En Question n°145 - juin 2023

Anne Alombert : La culture numérique comme alternative aux idéologies de la Silicon Valley

Anne Alombert est maître de conférences en philosophie à l’Université Paris 8. Spécialiste des mutations technologiques, elle publie Schizophrénie numérique aux éditions Allia, et plaide pour une culture ajustée aux techniques contemporaines. Rencontre en présentiel dans le monde des idées.

crédit : Maximalfocus – Unsplash

Quelle est la spécificité de la perspective philosophique sur le numérique ?

Selon moi, la philosophie nous permet d’interroger la manière dont nous parlons des dispositifs techniques. La philosophie, comprise en un sens très général, c’est avant tout une interrogation sur le sens des mots que nous utilisons et une lutte contre l’idéologie. Or, aujourd’hui, quand nous parlons des technologies numériques, nous utilisons des expressions que nous comprenons mal. Par exemple, lorsque nous parlons d’intelligence artificielle, d’apprentissage automatique, d’agent conversationnel, de réalité virtuelle, s’est-on interrogé sérieusement sur le sens de ces termes ? Si on les questionnait réellement, on verrait toutes sortes de problèmes émerger. C’est précisément ce que la philosophie nous engage à faire. Si ces termes n’ont pas de sens, il faudra alors les déconstruire, ainsi que l’idéologie qui les accompagne, pour proposer un nouveau vocabulaire, plus pertinent, qui nous permettrait de penser les vrais enjeux des mutations auxquelles nous faisons face. Par exemple, en ce qui concerne ChatGPT, plutôt que de s’interroger sur la prétendue « intelligence » de la machine, il s’agira de questionner la façon dont elle automatise des facultés d’expression et de pensée.

Un des éléments de langage qui est beaucoup utilisé actuellement, c’est le mot numérique. Qu’est-ce que ce terme désigne ? La totalité des objets avec un écran ? Ou peut-être ceux qui sont connectés via le réseau Internet ?

En effet, ce terme désigne toutes sortes de choses. Je dirais que les technologies numériques constituent avant tout un nouveau stade dans l’histoire des technologies d’enregistrement, à la fois de la parole, des images, du son, etc. et même des activités, puisqu’aujourd’hui toutes nos activités sur internet sont tracées, enregistrées sous forme de données. Le numérique, c’est aussi la réduction de tous ces flux – flux de paroles, flux de sons, flux d’images, flux d’activités – à des données binaires qui peuvent être traitées par des calculs algorithmiques. Bien sûr, comme vous l’avez suggéré, le terme « numérique » désigne également des appareils de type smartphone, ordinateur, tablette, ainsi que l’infrastructure Internet. Le terme désigne ensuite un certain type de dispositifs qui s’appuient sur ces infrastructures et sur ces appareils, comme les réseaux sociaux ou les plateformes de contenus. D’ailleurs, ces derniers éléments sont des dispositifs apparus relativement récemment dans l’histoire du numérique. Les technologies numériques se sont d’abord constituées à travers le Web, donc les sites, les liens hypertextes, les moteurs de recherche, pour ensuite expérimenter un bouleversement autour des années 2000-2010, avec l’apparition de ce qu’on a appelé l’Internet des plateformes et les réseaux sociaux. C’est à ce moment-là que les smartphones ont commencé à se diffuser massivement dans les sociétés. Quand on parle du numérique, il est donc fondamental de bien distinguer entre différents moments technologiques. Aujourd’hui, on est en train de vivre une nouvelle mutation, notamment avec la diffusion massive de l’intelligence artificielle et des énormes modèles de langages qui sont derrière ChatGPT et autres… Cela va transformer à nouveau tout l’écosystème numérique.

Vous parlez de grandes transformations qui séparent différentes périodes. Peut-on estimer que nous sommes entrés dans une ère, avec le numérique, qui serait celle de l’homo numericus, et qui impliquerait un changement de paradigme par rapport à ce qu’a été le monde de l’Homme moderne ?

