Le 10 décembre 2024

Vivre, c’est renoncer ?

Main tendu vers l'océan
crédit : Ave Calvar – Unsplash

Les termes du débat sont désormais bien établis (et largement documentés) : dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité, pollutions diverses, croissance des inégalités, menaces sur la démocratie et le vivre ensemble… Si nous souhaitons affronter sérieusement les grands défis de notre époque, il nous faut opérer des choix fondamentaux à tous les niveaux : du local au global, de l’individuel au collectif, des comportements aux structures. Or, nous le savons bien : choisir, c’est renoncer. Mais à quoi, pour quoi et comment ? À l’issue de ce dossier, tentons de mettre en lumière quelques points essentiels autour de la notion de renoncement.

1. Se libérer de nos aliénations

Lorsqu’il est choisi ou consenti, le renoncement peut contribuer à la prise de conscience, à la critique et, ce faisant, à la libération de postures, cultures et structures dominantes et aliénantes. Autrement dit, pour Matthieu Peltier, il s’agit de « renoncer à ce qui nuit à ma croissance spirituelle et au déploiement de la vraie vie ». Pour Claude Decocq, c’est un renoncement au conformismereligieux et social afin de permettre une rencontre « à un niveau plus profond, plus essentiel ». Adeline de Wilde, de son côté, a « choisi de renoncer au consumérisme gavant notre société capitaliste pour essayer de vivre [ses] convictions écologiques ». Simon-Pierre de Montpellier voit l’acceptation de son handicap comme un renoncement « au mythe de la toute-puissance » et, par-là, une subversion du capitalisme et du patriarcat. Alexandre Ansay, quant à lui, alerte sur la persistance, y compris en lui, de la colonialité, et appelle à développer une forme d’humilité et d’attention dans nos rapports à l’autre. Matthieu Peltier pointe également du doigt les technologies qui « nous enchainent » et « atrophient notre puissance d’être » (reprenant les mots d’Aurélien Barrau). Enfin, Franck Janin invite à « renoncer à [son] égo-centrisme (ego = moi) pour favoriser l’allo-centrisme (allos = autre) ». Toutefois, il n’est pas question de renoncer ni à sa « singularité » ni à sa « liberté intérieure », précisent Latifa El Hamdi et Franck Janin.

2. Rechercher l’essentiel

Renoncer, même à ce qui nous semble nuisible, est loin d’être anodin. Cela implique généralement un lâcher-prise, une mise à nu, un chemin exigeant, lourd de conséquences. Le témoignage de Claude Decocq en est une illustration frappante, comme le rapporte Étienne Grieu : « pour Claude, renoncer, c’est se risquer sur des chemins qu’elle découvre en même temps qu’elle les trace ». Mais si nous sommes appelés à renoncer à quelque chose, c’est dans l’optique d’atteindre autre chose, de plus grand. « Il ne s’agit pas de renoncer pour renoncer, par contrition ou par refus de la vie. Au contraire, le renoncement se fait à la lumière d’un projet plus global qui vise à atteindre une valeur jugée plus haute. […] Le renoncement fait sens quand il donne accès à une vie plus grande », insiste Matthieu Peltier. De même, selon Franck Janin, « toute la série des renoncements qui ont été soulignés ne sont possibles qu’au nom d’un bien supérieur ». Par exemple, pour Simon-Pierre de Montpellier : « accepter ma propre vulnérabilité m’a progressivement poussé à chercher l’essentiel (à mes yeux) ».

3. Discerner ensemble

Il n’existe pas de chemin tout tracé pour le renoncement. Celui-ci exige, pour être fécond, un discernement, fondé sur l’analyse, le dialogue, l’écoute et la délibération. Selon Franck Janin, le discernement (collectif) est « une attitude capable de repérer, détecter, déceler, à travers les idées échangées et les ressentis éprouvés, ce qui conduit davantage ce collectif à réaliser sa mission et sa vision dans le cadre de ses valeurs essentielles ». Pour discerner (individuellement), Matthieu Peltier propose de se poser la question d’Épicure : « Quel avantage en résultera-t-il si j’y renonce ? ». Claude Decocq, elle, se demande régulièrement : « Comment faire de la place pour l’autre et de la place pour moi, de la place pour ce que nous créons de nouveau, d’inédit ? ». Enfin, lorsqu’il s’agit d’organiser le renoncement au niveau collectif et politique, Alexandre Monnin recommande « de prendre en considération l’attachement des personnes, c’est-à-dire ce à quoi elles tiennent et ce qui les tient […]. Cela permet de comprendre qui sera affecté par des renoncements et de quelle manière, et d’envisager les perspectives à offrir à ces personnes. En sachant que tout le monde n’est pas affecté de la même façon, qu’il y a des situations sociales, des vulnérabilités, des ressources, des corps et des états de santé très différents selon les personnes ».

4. Tisser des liens de solidarité

Renoncer à nos aliénations pour rechercher l’essentiel conduit à la rencontre et permet de tisser des liens de solidarité. Ainsi, analyse Étienne Grieu, « honorer cet essentiel se traduit par le soin de champs relationnels, notamment ceux qui permettent à d’autres personnes vulnérables de participer à des activités sociales et culturelles ». Latifa El Hamdi considère que « l’enjeu est aussi de ne plus être séparés les uns des autres, mais de former un ‘nous’ ». De même, l’expérience de Claude Decocq avec son mari l’amène à écrire : « on fait l’expérience de ce que pourrait être une humanité commune à tous ». Simon-Pierre de Montpellier, quant à lui, estime qu’assumer son handicap, avec tous les renoncements que cela implique, « c’est permettre à autrui d’exprimer son humanité et à la société d’organiser la solidarité ». Adeline de Wilde parle ainsi d’un « renoncement à l’individualisme pour choisir le collectif et avec lui la justice sociale et environnementale ». En se mettant à l’écoute des personnes en situation de précarité, conclut Étienne Grieu : « Si nous pouvons laisser de la place à leurs récits – et à leurs personnes ! – quand nous pensons renoncement, nous serons bien accompagnés ! Car si notre histoire est arrimée à leurs combats, elle a toutes les chances d’avoir une vraie boussole pour rechercher la justice ».

5. Politiser le renoncement

Alexandre Monnin ne cesse de souligner qu’il est crucial d’organiser le renoncement à un niveau politique et collectif. « Tout d’abord, parce que les petits et grands gestes individuels ont une portée très limitée, sans véritable impact sur le système. Ensuite, parce que le renoncement est bien plus acceptable au niveau collectif qu’individuel ». Pour que ces renoncements se fassent dans les meilleures conditions, il propose trois critères : « qu’ils soient démocratiques et non pas autoritaires, anticipés et non pas réalisés au dernier moment, et non-brutaux ». Ne serait-ce pas cela la véritable liberté : celle de choisir collectivement, dans un cadre démocratique, des contraintes permettant le soin de la vie sur Terre ?