En Question n°143 - décembre 2022

À la recherche du (bien) commun

Reportage

Woluwe-Saint-Pierre (Bruxelles). Depuis nos bureaux, nous nous creusons les méninges pour penser le bien commun et les (biens) communs. Qu’est-ce que le bien commun ? C’est quoi les biens communs ? En quoi ces deux concepts sont distincts mais interreliés ? Les communs peuvent-ils constituer un nouveau modèle de gestion partagé et collectif de la société, au service du bien commun ? Bonnes questions… Et si, pour entamer ce dossier, nous quittions nos bureaux pour découvrir des initiatives concrètes qui cherchent, par leurs actions, à construire ce monde en commun dont nous rêvons… C’est décidé, on repousse nos claviers, on claque la porte, on enfile nos bottines et nos vestes, pour se mettre en quête de (bien) commun…

Bâtir le Bien Commun

crédit : Bâtir le Bien Commun – Jean-Baptiste Ghins

Beauraing, vendredi 29 juillet 2022. C’est sous un soleil radieux que nous arrivons à Quartier Gallet, lieu de retraite dans l’esprit de la Communion de la Viale. 70 personnes – dont une grande majorité de jeunes – s’y réunissent pour « vivre un temps de fraternité et de formation » sur le thème « christianisme et justice sociale ». Au cœur de la Famenne, le lieu impressionne par le contraste entre la sobriété des bâtiments et la majestuosité de la nature. Il y a ici quelque chose d’inspirant, de ressourçant. Attention, préviennent les organisateurs, « le lieu est magnifique, mais simple et rustique ; son fonctionnement dépend de la bonne volonté de chacun à s’adapter et donner un coup de main ».

C’est le collectif « Bâtir le Bien Commun »[1], créé quelques mois plus tôt, qui organise cette première université d’été chrétienne sur la justice sociale en Belgique. Il est porté par six jeunes doctorants, investis dans l’Église et pour la transition écologique et sociale. Leur ambition : « renouer avec la tradition du christianisme social, beaucoup plus vivace par le passé, notamment avec les jeunesses ouvrières chrétiennes, en mettant en avant des idées au croisement entre christianisme et pensée critique de la domination, comme la théologie de la libération », nous dit l’un d’entre eux, Jean-Baptiste Ghins, doctorant en philosophie. « Nous sommes partis du constat qu’il n’y avait pas suffisamment de formation à ces enjeux au sein de l’Église aujourd’hui en Belgique ». Cette initiative est aussi une réaction à la résurgence d’idées d’extrême droite chez les catholiques, en particulier depuis la France. « Face au discours traditionaliste de certains catholiques, séduits par un imaginaire       nostalgique de la grandeur de la chrétienté, nous voulons proposer un discours révolutionnaire de lutte pour l’émancipation des personnes, ici et maintenant, car nous sommes convaincus que l’élément le plus subversif du christianisme est la nécessité de se placer du côté du plus faible ».

Pour assumer cette ambition, le collectif a préparé un programme dense : des conférences sur la critique du capitalisme, la puissance politique de l’Évangile, la théologie de la libération, et les abus dans l’Église. En plus petits groupes, différents ateliers sont proposés : l’un sur la lutte contre la pauvreté, l’autre sur l’accueil des réfugiés, un troisième sur l’écologie intégrale. Enfin, pour clôturer la session, une table-ronde met en lumière différentes manières de s’engager dans la cité contre les injustices. On y parle notamment d’ATD Quart Monde, du Centre Avec et de la revue En Question, des colocations Lazare et du café-atelier Le Dorothy à Paris. Sans oublier, entre ces moments de formation, des temps de prière, d’échange, de travaux manuels, pour se rencontrer, partager et vivre « en commun ».

« Ils mettaient tout en commun », est-il écrit dans les Actes des Apôtres. « C’est la raison pour laquelle nous avons baptisé notre collectif ‘Bâtir le Bien Commun’ », nous révèle Jean-Baptiste. « Une grande partie de la violence sur terre vient des inégalités matérielles et de l’accaparement des richesses, ce que Jésus et d’autres dans la Bible ne cessent de dénoncer. Nous pensons dès lors que la solution doit passer par le commun, le partage, la charité, comme nous l’enseignent les premières communautés chrétiennes. C’est une idée centrale pour nous ».

