En Question n°135 - décembre 2020

Cachez ce sans-abri que je ne saurais voir

Dans la perception courante, en ce compris les médias et, pour des raisons plus discutables, au sein de la classe politique, parler des sans-abri renvoie à une situation typiquement urbaine, où des personnes démunies dorment sur des cartons en rue, voire sous des tentes plus ou moins ragoûtantes, légèrement à l’abri des regards. Les mêmes assimilent le plus souvent le sans-abrisme à la mendicité, et, de là à assimiler le phénomène (voire les personnes) à des nuisances, le pas est bref et souvent franchi.

crédit : Yuval Lévy – Unsplash


Cette approche du sans-abrisme comme problème d’ordre public, que les services sociaux ne parviennent pas à résorber « parce qu’ils ne veulent pas qu’on les aide », est répandue en tant qu’approche politique locale, avec ses variantes qui consistent à contraindre les personnes à se comporter comme on leur dit ou à s’en débarrasser, dans la commune d’à côté ou au diable Vauvert.

La visibilité est donc un élément majeur de la prise en compte du sans-abrisme, ce qui induit une définition restrictive, celle d’un phénomène principalement urbain, majoritairement masculin, et associé à des carences morales (addictions…) ou médicales (troubles psychiatriques).

Ces éléments s’observent en effet sur le terrain, et d’autant plus facilement que les sans-abri les plus visibles sont justement ceux qui combinent ces caractéristiques, qu’elles soient à l’origine ou qu’elles soient les conséquences du sans-abrisme. En rue comme dans les structures d’urgence dédiées, on connaît et on s’intéresse beaucoup aux sans-abri chroniques, à « diagnostic multiple », qui consomment largement les ressources des services sociaux et qui ont le culot de ne pas se conformer au rôle qu’on leur assigne. Une bonne nouvelle pourtant : cette catégorie particulièrement problématique (pour eux-mêmes, pour les accompagnants…) est la population de référence d’une approche qui n’est désormais plus nouvelle. Le « Housing First » (voir aussi https://www.centreavec.be/publication/housing-first-solution-durable-pour-probleme-persistant/, ndlr) vise en premier lieu à réinstaller les personnes dans un logement, et ensuite à leur offrir, aussi longtemps que nécessaire, un accompagnement très intense. On peut donc « sortir de la rue » des cas difficiles moyennant une structure d’accompagnement solide. Cela n’empêche pourtant pas que des nouveaux arrivent plus vite que l’on ne parvient à réinsérer ceux que l’on prend en charge. Constatant que les services vident la mer à la petite cuillère, un pionnier de l’aide aux sans-abri disait publiquement il y a quelques années : « et pendant ce temps, le niveau monte ».

L’iceberg…

À l’opposé de la vision restrictive partagée par beaucoup d’édiles locaux (pas tous, heureusement), la recherche internationale en matière de sans-abrisme, qui veille à associer des représentants de cette population elle-même, a développé une typologie aujourd’hui largement admise, qui s’appuie sur la situation de logement des personnes et non sur d’autres caractéristiques éventuellement associées. Cette typologie, appelée ETHOS[1], dans sa variante simplifiée et plus opérationnalisable « ETHOS Light », repère six catégories de sans-abri et sans logement. Cette typologie distingue les personnes qui vivent :

  1. dans l’espace public (en rue, dans les gares…) ;
  2. dans des hébergements d’urgence (abris de nuit…) ;
  3. dans des hébergements pour sans-abri (maisons d’accueil, centres pour victimes de violence…) ;
  4. qui quittent une institution sans solution pour se loger (sortie de prison, d’hôpital…) ;
  5. qui logent dans des espaces non prévus pour cela (squats, tentes, caravanes…) ;
  6. qui sont hébergés chez des amis ou dans leur famille (par manque de logement).

Conceptuellement, la définition même du sans-abrisme peut difficilement s’envisager autrement qu’en identifiant les situations de logement (en l’occurrence d’absence de logement).

