Voilà un grand « petit livre » ! Olivier De Schutter y défend avec clarté, rigueur et justesse l’argument selon lequel combattre la pauvreté et bifurquer vers des économies compatibles avec les limites planétaires ne sont pas deux objectifs contradictoires. Au contraire : chacun de ces deux agendas rend l’autre plus aisé à mettre en œuvre. À une condition : que nous guérissions de notre fascination pour la croissance du PIB.
Rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits humains, l’auteur déploie sa démonstration selon une ligne que l’on aimerait voir davantage défendue par les économistes. D’une part, la poursuite de la croissance du PIB n’est pas une solution aux problèmes de l’économie mondiale, au contraire : elle exacerbe les inégalités et nous interdit de prendre les mesures nécessaires pour relever le défi de la polycrise écologique qui ravage déjà nos sociétés. Au critère de l’efficacité (qui n’est pas satisfait dans nos économies de marché où, en réalité, l’essentiel tourne autour de la captation de rentes), il convient, selon l’auteur, de substituer celui de la sobriété (sufficiency). Ce faisant, il rejoint les travaux de Yamina Saheb et du Sufficiency Lab. D’autre part, l’auteur rappelle que la « croissance verte » est vraisemblablement un mirage : nous ne disposons pas, aujourd’hui, d’éléments empiriques convaincants pour en faire autre chose qu’une rhétorique de plus qui retarde encore les transformations indispensables de nos sociétés.
Dans un monde post-croissance, la réduction des inégalités, l’éradication de la pauvreté et la poursuite du bien-être de tou.te.s à l’intérieur des limites planétaires devraient être la priorité. À contre-courant de l’obsession européenne pour l’austérité budgétaire, l’auteur fait valoir que, correctement administrées, les dettes publiques ne constituent pas un obstacle dirimant à ces objectifs. Pour les atteindre, montre-t-il, ce n’est pas de moins de démocratie dont nous avons besoin mais de davantage de démocratie. À rebours de l’agenda régressif défendu par ceux qui prétendent que, au vu de l’urgence climatique, le débat démocratique serait une perte de temps, l’auteur fait valoir que la capture de l’État et du débat public par les intérêts privés est un danger mortel pour nos sociétés.
Comment, dans ce monde post-croissance, De Schutter envisage-t-il de promouvoir à la fois la sobriété, le bien-être de tou.te.s et la fin de la pauvreté ? Les solutions qu’il propose sont en partie connues, mais cela fait du bien de les retrouver si bien défendues : la valorisation du travail (et non de l’emploi, ce par quoi l’auteur rejoint les grandes intuitions d’un Bernard Stiegler), la garantie de l’emploi par l’État (qui ne veut pas dire : faire de toute une société une armée de fonctionnaires), la réduction du temps de travail, la promotion des communs. Et, bien sûr, la mise en œuvre concrète des chantiers de la bifurcation écologique : rénovation thermique, mobilité verte, agroécologie…
Voilà, en 160 pages, l’essentiel d’un agenda économique progressiste ramassé sous une forme très agréable parce qu’apaisée : l’auteur ne cherche pas la polémique mais énonce tranquillement les vérités qui devraient s’imposer dans le débat public. Quelle respiration ! Comme en témoigne la préface de Kate Raworth, pareil agenda fournit une substance bienvenue à « l’économie du Donut » : respecter les limites planétaires et défendre les droits des plus vulnérables sont un seul et même combat. C’est ce qu’affirme aussi l’encyclique Laudato si’ du pape François, par sa dénonciation conjuguée du « cri des pauvres » et du « cri de la Terre ».
Olivier De Schutter a rédigé ces pages à la suite d’une audience avec le pape François en 2022. Elles résument, dit-il, l’état d’esprit dans lequel il accomplit sa tâche de rapporteur spécial des Nations unies. On ne peut que former le souhait qu’elles parviennent à inspirer l’ONU (et ses États membres) et favorisent le renouveau dont notre « communauté internationale » a tant besoin.
Gaël Giraud