Quels enseignements Jean-Baptiste tire-t-il de ce WE ? Tout d’abord, il se réjouit de la curiosité intellectuelle des participants, de leur intérêt pour la critique de la société capitaliste dans une perspective chrétienne et de leur envie de s’engager pour la justice sociale et l’écologie. Toutefois, le philosophe tempère : « j’ai remarqué que le discours militant anticapitaliste peut aussi générer certaines crispations, certaines polarités. Nous devons y être attentifs, pour ne pas semer la division mais toujours rester dans le dialogue ». Enfin, il observe, à l’issue de ce WE, une réelle spécificité du discours chrétien sur les enjeux d’écologie et de justice sociale. « On a constaté, grâce à la diversité du programme, avec les conférences entrecoupées de moments de partage et de prière, que les chrétiens ont vraiment quelque chose à apporter au militantisme anticapitaliste ou écologiste, grâce à la liturgie, à la prière, aux vertus de miséricorde, de charité, d’espérance… ».

L’espérance, nous en voilà requinqués, alors que la session se termine. « Bâtir le Bien Commun » continue. Le collectif nous donne rendez-vous l’année prochaine, à l’été 2023. Durant l’année, aussi, il organisera des petites formations, sous formes de séminaires ou de conférences, avec toujours ce même objectif : mettre en évidence des idées, des figures et des actions pour déconstruire les « structures de péché » (de domination et d’aliénation) et bâtir des alternatives en recherche du bien commun, par la mise en commun des ressources, qu’elles soient intellectuelles, matérielles ou naturelles…

Le Grand Bois Commun

crédit : Centre Avec

Hennuyères (Braine-le-Comte), 5 octobre 2022. À nouveau, c’est sur une plaine, à l’orée d’un bois, que nous débarquons. Toutefois, il ne s’agit pas ici de n’importe quel bois… Le ‘Grand Bois Commun’[2] est géré par une coopérative de plus de 2.000 coopérateurs et coopératrices, une communauté qui considère cet espace naturel comme un commun dont il faut prendre soin. Nous avons rendez-vous avec Thibault Zaleski, un des fondateurs et administrateurs du Grand Bois Commun. Pédagogue, passionné d’histoire, notre guide du jour est infatigable. Il nous décrit avec passion, et non sans émotion, la genèse, les énergies qui portent le projet, mais aussi les difficultés rencontrées… C’est parti pour une balade sur les sentiers d’une utopie bien réelle, en constante évolution…

Le Grand Bois Commun, c’est d’abord, comme son nom l’indique, un bois, gorgé de biodiversité. D’une superficie de 79 hectares (790.000 m²), le site comprend une ancienne argilière désaffectée et deux terres agricoles, actuellement en jachère (inexploitées). Le Grand Bois Commun, c’est aussi une communauté. En 2019, environ 2.000 citoyens et citoyennes se rassemblent et constituent une société coopérative pour racheter le bois, au prix de 700.000 euros. À côté de la coopérative, les fondateurs créent une ASBL, très largement accessible au public, permettant de susciter d’autres formes d’adhésion, mais aussi de rechercher des subventions pour des activités non lucratives.

« Le Grand Bois Commun, c’est vraiment l’idée d’un commun, où une communauté de personnes se rassemble, travaille ensemble pour prendre soin d’un bien commun et pour se rencontrer, créer du lien ». Le projet ne répond donc pas uniquement à une approche naturaliste, mais aussi humaniste, insiste Thibault, pour qui l’aspect relationnel du projet a beaucoup d’importance. En effet, si environ 70% du bois sont destinés à être classés comme réserve naturelle, les 30% restants demeurent des zones d’activités, ouvertes au public, qu’on soit coopérateur ou pas. Il est ainsi possible de se promener sur les sentiers, d’admirer la « forêt cathédrale », mais aussi de participer à une « exploration sensitive », à un « cinéma itinérant », ou d’y organiser des fêtes, des veillées, et même des concerts…