On voit tout de suite que les premières catégories forment la partie émergée de l’iceberg, celles que l’on voit le plus immédiatement, soit en rue soit via les données sur la fréquentation des structures, qu’il faut gérer et/ou… financer. À l’opposé de la démarche proposée par Housing First, les personnes qui suivent un parcours classique passent par les trois premières catégories avant d’être « à nouveau capables » d’intégrer un logement. La quatrième catégorie est à cheval entre la situation concrète et un enjeu de prévention, mais on vise ici, en principe, les personnes que l’institution va garder plus longtemps que nécessaire parce qu’elles n’ont pas de solution de logement. Les cinquième et sixième catégories peuvent être considérées comme du « sans-abrisme caché », car la majorité des personnes qui en font partie passent largement sous les radars. Les tentes attirent éventuellement l’attention lorsqu’elles sont en milieu urbain, les squats quand y éclate un incident, mais les « hébergés provisoirement » sont invisibles au public, aux médias, aux politiques, et dans une large mesure même aux services sociaux spécialisés.

Des chiffres, des chiffres !

L’attention médiatique portée au sans-abrisme a aussi une autre conséquence : la demande récurrente de chiffres. Ceux-ci sont évidemment, en dehors de leur dimension fétichiste, un élément essentiel de la politique de prévention et de prise en charge. Le constat qu’en Belgique chaque Région a sa propre tradition en matière de collecte de statistiques, ce qui empêche toute politique articulée et toute évaluation comparable, a donné lieu à une recherche fédérale en 2016-2018 (« MEHOBEL »[2]), menée par la KULeuven et l’ULiège. Elle a défini des principes et méthodes pour réaliser une mesure et un suivi au niveau national, dont les premières mises en œuvre expérimentales ont lieu cette année sous l’impulsion de la Fondation Roi Baudouin.

C’est dans le cadre de cette recherche que, pour la première fois dans notre pays, on a entrevu la diffusion du sans-abrisme en dehors des grandes villes. À partir des statistiques des adresses de référence[3], les chercheurs ont voulu explorer le sans-abrisme rural en s’adressant à quelques CPAS auxquels la typologie ETHOS a été présentée. Là où, très largement, la première approche voulait qu’il n’y ait pas de sans-abri sur le territoire (les CPAS s’en tenant a priori à l’acception courante), le résultat s’est révélé spectaculaire : dans cinq CPAS testés en Flandre, il apparaît qu’un bénéficiaire sur 13 est sans-abri ou sans logement au sens d’ETHOS. Si l’on extrapole ce chiffre (peu robuste car construit sur un millier de dossiers « seulement ») à l’ensemble des CPAS, le total pour l’ensemble du pays s’annonce effrayant. Parmi ces dossiers, la moitié sont dans la catégorie « hébergés chez des amis ou dans leur famille », ce que nous entendons par « sans-abrisme caché ».

Dès lors que les données partielles disponibles concernent essentiellement les grandes villes (Bruxelles, qui a notamment développé au cours des dix dernières années une méthode détaillée pour les comptages en rue ; en Wallonie, les données de fréquentation des services spécialisés collectés par les Relais Sociaux, présents dans sept villes de la dorsale wallonne, et harmonisés par l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique), on peut s’attendre à ce que la systématisation des méthodes de mesure proposées par MEHOBEL sur tout le territoire belge fasse émerger un nombre considérable de sans-abri cachés qui remettront en cause les chiffres qui ne couvrent actuellement que les catégories les plus visibles.

