Le 19 mars 2024

Petit manuel de résistance à l’extrême droite

Partout, l’extrême droite se montre de plus en plus menaçante. En Europe, elle n’a jamais été aussi présente depuis la Seconde Guerre mondiale. Des partis d’extrême droite participent au pouvoir national dans 5 pays de l’Union européenne : l’Italie (Fratelli d’Italia et Lega), la Hongrie (Jobbik), la Slovaquie (Parti national slovaque), la Finlande (Parti des Finlandais), la Suède (Démocrates de Suède). En Espagne, Vox est au pouvoir dans plusieurs régions (en coalition avec le Parti populaire). Au Portugal, 50 ans après la Révolution des Œillets, le parti d’extrême droite Chega (Assez) a obtenu 18% des suffrages aux élections législatives de mars 2024. Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders est arrivé en tête des élections de novembre 2023, obtenant 37 sièges sur les 150 à la Chambre. En Allemagne, l’AfD (Alternative pour l’Allemagne) serait désormais la deuxième force politique du pays selon de récents sondages. En France, Marine Le Pen (Front National) a obtenu 41,5 % au second tour des élections présidentielles de 2022 et occupe la tête des sondages pour les prochaines élections européennes. En Flandre, le Vlaams Belang (VB) est lui aussi annoncé au sommet des élections du 9 juin 2024. La liste est longue et on pourrait la poursuivre ad nauseam.

Des hommes qui lèvent le poing lors d'une manifestation - crédit : Colin Lloyd - Unsplash
crédit : Colin Lloyd – Unsplash

La montée de l’extrême droite et de ses idées apparentes constitue une tendance politique qu’on ne peut plus nier. Croire que la Belgique francophone en serait éternellement préservée est illusoire. Comme le dit Manuel Abramowicz, de l’Observatoire belge de l’extrême droite, « si l’offre d’extrême droite est devenue [chez nous] quasiment insignifiante, force est de constater que la demande reste vivace ». Il est donc nécessaire de prendre cette problématique à bras le corps, en se formant, en se mobilisant et en adoptant des mesures politiques, afin d’y résister.

1.Démasquer l’extrême droite

La condition première pour lutter contre l’extrême droite est de pouvoir la reconnaître. En résumé, on peut voir qu’elle regroupe des partis politiques, des mouvements, des organisations, des groupuscules ou des individus portant des idées, tenant des discours ou menant des actions autoritaires, nationalistes, racistes, xénophobes, complotistes, machistes, homophobes, inégalitaires et discriminatoires. Toutefois, après plusieurs décennies de stratégies de dédiabolisation, de normalisation et de banalisation, l’extrême droite évolue désormais, la plupart du temps, masquée. Comme l’analyse François Debras : « Les discours ne font plus référence aux notions de race mais de culture ou de religion. Il n’est plus question de racisme mais de distinction entre des individus assimilables et inassimilables. L’inégalité a cédé la place à la différence. La haine de l’autre se transforme en protection de soi ». Même le concept de démocratie est aujourd’hui largement galvaudé par les extrémistes de droite. Mais ne nous méprenons pas : « dans les discours des partis d’extrême droite, la démocratie est nationaliste et identitaire », décrypte le politologue. De la même manière, abondent les philosophes Paul Colrat et Guillaume Dezaunay, l’extrême droite s’intéresse à la religion chrétienne, « non comme foi, non comme spiritualité, mais comme culture, et plus précisément comme la culture d’un peuple », c’est-à-dire « comme moyen de définir un propre à opposer à des éléments étrangers ». Derrière chaque concept ainsi « volé » ‒ démocratie, christianisme, laïcité, république, nation, peuple, liberté, justice… ‒, demandons-nous systématiquement quel est le sens caché, ce qu’il implique, qui est visé, à quel dessein ou à quelle fin…

Si l’extrême droite travestit les mots, elle manipule aussi les émotions. « Avec quelques différences de contextes culturels, la dynamique national-populiste est [partout] similaire : ce ne sont pas des idées et des programmes qui fédèrent, mais une dramaturgie et un climat émotionnel mêlant colère, dégoût, peur et ressentiment », observe ainsi Guillaume Lohest. En Belgique francophone, si l’extrême droite est structurellement en retrait pour l’instant, ce ne sont malheureusement pas les dramaturges qui manquent. Mesdames et Messieurs les politiques, plutôt que de souffler sur les braises, nous attendons de vous d’apporter des réponses aux questions vitales de notre époque, en recherchant le bien commun. Quant à nous, citoyennes et citoyens, restons particulièrement vigilants pour éviter de céder aux sirènes autoritaires.

