Le jeune homme riche
Quand j’étais étudiant et fauché, j’habitais à Paris, je fricotais avec les trotskistes et j’étais un brin facétieux. Ainsi, les dimanches où on lisait le texte de l’Évangile de Luc 16, 1-13, avec sa sèche et catégorique affirmation « Vous ne pouvez pas servir deux maîtres à la fois, Dieu et l’argent », j’aimais bien aller assister à la messe dans une paroisse des beaux quartiers. En général, soucieux de ne pas trop inquiéter son auditoire de privilégiés, le prêtre dans son homélie se livrait à de pittoresques contorsions herméneutiques affaiblissant le sens obvie du texte, pour expliquer que cela peut être très bien d’avoir de l’argent, ce qui compte c’est la façon de s’en servir, pauvreté et richesse ne sont pas des conditions matérielles mais des situations théologiques, et patati et patata. Le jeune homme assez idéaliste que j’étais alors, jugeais tout cela à la fois rigolo et révoltant.
Dimanche dernier, j’étais de passage dans une station balnéaire plutôt cossue, et on nous a lu à la messe le passage dit du « jeune homme riche » (Matthieu 19, 16-26) : un homme demande à Jésus ce qu’il faut faire pour obtenir la vie éternelle. Jésus lui parle des commandements. L’homme répond qu’il les a observés. Jésus lui dit : « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi ». Le texte ajoute que l’homme, « à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens ». Jésus conclut : « Comme il sera difficile à ceux qui possèdent des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu ! […] Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ».
Adoncques, devant son auditoire nanti de cette station balnéaire cossue, le prêtre qui faisait l’homélie s’est, comme je m’y attendais, escrimé à affadir la radicalité de ce passage : et que ça parlerait avant tout de la richesse intérieure, et patati et patata. Et moi, écoutant ces subtilités homilétiques sur mon banc d’église, je rigolais bien, retrouvant avec plaisir les amusements et les indignations du jeune homme que je fus. Sauf que vers la fin de l’homélie, je me suis dit qu’il se pouvait bien qu’avec ma maison dans un quartier sympa de Nantes, mon iPhone et mon statut de professeur d’université, l’homme riche à qui l’on sert ces subtilités plus ou moins hypocrites, ce soit désormais moi – car le jeune homme fauché que je fus s’est indiscutablement bien embourgeoisé. Et là, c’est tout de suite devenu moins rigolo.