Ces données déjà existantes montrent, là où elles permettent de lire des séries historiques, que le nombre de sans-abri visibles, dans les villes, est en augmentation sur la décennie écoulée. Il est évidemment impossible de faire de quelconques estimations rétrospectives pour des époques plus anciennes, de même que le suivi du sans-abrisme caché ne deviendra possible que lorsqu’on aura répété des mesures standardisées. Par ailleurs, là où on dispose de données rétrospectives plus anciennes, il s’agit essentiellement des chiffres d’hébergement, qui varient peu : ils dépendent essentiellement du nombre de places disponibles — la plupart du temps saturées. La perception de l’augmentation, très crédible, repose donc plus largement sur une estimation par les travailleurs sociaux du public qui s’adresse aux services dédiés que sur des données comparables. Seule Bruxelles peut effectuer de telles comparaisons entre ses dénombrements successifs, qui confirment l’augmentation.

Mais qui sont-ils ?

En termes de compréhension du phénomène, comme en termes de pilotage d’une politique de lutte, les chiffres seuls ne suffisent pas. Outre compter, on peut vouloir connaître le profil des sans-abri (dans les différentes catégories ETHOS et sur différents territoires) ou encore les trajectoires qui mènent au sans-abrisme ou qui en permettent une sortie durable. Chacun de ces objectifs suppose des méthodes différentes et, si l’étude des trajectoires fait l’objet de nouveaux projets, les expériences en cours s’intéressent surtout aux profils.

La connaissance générale du sans-abrisme, centrée comme on l’a dit plus haut sur la partie émergée de l’iceberg, associe sans-abrisme, mendicité, assuétudes et/ou problématiques de santé mentale — en plus du genre masculin. C’est le profil-type du sans-abri que l’on rencontre de façon récurrente dans les centres villes, ou dans les circuits de l’urgence : en effet les hommes y sont largement majoritaires. Les sans-abri « chroniques » sont concernés par les problèmes de consommation, que ceux-ci aient participé à leur perte de logement ou qu’ils en aient résulté. En rue ou en abri de nuit, les femmes sont plus rares, et celles qu’on y voit sont souvent, si c’est encore possible, plus abîmées que les hommes. Souvent, les femmes évitent la rue parce qu’elles assument la responsabilité d’enfants qui sont un « garde-fou » qui ne leur laisse pas la possibilité de lâcher prise. Et si elles sont dans la galère avec des enfants, les services sociaux se démèneront d’autant plus pour ne pas les laisser à la rue — intervention qu’elles accepteront d’autant plus volontiers au nom de l’intérêt de l’enfant. La vie à la rue est aussi plus dangereuse pour les femmes. Celles que l’on voit dans la rue sont donc probablement passées entre les mailles de plus nombreux filets. Par contre, plus on descend dans la séquence des catégories ETHOS, moins la prédominance masculine est marquée : c’est donc surtout dans le sans-abrisme caché que l’on trouve le plus de femmes. De même, les diagnostics psychiatriques et les assuétudes sont plus nombreux en rue, posent des problèmes considérables pour l’hébergement ou l’accueil, et concernent évidemment une partie importante des sorties d’institutions, que celles-ci soient de soin ou carcérales.

Parmi les institutions, on compte aussi celles de l’aide à la jeunesse. Le sans-abrisme des jeunes est un phénomène qui mérite d’être étudié plus en profondeur. On sait que parmi le public connu des services pour sans-abri, un passage en institution, quelle qu’elle soit, est plus que fréquent, et le placement en home, dans l’enfance ou la jeunesse, fait assez souvent partie du parcours. Mais le passage direct de l’institution au sans-abrisme n’est pas encore connu de façon systématique, même si les exemples ne manquent pas. En ville, les jeunes sans-abri visibles sont souvent toxicomanes, mais on s’attend à un bien plus grand nombre de jeunes non toxicomanes parmi ceux qui sont hébergés chez des proches.