2.Se protéger contre l’extrême droite

Une fois l’idéologie d’extrême droite identifiée, quels sont les moyens à notre disposition pour la contrer ? Au niveau politique, la Belgique est un des rares pays à avoir adopté un « cordon sanitaire ». En Flandre, cette pratique se limite à un accord entre partis démocratiques pour ne pas conclure de coalition avec le Vlaams Belang (cordon sanitaire politique). En Belgique francophone, elle a été étendue à certains médias, en particulier de service public (cordon sanitaire médiatique). Manuel Abramowicz met toutefois en doute le bien-fondé de cette mesure, qui ne s’attaque pas « aux causes profondes du vote protestataire ». Il l’estime par ailleurs « opportuniste », car permettant aux autres partis de « séduire ses électeurs orphelins, avec une approche de plus en plus ‘lepénisante’ ». En outre, plusieurs personnalités, notamment au sein de la N-VA (parti national-conservateur flamand), menacent de plus en plus régulièrement de « rompre le cordon sanitaire ».

Un autre moyen d’action est d’ordre judiciaire. La Belgique s’est dotée d’un arsenal juridique qui peut être mobilisé contre des propos ou comportements d’extrême droite, en particulier la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie (« loi antiracisme » ou « loi Moureaux »). Des organisations comme Unia aident à mobiliser cet arsenal juridique contre toute forme de discrimination et formulent régulièrement des recommandations politiques pour faire évoluer la loi et la rendre plus efficace.

3.Vivifier le maillage associatif et antifasciste

Nombre d’études et d’analyses montrent l’importance du maillage associatif (en particulier syndical et socioculturel) pour résister à l’extrême droite. La densité de ce maillage est d’ailleurs une des raisons régulièrement mises en avant pour expliquer la situation belge francophone. En particulier, l’éducation permanente – c’est-à-dire l’éducation citoyenne des adultes dans une démarche d’émancipation collective, grâce au partage des expériences et des savoirs – permet de cultiver la démocratie et d’ainsi lutter contre les idées d’extrême droite. Comme le disait Ariane Estenne, présidente du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), dans len°144 de notre revue, l’éducation permanente « permet aux gens de passer d’une position passive, d’un sentiment d’abandon, d’aliénation, de désespoir ou de colère, à une position active d’organisation et d’action collective, et d’être acteurs du changement ». Toutefois, le secteur associatif est fragile, en particulier depuis la crise sanitaire et vu la situation socio-économique actuelle. Il ne suffit pas non plus, bien sûr, à endiguer la vague brune.

L’action des militants et militantes antifascistes permet elle aussi d’empêcher le développement ou l’organisation de l’extrême droite, en stigmatisant et en s’opposant à certains propos ou comportements, en distribuant des tracts, en organisant des événements de sensibilisation, des manifestations et contre-manifestations, etc. Ce genre de mobilisation peut porter des fruits très concrets. En Allemagne, par exemple, plus de trois millions de personnes ont récemment manifesté contre l’extrême droite, provoquant un électrochoc au sein de la société civile mais également dans les institutions et parmi les responsables politiques. Suite à ces manifestations, l’AfD a perdu une part de sa popularité, ce qui se traduit par des chutes de 4 à 5 % d’opinion favorable dans les sondages.

