnés, étant un groupe majoritairement non chrétien », confie Olivier Struelens. Les sœurs proposent aussitôt aux jeunes de passer un week-end dans leur maison d’accueil, qui restait inoccupée, en raison de l’épidémie de covid-19. Les visites se répètent, jusqu’à ce qu’un premier couple avec enfant décide de s’installer durablement, bientôt rejoint par d’autres membres.

« On n’a pas attendu que le groupe se présente pour sentir notre fragilité, notre vieillissement », souligne Mère Marie-Pascale. En quête de collaboration, les sœurs sont vite sensibles à la structure associative des Tutti Frutti, à leurs aspirations proches de Laudato si’, et à l’aide concrète qu’ils peuvent apporter : accueil, cuisine, jardin, champignonnière…

Une relation fondée sur la solidarité

Le rapprochement entre les deux groupes prend un coup d’accélérateur lors des inondations de juillet 2021. « Ce fut la première expérience de synergie, sinon nous restions deux communautés distinctes », observe Sœur Colette. Le collectif prête main forte aux personnes inondées dans la vallée de l’Ourthe, notamment en apportant de la nourriture préparée par la communauté, celle-ci hébergeant également environ 20 à 30 personnes sinistrées, âgées de 6 mois à 95 ans. « Du point de vue intergénérationnel, cela a été une belle expérience », remarque Mère Marie-Pascale.

Quelques mois plus tard, une autre crise renforce les liens :  Brialmont accueille à cinq reprises des familles ukrainiennes. Tandis que les moniales assurent le gîte et le couvert, les membres des Tutti Frutti offrent un soutien amical et social aux personnes réfugiées : démarches administratives, aide informatique, mobilité, recherche d’un logement, etc.

Des liens qui se structurent dans la vie quotidienne

Au fil du temps, une cohabitation s’installe dans le respect des espaces de chacun. « La première année, c’était le temps de la rencontre, de l’apprentissage et de la transmission : les aspects techniques de l’abbaye, la champignonnière, la vie monastique, etc. », explique Olivier. « Puis, l’année suivante a été celle de la consolidation, avec des changements, du renouveau… Et maintenant on en vient à se poser la question de l’avenir du monastère, de la continuité ou non des activités… mais en gardant l’héritage de ce qui est vécu ici ».

« Depuis le début, la devise de notre collectif, c’est ‘cultiver l’amitié’ », précise Olivier. « Je me sens beaucoup plus proche des sœurs maintenant qu’au début… Cette amitié a dépassé largement notre collectif pour se tisser avec les sœurs ».

Avec le temps, la relation se structure. « Au début, tout s’est fait dans la confiance, sans officialiser », raconte Olivier. « Puis, on s’est dit que le temps des fiançailles était passé, et qu’il fallait mettre un cadre ». Les deux ASBL ont donc signé une convention de collaboration et formalisé les polices d’assurance, l’encadrement du bénévolat, le logement, etc. Enfin, une « raison d’être », c’est-à-dire un document de vision commune, a été élaborée et récemment signée par Olivier pour le collectif des Tutti Frutti, par Mère Marie-Pascale pour la communauté cistercienne et par un délégué épiscopal pour le Diocèse de Liège. « Le partenariat a donc été officialisé de manière souple, avec respect et ouverture », commente Mère Marie-Pascale.

Faire communauté(s) ?

Au fur et à mesure de notre entretien, une question se pose : les Tutti Frutti forment-ils une communauté ? « Officiellement, nous sommes un collectif », précise Olivier. « C’est un terme plus contemporain que celui de communauté, mais nous menons effectivement une vie communautaire, même si elle n’est pas aussi radicale que la vie cistercienne ». Celle-ci s’articule autour des repas, du travail partagé, des loisirs, et des nombreuses discussions et délibérations collectives.

« La vie communautaire demande beaucoup de temps », admet-il. « On ne vit pas seulement côte-à-côte, on travaille ensemble, on porte des projets ensemble, on s’entraide, on partage les moyens financiers, on veut réduire les inégalités… Si on n’est pas prêt à cela, il vaut mieux ne pas se lancer là-dedans ».

Selon Mère Marie-Pascale, « l’arrivée du collectif a enrichi notre vie communautaire ; elle nous évite de nous replier sur notre peau de chagrin. La communauté se réduit, mais on ne s’en aperçoit presque pas, car on est dans l’action ». « Cela nous pousse à réfléchir à notre propre vécu communautaire », ajoute Sœur Colette. « Cela nous fait aussi plonger dans nos racines, réfléchir à qui nous sommes, d’autant plus que nous sommes frappées par les similitudes entre leurs aspirations et ce que nous vivons », poursuit cette dernière.

De son côté, Olivier pense que la vie monastique a des choses à dire aux collectifs écologiques attirés par la notion de partage. « Souvent, quand on discute de notre vie collective, on se dit :  ‘Regardons, les sœurs, comment elles font ?’. Il y a dans leur vie communautaire des choses bonnes à prendre pour nous, d’autres qui ne nous correspondent pas. Par exemple, la règle de Saint-Benoît invite à se réconcilier avant la tombée du jour… mais aussi à des attitudes très concrètes, comme nettoyer les outils après chaque utilisation ».