Je ne sais pas si on peut parler d’ère. Sur cette question, je m’appuie sur la théorie des époques de Bernard Stiegler, un philosophe avec lequel j’ai travaillé et qui m’a beaucoup influencée. Stiegler soutient qu’il y a des changements techniques qui se produisent, mais qu’ils ne suffisent pas à faire époque, à fonder une culture ou une histoire. Ils constituent un bouleversement brut. Pour qu’une nouvelle époque voie le jour, il faut que de nouveaux savoirs et de nouvelles institutions sociales apparaissent. Donc, à la fois de nouveaux savoir-vivre, de nouveaux savoir-faire, de nouveaux savoirs théoriques, et de nouvelles organisations sociales qui permettent d’adopter ce changement technologique collectivement, de le penser et éventuellement de faire de ces technologies des supports de mémoire et de savoir collectifs.

Aujourd’hui, pour reprendre une expression de Stiegler, j’ai le sentiment que nous ne sommes pas dans une nouvelle ère, mais davantage dans une « absence d’époque ». C’est-à-dire que nous constatons une mutation technologique d’une immense ampleur, mais elle se produit à une vitesse telle que nous n’avons pas le temps de développer des pratiques en cohérence avec ce milieu technique inédit. Nous n’arrivons pas à adopter collectivement le numérique ; nous ne parvenons pas non plus à transformer nos institutions sociales pour qu’elles puissent encadrer ces développements technologiques. C’est un phénomène que Stiegler avait décrit sous le nom de « disruption ». Et c’est ce dont témoigne aujourd’hui une lettre comme celle d’Elon Musk, qui demande un ralentissement des recherches en intelligence artificielle pour des raisons de sécurité. Pour moi, c’est le symptôme d’une époque qui ne parvient pas, justement, à faire époque, parce que le changement technologique et les innovations sont permanentes et beaucoup trop rapides.

Peut-être le numérique nous est-il étranger parce que nous ne faisons pas partie de celles et ceux qui le construisent concrètement. Ne pourrions-nous pas dire qu’il existe une culture numérique chez les personnes qui sont au cœur de l’innovation, les grands acteurs de la Silicon Valley, tel l’informaticien Ray Kurzweil, qui proposent un discours adapté aux innovations qu’ils conçoivent ?

Je ne parlerais pas de culture mais d’idéologies, au sens où il s’agit de discours qui sont au service de projets industriels qui ont eux-mêmes pour finalité d’éliminer la dimension politique des sociétés. Quand on observe, par exemple, les ambitions d’un entrepreneur comme Peter Thiel, ex-conseiller de Trump, co-fondateur de PayPal et l’un des premiers investisseurs dans Facebook, on constate qu’il n’a pas de théorie politique à proprement parler. S’il en a une, c’est un libertarianisme poussé à l’extrême : la destruction de la puissance publique, de la loi en tant qu’elle représente potentiellement une volonté collective, et l’imposition de systèmes technologiques auxquels les individus sont censés s’adapter, ou même de technologies persuasives qui dirigent insidieusement nos gestes. Selon cette perspective, les comportements doivent être régulés sans passer par une forme de réflexivité. Il s’agit d’une vision comportementaliste de l’humain qui consiste à vouloir l’influencer via différents signaux et à le gouverner de la sorte. Derrière cela, on retrouve la volonté d’éliminer tout ce qui relève de l’interprétation humaine en la remplaçant par du calcul automatisé. La façon dont les acteurs de la Silicon Valley pensent les technologies numériques computationnelles ne laisse pas de place à la discussion, l’interprétation et la délibération collective, et, en cela, leurs discours ne constituent pas une culture. Ils proposent essentiellement ce qu’Evgeny Morozov a décrit sous le nom de solutionnisme technologique : l’idée que nous allons imposer des dispositifs techniques, souvent standardisés – donc partout les mêmes, indépendamment des différences locales, culturelles, territoriales –, et par là même régler des problèmes d’ordre socio-politique, pourtant toujours inscrits dans un lieu et une histoire donnés, avec une recette universelle. Heureusement, le numérique n’est pas réductible à ces idéologies.

Contre l’idée qu’il existerait une solution standardisée pour chaque problème à échelle du globe, vous défendez donc une mobilisation locale des outils technologiques, guidée par une interprétation propre à un lieu, ou en tout cas intégrée à une culture et une communauté déterminées ?

