En Question n°151 - décembre 2024

Alexandre Monnin : Politiser le renoncement

Alexandre Monnin est philosophe et enseignant-chercheur. Après avoir travaillé plus d’une quinzaine d’années sur les questions liées au numérique, il se consacre depuis dix ans aux enjeux écologiques. Dans son dernier ouvrage, Politiser le renoncement (Éd. Divergences, 2023), il plaide pour organiser le renoncement à l’échelle collective et politique, afin de garantir l’habitabilité humaine sur Terre.

Politiser le renoncement - main qui tend vers une autre
crédit : Mohamed Nohas – Unspalsh

Quel est votre domaine de recherche et qu’est-ce qui vous a amené à rédiger votre livre Politiser le renoncement ?

Avec deux collègues, Emmanuel Bonnet et Diego Landivar, nous avons initié le courant de la redirection écologique. Celui-ci a la particularité de mettre au cœur de ses préoccupations la question du renoncement, de l’arrêt, de la fermeture ou du démantèlement de réalités qui menacent la viabilité du système Terre et l’habitabilité humaine, et ce dans de bonnes conditions environnementales, sociales et politiques. En effet, on ne peut pas se contenter de verdir ces réalités néfastes, de les rendre plus efficientes, de consommer moins, de produire moins…

La redirection écologique vise donc à mener un débat légitime, en accompagnant différents acteurs qui se retrouvent face à des situations inédites, que ce soient des collectivités territoriales, des entreprises ou des collectifs. Outre les réalités matérielles, comme des infrastructures, il peut s’agir également de mettre fin à des modèles de développement. Tous les domaines sont concernés par ces enjeux.

Le renoncement est souvent associé à l’échelon individuel, à l’idée de renoncer soi-même à toute une série de choses, de se mettre des limites, etc. Vous insistez sur la nécessité de politiser le renoncement. Pourquoi ?

Le renoncement est un terme lourd, qui parait a priori négatif et renvoie souvent à des attitudes morales, individuelles. À rebours de cette compréhension classique, je porte d’emblée le renoncement au niveau politique et collectif, à l’échelle de territoires entiers. Tout d’abord, parce que les petits et grands gestes individuels ont une portée très limitée, sans véritable impact sur le système. Ensuite, parce que le renoncement est bien plus acceptable au niveau collectif qu’individuel, comme l’illustre très bien une récente étude : quand on demande aux jeunes s’ils sont prêts à renoncer individuellement à TikTok (réseau social), la réponse est majoritairement non, et il faudrait les payer pour cela. Parce qu’un renoncement individuel à TikTok implique de sortir de la plateforme, de perdre ses « amis », de ne plus avoir accès à ses influenceurs, à des informations, bref de se sentir marginalisé. Par contre, quand on leur demande s’ils sont d’accord qu’on interdise collectivement TikTok, la réponse est oui aux deux tiers, et ils sont même prêts à payer pour cela. Parce que cette option implique la possibilité de retrouver collectivement d’autres formes de sociabilité. Du point de vue des utilisateurs, il n’y a pas de gagnants et de perdants. Le compromis est bien plus acceptable.

De plus en plus de territoires, mais aussi de salariés, de travailleurs et de travailleuses, vont être confrontés à des transformations profondes de leur outil de travail. Soit on laisse ces populations à la marge des réflexions, avec un sentiment d’impuissance et d’abandon. Soit on arrive à en faire des questions politiques, traitées collectivement, dans le cadre d’institutions, à différentes échelles.

Vous semblez convaincu que le renoncement est nécessaire. Mais ce n’est peut-être pas évident pour tout le monde. Pourquoi, au fond, faudrait-il renoncer ? Et à quoi ? Ne pourrait-on pas simplement miser sur l’innovation ou éventuellement la transformation ?

C’est une bonne question, et ma position n’est pas du tout rigoriste. Je ne dis pas que le renoncement est la seule option. Je pense que c’est une composante négligée et pourtant nécessaire, qu’il faut sérieusement prendre en compte. Pour autant, je ne fais pas partie de ceux qui fustigent toute réponse technique. Je ne fais pas non plus partie de ceux qui prétendent qu’aucune transition n’est possible ; je pense qu’il est absolument nécessaire d’y aller. La question étant surtout : à quelles conditions, à quelle échéance, selon quelle temporalité, selon quels rapports Nord-Sud, etc. C’est une question d’arbitrages.