Un Grand Bois aux ramifications multiples, donc. Comment se gère une structure d’une telle envergure ? Le projet est audacieux, avoue Thibault. D’autant que l’idée de « commun » souffre encore d’un relatif flou juridique en Belgique. Dans ce contexte, les fondateurs ont choisi le statut de coopérative pour sa logique de gestion collective et de coopération. Toutefois, ils en subissent les contraintes, comme l’obligation de « gagner de l’argent », alors que « le projet de départ exclut toute forme d’exploitation ». Plusieurs pistes financières sont donc envisagées, comme la possibilité de vendre du bois de chauffage ou d’entamer une activité agricole sur les terrains en jachère, de même qu’un changement de statut. « Peut-être que notre mode de gestion doit évoluer, mais moi, je pense surtout que l’environnement juridique et économique n’est pas prêt pour un tel projet. C’est un laboratoire. L’avenir de l’écologie du commun repose sur les responsabilités qu’on peut prendre ici. J’adorerais qu’il y ait plein de communs qui émergent partout et qui entrent en collaboration, en partenariat ; une société des communs ».

Au niveau interne, la coopérative se compose d’un organe d’administration de 9 membres (ils étaient 16 initialement) et d’une assemblée générale qui rassemble plus de 2.000 coopérateurs et coopératrices et dont les réunions sont ouvertes. Parmi ces membres, on distingue trois statuts différents : les membres fondateurs (un vingtaine), les membres actifs, surnommés « Robin des Bois » (un millier) et les membres de soutien, qui ont pris une part mais ne souhaitent pas s’investir davantage. Entre l’organe d’administration et l’assemblée générale, plusieurs groupes de travail ont été constitués, par exemple pour la sécurisation et la circulation, pour la gestion, pour la communication, etc. « Il y a une très grande volonté d’horizontalité et d’ouverture, mais la démocratie interne est parfois compliquée. Elle dépend de la participation, de l’esprit d’initiative et de la prise de responsabilité de chacune et chacun. Or, le projet repose sur des bénévoles qui mettent leurs compétences ou leur énergie au service du commun. La mobilisation n’est pas toujours simple et on sent une forme d’épuisement. LA démocratie parfaite n’existe pas, je pense, mais je trouve qu’UNE démocratie qui se met en place ici, dans l’esprit du commun, est très intéressante ».

Un autre défi, c’est celui de la diversité socio-culturelle. À cet égard, Thibault assume un certain localisme. Dans la coopérative, environ la moitié des membres sont des locaux. « Dans le concept de commun, il y a cette idée – certes discutable – que cela fonctionne mieux quand il y a des usages locaux, par les membres de la communauté ». Les rapports de voisinage sont donc cruciaux. « Dès le début, on a réalisé un travail d’information important auprès des riverains aux alentours. Certaines relations se passent très bien, avec respect et bienveillance, d’autres sont plus difficiles, avec des cas de plaintes ou de menaces de procès, en raison par exemple de chutes de branches en lisière du bois ».

Le Grand Bois Commun soigne donc son ancrage local, mais il reste bel et bien accessible à tout public. Pour que cet accès libre se passe au mieux, des panneaux d’information bordent les entrées du bois. « De manière générale, malgré la quantité de gens qui se promènent dans le bois, il n’y a pas un papier qui traîne ; donc, les gens prennent soin de ce commun, qui est aussi le leur ». En outre, le Grand Bois accueille régulièrement des groupes très variés, comme des jeunes de Solidarcité (une association située à Anderlecht qui propose une année citoyenne pour des jeunes en décrochage scolaire) qui viennent travailler dans le bois (par exemple, faire des fascines ou nettoyer les chemins) ; des élèves du collège de la Providence à Anderlecht qui mettent en place un atelier Slam ; ou une classe de Ganshoren qui participe à un jeu sur les dominations. « On apprend beaucoup de ces jeunes, et la communauté locale est très ouverte. Je trouve important aussi de transmettre aux jeunes générations l’idée qu’il y a ici un laboratoire, sans qu’il ne soit surexploité. J’ai quatre enfants et je ne sais pas quel monde on va leur laisser… mais quand je viens ici, ça m’aide ».