4.Combattre les inégalités

L’extrême droite n’est pas à un paradoxe près. Mais le plus grave est sans doute le suivant : elle s’appuie sur une grande souffrance sociale liée au sentiment d’inégalité, sans rien proposer de sérieux pour combattre ces inégalités ; au contraire, elle développe un projet de société fondamentalement inégalitaire. Comme l’explique le politologue Benjamin Biard, « elle accorde une importance majeure aux différences qui existent entre différentes races, ethnies ou encore civilisations (et plus largement entre les êtres humains), et […] elle considère que promouvoir l’égalité entre elles est contre-nature ». Bref, elle entretient son fonds de commerce. Si nous voulons lutter en profondeur contre l’extrême droite, il nous faut donc combattre de toute notre force les inégalités. En Belgique (et ailleurs dans le monde), celles-ci ont été exacerbées par les phénomènes de globalisation, de financiarisation, de privatisation et de numérisation de la société, comme l’analyse l’économiste Gaël Giraud qui propose de composer un monde en commun (Seuil, 2022).

5.Se réapproprier ensemble la démocratie

Après avoir analysé l’appropriation du terme « démocratie » par les principaux partis d’extrême droite européens selon une logique nationaliste et identitaire, François Debras tire la conclusion suivante : « il est aujourd’hui nécessaire d’encourager une réflexion approfondie sur la démocratie et les valeurs qui l’animent mais aussi nous animent en tant que collectif ». Dans un récent entretien pour le journal Le Soir (5 mars 2024), Sixtine Van Outryve, doctorante en théorie du droit à l’UCLouvain et militante antifasciste, estime que « comprendre pourquoi certains votent extrême droite, et apporter des solutions, passe nécessairement par un autre modèle démocratique », et plaide ainsi pour une forme de démocratie plus participative. Guillaume Lohest, de son côté, suggère de creuser ensemble les concepts de fraternité et d’enracinement.

6.Mener le combat spirituel

Un danger quand on s’investit dans la lutte contre l’extrême droite serait de s’aventurer sur le terrain de la violence, où l’extrême droite est gagnante à tous les coups. Comme le disait Martin Luther King : « La haine engendre la haine, la violence engendre la violence. Nous devons affronter les forces de la haine avec le pouvoir de l’amour ». En même temps, il ne faudrait pas non plus être naïf et croire que les choses vont s’arranger par elles-mêmes. Emmanuel Mounier peut nous aider à dépasser cette tension, lui qui prescrivait d’être « impitoyables avec les positions, humains avec les hommes ». Un autre écueil consisterait en outre à considérer l’extrême droite comme un ennemi seulement extérieur. Au contraire, Paul Colrat et Guillaume Dezaunay nous interpellent : « Lutter contre l’extrême droite, c’est d’abord reconnaître son racisme, sa position privilégiée dans une structuration raciale de la société. En ce sens, la lutte contre l’extrême droite fait partie d’un combat spirituel. Il serait trop facile de lutter contre l’extrême droite comme si elle était un ennemi seulement extérieur. L’extrême droite est aussi en nous, lutter contre elle fait partie d’un combat intérieur, car le racisme ou l’homophobie sont aussi en nous. Ce que le christianisme peut apporter dans la lutte contre l’extrême droite, c’est une compréhension de son caractère intérieur – c’est elle, l’ennemi intérieur ». En conclusion, comme pour la lutte contre le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité, le combat contre l’extrême droite doit être mené sur deux fronts : celui de la conversion personnelle et celui de la transformation sociale. L’un ne va pas sans l’autre, et les deux s’enrichissent mutuellement.

Simon-Pierre de Montpellier

Comment se situer, comme francophones, par rapport à l’extrême droite flamande ?
La question est essentielle car les vagues brunes à répétition au nord du pays provoquent de l’effroi, mais les réponses manquent souvent de justesse. Mal posée, la question suscite surtout des mouvements contraires, tels que l’incompréhension générale, le désarroi, le procès d’intention ou le désintérêt. Et effectivement, la résistance à l’extrême droite doit venir de l’intérieur. Il n’empêche que les francophones sont parties prenantes de la question et que leurs discours et leur agir ont une incidence sur la culture et la politique flamandes. Pointons donc quelques pistes :

1.Faire attention aux éléments de langage (« LA Flandre veut », « LES Flamands sont »…). Tout discours qui ramène la société flamande au gouvernement, ou qui réduit la Flandre à la N-VA ou au Vlaams Belang, essentialise les différences. Et lorsqu’on essentialise, on réduit la pluralité existante, on fige l’histoire ou on estropie l’autre de sa capacité à nous surprendre.