Il faut arriver à conjoindre trois dimensions complémentaires. Premièrement, l’efficience, qui revoie aux gains d’efficacité réalisés par les technologies. Les rapports du GIEC, de l’association négaWatt et d’autres s’appuient sur ces gains d’efficience pour imaginer des scénarios qui ne dépassent pas trop les températures par rapport au début de l’ère contemporaine. Deuxièmement, la sobriété, qui est complémentaire. L’efficience sans sobriété, sans contrôle, sans réglementation, mène à des effets rebond[1] et à de l’inefficience. De même, la sobriété seule n’est pas forcément suffisante, parce que si on perd tous les gains d’efficience en vivant à 8 milliards d’individus sur terre, la situation risque de devenir extrêmement problématique. Par exemple, on ne peut pas chauffer 8 milliards de personnes avec des cheminées, car on brulerait tout notre environnement pour la biomasse nécessaire. C’est ce que ce que Philippe Gauthier, communicateur scientifique québécois engagé dans la redirection écologique, appelle une « sobriété fossile ». Et troisièmement, il y a le renoncement. D’une part, il est nécessaire parce que la sobriété peut mener au renoncement – par exemple, si on arrête d’utiliser des SUV, alors cessons d’en produire. D’autre part, le renoncement va au-delà de la sobriété – par exemple, lorsqu’il s’agit de faire face à une pénurie d’eau ou aux conséquences de l’élévation du niveau de la mer.

Quels sont les principaux exemples de politiques de renoncement ?

Je peux présenter trois exemples, qui se situent surtout à l’échelle de territoires. Le premier exemple, c’est celui de Métabief, une station de ski située dans les montagnes du Haut-Doubs, proche de la Suisse. Le territoire, sous l’impulsion d’Olivier Erard[2], a mis en place un processus démocratique pour anticiper la sortie des activités liées à la neige, considérant qu’elles n’étaient plus pérennes, et donc qu’il valait mieux prendre de l’avance pour déterminer collectivement, avec différents acteurs locaux et socioprofessionnels, de quoi le territoire allait vivre demain. Je trouve que c’est une démarche extrêmement inspirante, parce que, en général, la tentation est de n’agir qu’au pied du mur, ce qui offre moins d’options et rend plus difficile le processus démocratique. Cette démarche exploratoire est très courageuse.

Un deuxième exemple concerne le Pays de Fayence, dans le Sud-Est de la France. À la suite d’une période d’importantes sécheresses, cette communauté de communes d’à peu près 30.000 habitants a lancé, le 31 janvier 2023, un plan Marshall de l’eau, qui prévoit notamment d’arrêter la construction neuve pour une durée de cinq ans, afin de repenser tout l’aménagement du territoire pour garantir la ressource en eau. En 2020, quand la communauté de communes a récupéré les compétences eau et assainissement, elle a demandé une étude, qui a montré que la disponibilité en eau était problématique. Dans la foulée, elle a créé une régie de l’eau, ce qui a permis d’instaurer, au moment de la crise, des mesures de sobriété en matière d’eau et de limiter le développement urbain. Là aussi, on a affaire à une mesure inédite, qui projette le territoire dans un avenir qui reste à inventer. C’est une occasion de repenser les modèles et les manières d’aménager le territoire et d’y vivre.

Un troisième exemple concerne un projet de construction d’un éco-quartier sur la presqu’île de Caen (en Normandie). Il y a dix ans, quand les personnes en charge du projet se sont appuyées sur les données du GIEC sur la montée des eaux, ce projet semblait envisageable, moyennant de petits aménagements. Mais dix ans plus tard, le GIEC local a alerté les agents en charge du projet de l’évolution des données, montrant une élévation très substantielle du niveau de l’eau qui met le projet en péril. Une mise en pause a d’abord été annoncée, avec des études, et puis finalement, on a opté pour un renoncement en bonne et due forme. L’occupation de la presqu’île a été complètement repensée, et ce malgré les coûts engagés. Les élus locaux ont pris une mesure extrêmement courageuse en écoutant leurs agents qui ont eux-mêmes pris au sérieux l’alerte scientifique. De ce point de vue, le cas est remarquable.

Qui doit décider des politiques de renoncement, à quelle échelle, selon quels critères et quelles modalités ? En particulier, comment faire pour que ces renoncements ne fragilisent encore davantage les populations les plus vulnérables ?