Au cœur de la forêt, Thibault s’arrête et prend une profonde respiration. « Quand je suis ici, au milieu de ces hêtres majestueux, avec le bruit du vent et les rayons du soleil, je me sens connecté à la nature, à l’humanité et à quelque chose qui nous dépasse, de transcendant ou d’immanent ». Quelque chose de spirituel ? « Oui, mais une spiritualité œcuménique. Il y a beaucoup de personnes aux spiritualités différentes qui se sentent bien ici. C’est une sorte de refuge… Cela m’émeut ». Nous aussi. Nous lui demandons si le fait que ce lieu soit un commun nourrit, selon lui, cette dimension spirituelle. « Oui, je trouve. Cette idée que des hommes et des femmes, dans un esprit de gratuité, de mise en commun des compétences, de partage, préservent, circulent, vivent… c’est magnifique. On essaie de vivre une écologie du commun, où les êtres humains cherchent leur juste place dans la nature ».

Le Coin du Balai

crédit : Centre Avec

Watermael-Boitsfort, 19 octobre 2022. Nous avons rendez-vous avec David Martens et Marc Deschepper, dans la maison du premier, au Coin du Balai[3], un quartier d’environ 2.000 habitants, à l’orée de la forêt de Soignes. Tous deux pensionnés, nos hôtes du jour vivent au Coin du Balai depuis environ 35-40 ans. Ils sont des membres actifs du comité de quartier. Un quartier où la vie en commun est particulièrement cultivée, dans la convivialité et le partage. Nous en sommes les heureux témoins.

Le comité de quartier est la pièce centrale du Coin du Balai. Organe informel, tous ceux et celles qui le souhaitent peuvent en faire partie ; « il suffit de venir aux réunions et de s’y investir », précise Marc. « C’est l’organe qui essaie de faire vivre le quartier, de promouvoir et appuyer les initiatives, de faire en sorte que les habitants se connaissent, interagissent, créent des projets en commun ». Afin d’appuyer ce quartier, administrativement et financièrement, une ASBL, « La Ramassette », a été créée. « L’ASBL est surtout un outil pour éviter de multiplier les assurances, pour avoir un site internet, pour centraliser les frais de maintenance du site, pour assurer le lien avec la Commune, etc. ».

Un rôle important du comité de quartier est de centraliser la communication au sein du Coin du Balai, notamment « pour que les habitants soient au courant des nombreuses initiatives qui sont prises par différents groupes de citoyens et puissent y participer », explique David. Pour ce faire, le comité de quartier a confectionné une adresse mail commune, un fichier d’environ 600 adresses mail, un site web, un groupe Facebook avec environ 1.000 membres et un système d’affichage. « Nous essayons aussi d’être la courroie de transmission avec la Commune en engageant le dialogue, en interpellant les échevins, ou en les invitant », ajoute Marc. « Nous remarquons une évolution vers une meilleure collaboration avec la Commune et la Région, qui partagent avec nous un intérêt pour le commun », se réjouit David.

Plusieurs projets sont ainsi développés avec des partenaires publics et privés : la gestion commune d’une prairie-verger située en bordure de la forêt de Soignes (la prairie du Rouge Gorge), en collaboration avec la ferme du Champ des Cailles, Bruxelles-Environnement et des habitants du Coin du Balai ; des activités de sensibilisation à la nature avec des gardes forestiers dans la forêt de Soignes ; le budget participatif de la Commune, dont plusieurs projets sont financés par la Commune mais gérés par des citoyens ; ou encore, une étude pour un projet de communauté d’énergie avec l’ULB et la Commune.

Les activités et projets du Coin du Balai sont nombreux. Nos deux interlocuteurs nous montrent une liste, sur laquelle on compte pas moins de 25 initiatives. Elles sont réparties en 5 thématiques : « événements festifs », « culture et folklore », « développement durable », « mobilité », et « entraide et solidarité ». « Il y a régulièrement de nouvelles idées qui sont proposées, et qui s’inscrivent dans différents aspects du bien commun », commente Marc. C’est là qu’on ressent toute la passion des deux jeunes pensionnés ! Marc nous parle du parcours d’artistes, dans lequel il est particulièrement impliqué ; « un grand succès l’année passée » ! Il nous décrit également la permanence organisée au sein du pôle entraide et solidarité pour toutes celles et ceux qui ont besoin d’aide dans le quartier, en particulier des personnes âgées – et ce en bonne intelligence avec le CPAS de la Commune –, de même qu’un projet de réhabilitation de l’église du quartier pour accueillir un centre de jour pour personnes handicapées, et, plus récemment, l’accueil et la solidarité envers des réfugiés ukrainiens et les nombreuses activités visant à leur bonne intégration au sein du quartier. David évoque également les potagers et composts collectifs, ainsi que d’autres initiatives en lien avec la propreté, au sein du pôle développement durable.