2.S’intéresser et co-construire des projets. L’adage « Loin des yeux, loin du cœur » vaut aussi pour notre petite Belgique. Nous pouvons cultiver de l’intérêt pour ce qui se passe au nord du pays, nous pouvons apprendre sérieusement le néerlandais et encourager la jeunesse à le faire – comme l’a très justement décidé le gouvernement de la Communauté française durant cette législature 2019-2024.

De nos médias, attendons qu’ils ouvrent nos esprits… et nos goûts ! Pourquoi nos programmateurs radio diffusent-ils régulièrement des tubes de Vaya Con Dios, Hooverphonic, dEUS ou Selah Sue – tous flamands mais chantant en anglais – mais jamais de Gorki, Eva De Roovere ou Tourist LeMC, qui rappelle pourtant MC Solaar ? Poser la question, c’est y répondre. Il est habituel en francophonie de regarder le néerlandais avec un certain dédain. C’est très bête, et quand même assez scandaleux. Demandons-nous si, nous aussi, nous ne véhiculons pas un tel sentiment injustifié de supériorité linguistique.

3.Dépolariser, une autre manière de faire de la politique. À force de (se faire) caricaturer, certains finissent par apprécier la prévisibilité des répliques d’en face. Bien des tribuns politiques se savent meilleurs ennemis, et s’apprécient en cette qualité, engrangeant des récoltes faciles d’émotions de rejet et de peur pour resserrer les rangs dans leurs camps respectifs. Cette polarisation croissante du politique, et par extension de la société, a pour effet de compromettre… le sens du compromis. À son tour, l’antipolitique alimente dégoût, désespérance voire indifférence. La polarisation affective désigne ce pas supplémentaire qui n’a plus seulement en horreur les partis aux idéologies opposées, mais même les électeurs de ces partis. Ce qui détricote très rapidement et concrètement le vivre-ensemble.

L’antidote, en politique comme sur les plateaux médiatiques, consiste à pratiquer, autant que possible, les principes de communication non-violente : authenticité, bienveillance, responsabilité. Mais les systèmes politiques et électoraux n’étant pas conçus pour soutenir durablement ces valeurs, il est crucial que la société civile rappelle régulièrement cette demande aux représentants du peuple.

Demandons de nos représentants francophones qu’ils cherchent des alliés de l’autre côté de la frontière linguistique, lorsqu’ils promeuvent des projets de loi, en étant plus à l’écoute de ce qui s’y vit. Interrogeons en passant nos empreintes politiques sur les réseaux sociaux digitaux : les points de vue que nous y défendons reflètent-ils la personne que nous voulons être dans la société ?

Défendons également des modifications systémiques qui rétabliraient une forme de recherche du bien commun, comme une circonscription fédérale, des tirages au sort de citoyens pour un discernement en commun, ou des mécanismes de prise en compte des générations futures lors de décisions importantes.

4.Vivre au présent et avec celles et ceux qui nous entourent. Les idéologies d’extrême droite se nourrissent de la nostalgie d’un temps révolu et idéalisé. Ce sont là des raccourcis dangereux qui omettent la mention de la complexité historique, et notamment du fait que les sociétés flamande et wallonne sont le fruit de leurs histoires interculturelles. Toutes deux ont été à tour de rôle terres d’accueil, d’immigration et d’émigration, de conflits religieux et culturels, de tensions sociales, mais aussi de compromis, de lumières et d’intégrations, le tout dans la sueur et dans les larmes. Relire cette histoire peut aider à mettre en perspective les enjeux actuels du vivre ensemble à la belge. Comme l’a fait récemment la Flandre à l’occasion de la série « Het verhaal van Vlaanderen », la société civile francophone belge gagnerait, elle aussi, à faire le point en son sein sur les faits historiques ayant contribué à modeler son identité contemporaine.

Certes, les Wallons ne votent pas en Flandre, et l’extrême droite flamande fait feu de bien d’autres peurs et loupés. Mais si, à l’aune du 200e anniversaire de la Belgique, on parvient à renouer avec un dialogue plus authentique, bienveillant et respectueux, il y a fort à parier que nous puissions également relever les autres défis du vivre ensemble.

Frédéric Rottier