Profil radicalement différent : celui des migrants. Il y a quelques années, les hébergements se sont alarmés de la concurrence, pour un nombre limité de places, entre « nos sans-abri à nous » et les migrants, qu’ils soient en transit ou non. Cette catégorie, pour d’autre raisons, fait aussi partie des « cachés ». Pensons par exemple à ceux qui sont accueillis par des hébergeurs citoyens. Leur inclusion ou non dans le dénombrement des sans-abri a fait l’objet de débats politiques, selon les endroits et les saisons. On peut admettre l’argument qu’ils relèvent de la responsabilité du fédéral et non du secteur du sans-abrisme classique. Il est aussi évident qu’en termes de prise en charge, leurs besoins sont très différents – et à vrai dire souvent plus simples à satisfaire que ceux des sans-abri chroniques. Malgré certaines réticences quant à leur sécurité – MEHOBEL affirme, parmi ses principes, que les dénombrements ne peuvent en aucun cas nuire au public concerné – ils doivent être comptabilisés, en même temps que leur « profil » de migrants doit être enregistré, pour orienter efficacement les moyens des politiques à mener sur les différents territoires.

La durée du sans-abrisme est aussi un élément-clé. On peut se faire une représentation générale selon laquelle « cela pourrait arriver à tout le monde » : des enchaînements de circonstances pourraient mener beaucoup d’entre nous à la rue, si l’on n’a pas les ressources financières, sociales et/ou psychologiques pour réagir immédiatement à une séquence qui combine des éléments tels que séparation, perte de revenus, expulsion, accident de santé… Notamment parmi les « hébergés chez des proches » ou dans des logements de transit, on pourra trouver des personnes pour qui cette situation est très conjoncturelle, et qui, passé le « coup » de l’accident de parcours, rebondiront vers des solutions de logement possiblement dignes et durables. Mais si les ressources sont faibles ou difficilement mobilisables, la situation de galère risque de se prolonger, et les problématiques de se cumuler, rendant d’autant plus difficile le parcours de réinsertion. Il s’agit là aussi d’informations essentielles pour allouer les moyens de politiques d’aide, si l’on n’a pas fait de prévention en amont.

Pas de noir et blanc

Essayer d’organiser la perception du phénomène du sans-abrisme au-delà des perceptions urbaines amène déjà un net élargissement de la perspective, et fait émerger des types de situations peu connues. Mais la pertinence de la typologie s’arrête une fois qu’elle a permis cette émergence : les sans-abri ne se laissent pas enfermer, fût-ce dans des catégories !

En pratique, il s’agit de populations très largement mouvantes. La perméabilité entre les catégories en question est grande, et une partie significative de cette population oscille d’une situation à l’autre. Les abris d’urgence ont des règles d’accès qui organisent une rotation des places, les amis ont une patience limitée, et la rue est extrêmement usante. Au-delà d’une certaine durée, c’est donc une alternance de situations qui se succèdent en fonction des possibilités et des impossibilités, déplacements d’une ville à l’autre compris.

De même, l’approfondissement de la connaissance de la population et de ses spécificités, utile pour mettre en place des réponses adaptées, ne peut pas faire perdre de vue qu’il s’agit d’une problématique de (manque de) logement. L’enjeu premier ne se situe pas dans les (éventuels) déficits des individus, mais au niveau global dans l’accessibilité toujours moindre du logement, dont l’évolution du marché est un élément central de la concentration du capital et de l’augmentation des inégalités, comme l’a démontré Thomas Piketty[4].

Notes :

  • [1] « European Typology of Homelessness and Housing Exclusion ».

    [2] Le rapport de recherche (en anglais), « MEHOBEL Measuring Homelessness in Belgium », est disponible sur le site de BELSPO :

    www.belspo.be/belspo/brain-be/projects/FinalReports/MEHOBEL_Final%20report_FIN.pdf

    [3] L’adresse de référence est une adresse administrative attribuée à des catégories de personnes n’ayant pas de domicile, permettant d’éviter la radiation (synonyme de perte de droits) et où est adressé le courrier officiel. Ce n’est pas réservé aux sans-abri : par exemple les nomades, des diplomates, ou des militaires en mission à l’étranger peuvent en bénéficier. Dans la plupart des cas, les sans-abri ont leur adresse de référence au CPAS.

    [4] Thomas Piketty, Le Capital au XXI siècle, Le Seuil, Paris, 2013.