L’enjeu, pour moi, c’est que les citoyens deviennent aussi des concepteurs des technologies numériques, et pas uniquement des utilisateurs. Pour cela, je défends la « recherche-action », c’est-à-dire une recherche contributive qui regroupe des chercheurs académiques, des ingénieurs, des citoyens, des professionnels, des représentants politiques, des acteurs économiques, etc. Ces personnes se rassemblent pour essayer de s’approprier et co-construire le « numérique » qui correspond aux besoins de leur vie concrète, donc localisée. Ainsi faisons-nous du numérique un objet de recherche et d’interrogation pour ne pas nous retrouver avec des dispositifs inadaptés, imposés selon des logiques marchandes et socialisés à travers le marketing, c’est-à-dire uniquement pensés par le biais des discours publicitaires.

Prenons l’exemple de l’éducation. L’enjeu, à cette échelle, ne devrait pas être d’intégrer le plus vite possible des nouveaux outils dans les écoles ou les universités, mais de comprendre comment le numérique transforme la pratique même des savoirs. Si vous voulez numériser, vous devez d’abord vous demander comment le numérique pourrait servir les objectifs de la discipline philosophique, mathématique, géographique… Les dispositifs numériques potentiellement utiles dans chacune de ces disciplines n’ont aucun rapport les uns avec les autres. Une méthode, dès lors, consisterait à lancer des recherches contributives qui allient des professeurs, des étudiants, des chercheurs, des ingénieurs, et à se demander quel type d’outil numérique il serait possible de concevoir et d’expérimenter ensemble en fonction des règles épistémiques d’une discipline donnée. Mais s’il s’agit de mettre du numérique là où il y avait du papier et un écran là où il y avait un enseignant, donc si on s’en tient à un paradigme de substitution ou de remplacement, mieux vaut s’abstenir : on sait que cela est vain et ne peut que casser des relations sociales de transmission.

On a parfois le sentiment d’être essentiellement sur la défensive quand il s’agit du numérique. On sait qu’il est nécessaire de se l’approprier, mais on aimerait secrètement qu’il n’ait pas émergé. A-t-on des raisons de s’enthousiasmer de la numérisation, au-delà du simple constat quant à son actualité ?

Le numérique, à l’origine, ce sont des technologies qui rompent avec les médias analogiques, donc radio, cinéma, télévision, qui sont des médias unidirectionnels, c’est-à-dire où le contenu produit est transmis à un récepteur, sans réponse possible. Les technologies numériques ont rendu possible l’émergence de médias multidirectionnels, où le récepteur peut lui même devenir producteur. On passe alors d’une hiérarchie figée entre des producteurs et des récepteurs de symboles à un système où on a des contributeurs de symboles, pour paraphraser Stiegler.

Avec le numérique, nous avons l’opportunité de dépasser la situation de misère symbolique dans laquelle une minorité dispose du pouvoir de produire des récits, des images et des idées, et où la majorité se retrouve dans une position passive et ne peut donc pas participer à la production culturelle. Une encyclopédie comme Wikipédia, à laquelle on peut par ailleurs faire plein de reproches, rend notamment possible un nouveau processus de construction collective du savoir, et n’aurait jamais pu apparaître sans les technologies numériques.

En matière d’éducation aux médias, on peut aujourd’hui facilement demander à des lycéens de faire des émissions radio, de créer eux-mêmes leur chaîne sur YouTube (ou d’autres plateformes potentiellement moins nocives). La numérisation des technologies audiovisuelles les a rendues accessibles au plus grand nombre. Malheureusement, certains acteurs privés se sont emparés de cette nouveauté pour en réduire les possibilités expressives et les possibilités contributives.

Actuellement, sur les réseaux sociaux, les différents utilisateurs sont individualisés et les principes qui règlent les usages sont ceux de l’exposition de soi et de la quantification des vues. À contre-courant, on pourrait imaginer des réseaux sociaux qui permettent la création d’œuvres collectives. Ça existe en partie, mais ce ne sont pas les réseaux plébiscités, ni ceux qui sont soutenus financièrement et politiquement. Par conséquent, on en vient à parler du numérique en général, pour le meilleur et pour le pire, donc soit dans une perspective progressiste complètement naïve, soit dans une perspective décliniste complètement réactive. Il est donc urgent de s’interroger sur la façon de mettre cette technologie au service de l’intelligence collective.