Leur enthousiasme nous impressionne. Quel est donc le moteur de leur engagement ? « Quand je me suis rapproché de l’âge de la pension, je réfléchissais à ce que j’allais faire… Je ressentais la volonté de m’impliquer beaucoup plus dans le quartier, parce que j’aime organiser des projets, prendre des responsabilités, et je trouve que ce qui se vit ici a beaucoup de sens ». Et Marc ? « J’ai toujours été attiré par le service aux autres, sans l’ambition d’avoir le pouvoir. J’ai toujours été impliqué dans des ASBL, dans la paroisse… J’aime la convivialité, le fait que des gens se sentent bien entre eux ». « Pour d’autres du comité, il y a un côté beaucoup plus militant au niveau écologique », tient à préciser David. « Cette diversité crée la richesse » du Coin du Balai. Chanceux, sommes-nous, d’en être témoins.

Paysans-Artisans

crédit : Paysans-Artisans

Floreffe, 19 octobre 2022. La dernière étape de notre périple nous mène à Paysans-Artisans[4], une coopérative alimentaire qui rayonne en région namuroise. Nous avons rendez-vous avec Thérèse-Marie Bouchat, co-directrice de la coopérative, en charge de la stratégie, du Collectif 5C[5], de la Revue Tchak![6], de la formation maraîchage, du Groupement d’Employeurs et de Paysans-Artisans Invest… Autant dire que son emploi du temps est plus que chargé ! Il est vrai qu’en arrivant, on ressent l’effervescence d’une ruche en pleine action, entre les commandes, les livraisons, l’administration et la communication… ça grouille ! Malgré tout, Thérèse-Marie nous offre un peu de son temps précieux, pour nous livrer les secrets d’un commun économique qui fonctionne plutôt bien…

Au départ, ils étaient six… ou sept. Des amis, aux parcours variés, qui se réunissaient chaque année au FIFF (Festival international du film francophone de Namur) et débattaient d’agriculture, de paysannerie, d’alimentation… Constatant l’arrêt des activités de nombreuses activités agricoles mais aussi l’émergence de modèles alternatifs de production paysanne, de transformation artisane et de consommation responsable, ils décident de créer une coopérative. Leur ambition : rassembler ces différents acteurs, les accompagner pour développer des produits de qualité en circuit court, changer la paysannerie, l’alimentation, le rapport à la production… bref, changer le monde !, assume Thérèse-Marie. Rapidement, des producteurs sont séduits par le projet et, lorsque la coopérative voit le jour en 2013, elle réunit 107 coopérateurs, sur un territoire bien délimité de 10 communes de la Province de Namur. Aujourd’hui, près de dix ans plus tard, ils sont 900 coopérateurs, dont 120 producteurs – « et nous travaillons également avec 50 producteurs en dehors de ce territoire », ajoute Thérèse-Marie.

Paysans-Artisans travaille sur trois piliers principaux, autour de l’alimentation. Premièrement, la commercialisation (distribution), en circuit-court : par la vente en ligne aux particuliers via 18 points de ralliement, dans 8 magasins de quartier – « qui ne sont pas des supermarchés mais bien des lieux de convivialité et de rencontre », insiste-t-elle – et comme petit grossiste pour les professionnels (magasins à la ferme, traiteurs, restaurants, cuisines de collectivité, etc.). Deuxièmement, l’appui aux producteurs, en développant des projets par filière de production, en créant un groupement d’employeurs pour mutualiser l’engagement des salariés à disposition des producteurs, en fonction de leurs besoins, et en construisant une Fabrique Circuit-Court[7], « une sorte d’habitat groupé d’entreprises, avec une partie commune, gérée en commun, et une partie propre, où chacun est propriétaire de son atelier ». Cette Fabrique est composée notamment d’un abattoir, une légumerie, ou encore une bocalerie. Troisièmement, la sensibilisation et la mobilisation, en proposant des formations, des conférences, des ciné-débats, des pièces de théâtre, des visites de producteurs… afin de sensibiliser petits et grands aux enjeux de l’agriculture et de l’alimentation. Paysans-Artisans a aussi cofondé Tchak!, « une revue paysanne et citoyenne qui tranche », et tient un restaurant, qui ouvre un vendredi par mois.