D’une certaine manière, personne n’est habilité à décider, car jusqu’à présent cette problématique ne s’envisageait globalement pas de cette manière. La question devient donc : comment les acteurs institutionnels, désormais confrontés à ces enjeux, arrivent-ils à s’en saisir, à identifier les problématiques, à démocratiser la prise de décision, à associer les publics concernés ?

J’ai l’habitude de distinguer trois critères pour opérer des renoncements dans de bonnes conditions : qu’ils soient démocratiques et non pas autoritaires, anticipés et non pas réalisés au dernier moment, et non-brutaux, en prenant en compte l’attachement des personnes qui dépendent d’activités, d’infrastructures, de modèles économiques, etc.

Dans tous les cas, il faut que les personnes concernées aient clairement leur mot à dire pour qu’on comprenne leur situation et les conséquences que pourraient avoir sur elles les mesures imaginées, et pour leur permettre éventuellement de formuler d’autres propositions. C’est là qu’il peut y avoir de la friction, du rapport de force, ce que je n’exclus absolument pas dans mes considérations.

Au fond, il est fondamental de prendre en considération l’attachement des personnes, c’est-à-dire ce à quoi elles tiennent et ce qui les tient (c’est-à-dire des investissements affectifs et des dépendances matérielles). Cela permet de comprendre qui sera affecté par des renoncements et de quelle manière, et d’envisager les perspectives à offrir à ces personnes. En sachant que tout le monde n’est pas affecté de la même façon, qu’il y a des situations sociales, des vulnérabilités, des ressources, des corps et des états de santé très différents selon les personnes. Tous ces éléments doivent être éminemment pris en compte lorsqu’on pose ces questions de fermeture, de renoncement ou de redirection écologique en général.

Vos trois exemples phares se situent à l’échelle locale. Plaidez-vous également pour des politiques de renoncement au niveau national et international ?

D’expérience, j’observe que les acteurs de terrain – de la commune à la région – sont les premiers concernés par le franchissement des limites planétaires et ses effets, comme la raréfaction de l’eau, les inondations, le recul du trait de côte ou la fonte des neiges. Ces acteurs sont donc les premiers amenés à se poser la question du renoncement. Toutefois, il convient que les États ou les institutions internationales soutiennent ces initiatives locales. Il est aussi nécessaire de définir des politiques de renoncement au niveau national et international.

La fermeture d’une usine implique généralement des pertes d’emploi. Dans le cadre d’une politique de renoncement, comment faire en sorte que cela se passe dans de bonnes conditions, en particulier pour les personnes qui y travaillent ?

L’enjeu du travail est central du point de vue de la redirection écologique. En effet, à partir du moment où on décide de ne plus produire un certain nombre de choses ou de produire autrement, l’impact sur l’emploi est direct. Pourtant, aujourd’hui, il n’y a pas de politique à la hauteur de cet enjeu.

On a parfois l’impression que les personnes qui occupent des emplois liés à des activités néfastes pour l’environnement sont considérées comme des « actifs échoués » (des actifs qui sont dépourvus de viabilité économique). Mais ce ne sont pas des actifs échoués ! S’il y a des actifs échoués, ce sont les usines, les entreprises, les infrastructures, les activités, mais pas les personnes. Au contraire : les personnes ont des savoirs, des savoir-faire, des compétences, pour rediriger leurs outils de travail, leurs outils de production ou leurs usines. L’enjeu, c’est de les associer à ces questions. Parce que le top management n’a plus aujourd’hui toutes les réponses à ces questions et les investisseurs ne tiennent pas forcément compte de ces réalités dans leur vision. Il faut faire du travail une question éminemment démocratique. Tant qu’on ne permet pas aux travailleurs et travailleuses de s’impliquer dans la définition de politiques nouvelles en matière de production, l’écologie sera stigmatisée comme étant une menace sur l’emploi.

En outre, plusieurs acteurs[3] travaillent sur un projet de sécurité sociale de la redirection écologique (SSRE). L’objectif est de permettre à des salariés de participer à la réflexion sur le devenir de leur métier, de leur outil de travail, et d’imaginer un système de protection sociale pour accompagner la transformation écologique dans tous les secteurs concernés.

Le concept de « renoncement » est-il mobilisateur ? Comment cette idée est-elle abordée par les politiques ? Ce concept ne risque-t-il pas d’être ostracisé comme celui de « décroissance » ? Et comment le rendre désirable ?

