Entre 2006 et 2010, à la suite de faits de harcèlement moral institutionnel, des dizaines de salariés de France Télécom sont poussés au suicide. Dix ans plus tard, un procès fait comparaître sept dirigeants de l’entreprise, qui, tour à tour, se dédouanent de leur responsabilité et déplorent : « Cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête ».
En 2020, la fermeture d’une maternité en Drôme, au nom du Sérieux budgétaire, entraîne la mort d’un nourrisson : un accouchement a mal tourné, et faute de soins de santé de proximité, l’enfant n’a pu être sauvé. Interpellé par les citoyens en colère, le préfet local répond : « On ne peut bien évidemment pas satisfaire tout le monde. Nous sommes aussi comptables de la dette publique ».
Deux événements tragiques, où des vies humaines sont consumées sur un bûcher d’impératifs économiques : le diktat du cash flow dans le premier cas (il est dans l’intérêt du capitalisme que toute chose, toute personne soit liquide, soit « touchable-jetable »), la « rationalisation managériale » de l’hôpital public dans le second. Deux événements langagiers aussi, soutenus par un réseau de discours (médiatique, judiciaire, politique), dans lesquels Sandra Lucbert décèle une novlangue déshumanisée, faite d’assertions opaques qui se donnent pour évidentes alors qu’elles ne bénéficient qu’à un petit nombre… Une langue selon laquelle la souffrance signifie « la-difficulté-des-plus-fragiles-à-faire-face-à-la-réalité », et où des mantras comme le Retour à l’équilibre des finances publiques justifient le bafouement sans scrupule du droit du travail ou la démolition du système de santé.
Face à ces enlisements grammaticaux, la littérature peut intervenir et faire apparaître au grand jour l’arbitraire de ces concaténations. En témoin attentive – et interloquée – de ces faits de langage, Lucbert dissèque dans ses deux derniers ouvrages la syntaxe qui fonde le monde social, de ce qui y est admis comme allant de soi. Convoquant diverses figures romanesques tels le Bartleby de Melleville ou Alice au Pays des merveilles, la sociologue et romancière décline diverses façons de se dépatouiller dans un monde de nonsense, de résister aux « mécanismes d’imposition du sens commun » qui impliquent « un usage du monde, une répartition des places et des autorisations ».Personne ne sort les fusils et Le Ministère des contes publics sont deux « essais » percutants, au sens de tentative de pensée prenant appui sur la langue, fidèlement au genre initié par Michel de Montaigne. Bien davantage qu’un argumentaire politico-économique qui aurait valeur d’objection, c’est avant tout un effort de dénonciation des énoncés figés – et de ce qu’ils nous confisquent comme pouvoir politique – que poursuit ici l’entreprise littéraire, dont la spécificité est précisément d’instaurer un écart avec ce qu’on dit.
Manon Houtart