La diversité des activités a de quoi impressionner. Mais ce qui nous touche encore davantage, c’est le critère de la justice sociale qui est placé au cœur de la coopérative. Par exemple, sur l’enjeu financier. La question du prix juste pour le producteur et pour le consommateur est centrale pour Paysans-Artisans. C’est pourquoi, notamment, « on a créé une caisse de solidarité qui permet à des épiceries sociales de commander à -30% pour les légumes et les fruits et à -50% pour le reste. La différence est assurée par une caisse de solidarité. Nous sommes opposés aux colis alimentaires car on ne veut pas imposer aux gens ce qu’ils mangent. Vu le contexte de crise actuel, on va sans doute lancer aussi des épiceries sociales pour les étudiants à Namur ». En outre, la tension salariale (c’est-à-dire l’écart entre les salaires les plus élevés et ceux les plus bas) est très faible : de 1 à 1,4. « Nous sommes clairement, dans la direction, les moins bien payés à l’heure, parce qu’on fait des horaires de folie. Mais on estime que tout le monde, quel que soit son type d’emploi, a une famille à nourrir. Donc on est tous dans la même barque ». Aussi, sur l’enjeu de la diversité et de l’insertion sociale. « On s’est inscrit de plus en plus dans l’économie sociale. Dans la bocalerie, on travaille en partie avec des ouvriers et en partie avec des personnes handicapées. Pour l’assemblage, il y a des salariés, des bénévoles, mais aussi des demandeurs d’asile et des personnes handicapées qui participent. En outre, une dizaine de nos employés sont des personnes en insertion (sous article 60) ». « Enfin, on peut compter sur une base de 350-400 bénévoles ».

Nous posons la question de la situation financière de la coopérative, vu le contexte socio-économique actuel. « La situation actuelle est très difficile, mais on s’en sort bien, comparé à d’autres. Le plus difficile, c’est de voir les producteurs qui ont vraiment de grosses difficultés. C’est ce qui nous occupe beaucoup pour le moment ». Marie-Thérèse ajoute : « Quand on a commencé, on n’avait rien à perdre. Maintenant, c’est un peu plus lourd à porter car on a bien plus à perdre : des producteurs qui ont investi, des employés qu’on a engagés, etc. Nous avons aussi une responsabilité par rapport aux autres coopératives, car Paysans-Artisans sert de modèle pour beaucoup d’autres, donc si nous nous écroulons, cela peut créer une onde de choc. Dès lors, il faut que ça tourne. On redouble d’idées, de créativité, avec des jeunes supers motivés. C’est un projet collectif et je crois très fort à l’entrepreneuriat collectif ». Comment trouve-t-elle autant de motivation ? « Mes parents étaient agriculteurs. Nous étions six enfants. Ils ont trimé pour s’en sortir et ils se sont battus pour qu’on puisse faire des études. Donc, j’estime avoir relativement le cul dans le beurre. Et quand on a les épaules un peu plus larges, une base solide pour pouvoir s’engager, on se doit d’essayer de changer un peu cette société qui n’est pas très reluisante… »

*

De retour à nos bureaux, nous sommes reconnaissants de ces quatre découvertes. Qu’elles concernent la réflexion sociale, la gestion d’un bien commun naturel, la vie commune au sein d’un quartier, ou la gouvernance économique, toutes ces initiatives nous semblent répondre, à leur manière, à une quête sincère du bien commun. Les rencontres que nous y avons faites nous inspirent et nous bousculent. D’un coup, l’utopie du (bien) commun nous paraît à portée de vue et, en même temps, un parcours semé d’embûches semble se dresser devant nous. Si ces initiatives démontrent que tout reste possible, elles nous enseignent aussi que les défis sont immenses. Dans une société dominée par la marchandisation, le productivisme et le consumérisme, elles ont quelque chose de révolutionnaire. Et nombreuses sont les questions qui demeurent et qui méritent une analyse approfondie… Chère lectrice, cher lecteur, il ne reste plus qu’à tourner la page pour découvrir la suite de ce dossier, mais surtout, à cultiver c

Notes :