Est-ce à dire que les deux groupes forment ensemble une seule communauté ? « Ce serait trop dire, car les structures ne sont pas unifiées », tempère Mère Marie-Pascale. « Nous vivons une vie liturgique intense, eux ont les mains dans le cambouis ». « On ne se retrouverait pas dans une fusion », complète Sœur Colette, « tandis que deux communautés avec leur génie propre, dans la synergie, ça crée quelque chose de très porteur de sens et d’avenir ».

Traverser les tensions

Comme dans toute aventure humaine, les relations ne se font pas toujours sans heurts. « Au départ, le rapprochement paraissait improbable, tant les rythmes de nos deux communautés sont différents », reconnaît Sœur Colette. « Certaines sœurs ont été dérangées par la circulation plus fréquente dans le monastère. Mais le mouvement crée la vie. Sans cela, nous aurions pu nous replier dans notre cocon ».

De son côté, Olivier identifie trois défis principaux. D’abord, l’incertitude : « Nous nous sommes lancés dans un pari complètement inédit, sans aucune garantie d’avenir. Pour nous, un des enjeux – et c’est tout un esprit au quotidien – c’est de pouvoir vivre dans l’incertitude, sans savoir vers où on va. Mais on partage cette incertitude avec les sœurs, nos destins sont liés, et cela nous rapproche. On ne peut pas partir du jour au lendemain, et c’est pareil pour elles ». Il y a, ensuite, le risque d’épuisement, « car on tient fort à ce projet, la maison est grande, les projets nombreux et nous sommes peu nombreux ». Enfin, la communication : « On a des manières de communiquer très différentes, et je pense qu’à cet égard nous aidons les sœurs à dire les choses directement, à prévoir suffisamment à l’avance le traitement d’une question qui se pose, etc. ».

Malgré les difficultés, la relation est solide, car la « solidarité est incarnée au quotidien », estime-t-il. « On dépasse la logique du ‘donnant-donnant’. Les sœurs prennent soin de ce qu’elles considèrent comme notre inexpérience en certaines choses, et nous de leur vulnérabilité. Je sens cette sollicitude mutuelle, d’un côté dans l’âge et de l’autre dans la jeunesse. Cela crée une relation fondée sur la confiance, la solidarité, l’amitié ».

Un laboratoire pour d’autres formes de vie ?

Au-delà de leur propre aventure, les trois perçoivent une portée plus large. « Nous sommes à une époque de changements – une Église en changement, un monde en changement – et je trouve magnifique qu’un lieu comme le nôtre puisse vivre une telle mutation, une telle ouverture vers autre chose », analyse Sœur Colette. Pour Olivier, « c’est un projet qui inspire parce qu’il donne de l’espoir. L’actualité est déprimante, paralysante, provoque du cynisme, du désespoir et de l’égoïsme. À titre personnel, je me dis que si je n’avais pas ce projet dans ma vie, j’aurais du mal à garder l’espoir. Cela donne du sens à mon existence ».

Ce qui frappe aussi Sœur Colette, c’est que les Tutti Frutti, après avoir sollicité d’autres institutions, ont trouvé dans l’Église un lieu d’accueil en résonance avec leurs valeurs. « Je pense que ça dit quelque chose de plus large », estime-t-elle. Olivier poursuit : « Ces monastères sont des poches de non-modernité dans un monde moderne, obsédé par l’accélération et la rentabilité. Ici, on essaie de prendre du recul, de ralentir et de partager. Les monastères pourraient devenir des lieux d’expérimentation pour d’autres styles de vie. La vie monastique ne donne pas une réponse toute faite aux enjeux actuels, mais pas mal de caractéristiques de celle-ci pourraient être aménagées pour répondre à des aspirations écologiques, spirituelles, collectives et humaines. Comme Tutti Frutti, nous nous demandons si nous n’avons pas là un rôle à jouer, au-delà d’être les témoins de l’héritage des sœurs ».

Et au-delà de toutes les initiatives concrètes qui se développent, ce qui touche profondément à Brialmont, c’est la rencontre elle-même. « Le simple fait que des trentenaires non chrétiens collaborent harmonieusement avec une communauté monastique cistercienne, c’est génial et ça donne beaucoup d’espoir autour de nous », se réjouit Olivier. « On accueille de plus en plus de personnes, des jeunes en ‘service citoyen’, des bénévoles, des gens abîmés, esquintés ou juste ‘parfois un peu perdus’… Ici, c’est un lieu où on peut se planter, et personne ne vous crie dessus. C’est quelque chose de très précieux ».

Sœur Colette conclut : « Je suis convaincue qu’un avenir est en train de s’écrire, même s’il nous échappe encore. Alors que la société et les personnes – en stress, en burn-out, etc. – ont de plus en plus besoin de lieux comme le nôtre, ceux-ci tendent paradoxalement à disparaître. L’expérience avec les Tutti Frutti montre qu’une réponse conjointe est possible pour préserver et faire vivre ces espaces essentiels. Quand je vois le nombre de personnes que le collectif attire ici, je me dis que cela répond à un besoin profond dans la société aujourd’hui ».