En Question n°143 - décembre 2022

Un nouvel art de l’attention

Couverture de l'épingle

Dans une opinion parue en septembre 2021 dans « Les blogs » du Monde diplomatique, Frédéric Lordon se raillait des intellectuels qui « pleurnichent » (sic) la destruction du vivant depuis un point de vue philosophique et artistique, en n’en pointant jamais clairement la cause : selon le penseur marxiste, ces « amis du sensible » qui font le « serment de se lier aux non-humains » ne mettent que trop timidement en rapport le saccage écologique avec les « projets capitalistes cinglés » (des satellites publicitaires d’Elon Musk aux forages de Total). En voguant entre France Culture et Beaubourg, ils ne menaceraient en rien l’ordre établi. Cette constellation d’auteurs s’emploie pourtant à une tâche ô combien essentielle, et bien plus subrepticement efficace que ce que ne laisse à penser Lordon : celle de transformer les imaginaires. En faisant intervenir les affects dans la pensée écologiste (la colère, l’émerveillement, la perplexité…), en revendiquant une multiplicité de modes de production du savoir (le récit, l’enquête de terrain, la fiction, la poésie…), ils ont pour mérite d’élaborer un nouvel art de l’attention.

Ainsi du regretté Bruno Latour qui, malgré l’anathème explicitement jeté contre lui par Lordon, a bel et bien contribué à mettre en cause la culture occidentale à la source de ce désastre. Ardent défenseur de la variété des régimes de vérité, il a investi un ample éventail de moyens d’expression (du papier scientifique au théâtre, du journal intime ou ethnographique à l’exposition) pour exposer sa pensée. Sa vie durant, l’anthropologue s’est inquiété de décrire les modes d’existence a priori négligeables, en cherchant à échapper à tout surplomb, à tout manichéisme. Ce même souci anime Vinciane Despret lorsqu’elle se prête à l’exercice de penser en oiseau ou en poulpe, plutôt que sur eux : c’est depuis l’insignifiant et le particulier que la philosophe belge interroge nos attachements, nos malentendus et nos possibles alliances avec les autres espèces. Marielle Macé s’inscrit également dans cet héritage en œuvrant, au fil de ses essais, à un élargissement de la vigilance à l’égard de la diversité des formes de vie et des manières d’habiter notre monde abîmé. Si l’écrivaine insiste, dans son dernier ouvrage, sur l’émerveillement et la fascination que les oiseaux n’ont cessé de susciter depuis des temps ancestraux, notamment chez les poètes (au premier rang desquels Saint François d’Assise), c’est pour mieux alerter sur leur disparition massive au cours des dernières années : la rareté croissante de leur chant doit nous servir de signal d’alarme quant au déclin de la biodiversité dans son ensemble. En observant la façon dont on parle des oiseaux, dont on leur parle et dont ils nous font parler, Macé suggère que la parole, et le soin que l’on y met, fait partie de nos responsabilités écologiques. Quant à Michel Maxime Egger enfin, il rejoint ces auteurs latouriens (auxquels on pourrait encore ajouter Baptiste Morizot, Isabelle Stengers et bien d’autres) dans leur exhortation à renouveler les fondements culturels de notre relation au vivant en dépassant les dualismes et en misant sur les désirs et les perceptions, mais il convoque plus explicitement la dimension spirituelle indispensable à un changement écologique radical. Selon le sociologue et théologien, en effet, si la nature n’est plus envisagée que comme un stock de ressources à conquérir et à exploiter, c’est parce qu’elle a été, au fil des siècles, dépouillée de son mystère sacré.

Certes, la plume de ces écrivains et essayistes ne fait pas immédiatement barrage aux méga projets d’aéroport et autres installations de pipelines chauffés, mais leur travail de pensée et de description répond à l’urgence d’une « révolution politique, poétique et philosophique » que soulève Aurélien Barrau. L’astrophysicien – pourtant prompt à fustiger sans détour le capitalisme – en appelle en effet à reconfigurer les symboles, les valeurs et les désirs, à repérer les euphémismes qui dissimulent l’ampleur de la catastrophe, à bousculer « l’univocité du sens », à « dégainer les armes de précision » que sont la littérature et l’art et à « travailler sur la beauté » pour rendre désirable un tout autre horizon que celui qui repose sur la prédation et la domination. Pour ces tâches titanesques, plus que jamais, nous avons besoin de poètes, c’est-à-dire de penseurs qui inventent d’autres langages pour mieux qualifier, et donc mieux honorer le vivant, dépeçant ainsi l’idéologie de la toute-puissante maîtrise. Reste à leur frayer une place au-delà des seules tribunes de l’élite culturelle…

Manon Houtart

à lire

Aurélien Barrau, Il faut une révolution politique, poétique et philosophique. Entretiens avec Carole Guilbaud, Zulma, « Les Apuléennes », 2022.

Vinciane Despret, Habiter en oiseau (2019) ; Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation (2021), Actes Sud, « Mondes sauvages ».

Michel Maxime Egger, Réenchanter notre relation au vivant. Écopsychologie et écospiritualité, Jouvence, 2022.

Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo pour une nouvelle classe écologique, Les empêcheurs de tourner en rond, 2022.

Marielle Macé, Une pluie d’oiseaux, José Corti, « Biophilia », 2022.