C’est vrai que le terme de renoncement peut sonner comme un « repoussoir ». Pour autant, des acteurs de tous bords politiques y sont confrontés, et sont amenés à prendre des mesures inédites, éventuellement impopulaires auprès de leur électorat de base : cela donne à l’expression un ancrage concret, que n’a pas forcément la décroissance qui se situe davantage sur un plan idéologique que pratique pour le moment. Un territoire qui fait face à une pénurie d’eau, qu’il soit géré par la droite ou la gauche, sera confronté à un problème qui remet en cause les modèles et les pratiques actuelles. Ce genre d’enjeu extrêmement tangible, qui prend les acteurs au dépourvu et les pousse à solliciter un accompagnement, peut faire bouger les lignes. Certains chantiers très concrets sont inspirants pour d’autres acteurs qui sont confrontés aux mêmes difficultés.

Et puis, il s’agit aussi de renoncer à des choses pénibles, qui posent problème. Même si on y est attaché aujourd’hui, il est possible de se ré-attacher à autre chose, à des conditions de vie plus acceptables, plus agréables. Le renoncement n’est pas nécessairement « punitif ».

Dans votre livre, vous critiquez les « logiques et logistiques » du capitalisme. Ne faudrait-il donc pas, plus radicalement, renoncer au modèle capitaliste ?

C’est une bonne question. En théorie, ma réponse serait sans doute « oui ». Mais en pratique, je ne vois pas comment cela peut se traduire concrètement. Comme j’essaie d’ancrer ma théorie dans la pratique, je n’ai pour le moment pas de levier à mon échelle pour indiquer ce que serait une sortie globale du capitalisme. L’équilibre des forces politiques aujourd’hui ne me donne pas l’impression qu’on soit proche d’une révolution mondiale. Je rejoins plutôt les positions de Erik Olin Wright, un sociologue anticapitaliste, qui plaide pour une stratégie d’érosion du capitalisme, en mettant en lumière ses contradictions, en particulier aujourd’hui à l’aune des questions environnementales.

Au niveau plus micro, la redirection écologique est-elle aussi l’occasion de démocratiser les entreprises, comme le soutient notamment la sociologue belge Isabelle Ferreras ?

Oui, dès que possible : c’est quelque chose que j’encourage. Je parle d’ailleurs dans mon livre d’autogestion écologisée. Le problème, c’est que l’entreprise en elle-même n’est pas un lieu démocratique – hormis la coopérative. C’est le management qui se substitue à la démocratie, puisque l’entreprise classique est caractérisée par un principe de subordination. En outre, il y a un travail important, y compris démocratique, à mener au niveau de la finance, puisque l’investissement détermine fortement l’avenir – des entreprises mais pas seulement. À cet égard, Daniela Gabor, économiste roumaine qui travaille et vit au Royaume-Uni, donne des pistes intéressantes pour repenser politiquement la place de la finance aujourd’hui.

Une dernière question plus personnelle : face à l’ampleur du désastre socio-écologique, quelles sont vos sources d’espérance ?

J’ai la chance de travailler au quotidien sur ces questions. J’ai l’impression de faire ce que je dois faire et d’y consacrer un temps très important. Les études montrent que les personnes qui souffrent d’éco-anxiété sont principalement des personnes qui se sentent impuissantes face à la situation. Pour ma part, j’ai la chance d’avoir publié des livres sur la question, de mener un travail d’acculturation auprès d’acteurs institutionnels, d’accompagnement dans les territoires, et de constater que mon travail peut apporter quelque chose et inspirer un certain nombre d’acteurs. C’est pour moi une source d’espérance et cela me permet, même si la situation est très compliquée, de garder le cap, y compris dans l’adversité.

Notes :

  • [1] L’effet rebond désigne l’augmentation de consommation provoquée par la réduction des limites à l’utilisation d’une technologie. Par exemple, l’amélioration de l’efficacité énergétique des véhicules peut encourager les gens à conduire plus souvent ou à choisir des véhicules plus grands, ce qui peut, au final, augmenter la consommation d’énergie globale et les pollutions.

    [2] Olivier Erard, Le Passeur, Éd. Inverse, 2024.

    [3] L’Institut Rousseau, Pour un réveil écologique, le Réseau Salariat, Les Shifters, le Réseau action climat France et le Printemps écologique.