Le 09 décembre 2025

Comment construire le « monde de demain » ?

Un échange de vues à l’occasion d’un entretien autour du projet de la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA)

La Belgique francophone jouit d’un secteur associatif riche en diversité et plutôt vigoureux. Une bonne partie de ses acteurs ont pour but la construction d’une société plus juste, à la fois plus inclusive, plus équitable, plus respectueuse des droits fondamentaux, en particulier des personnes les plus fragiles, et tout cela, en tenant compte des immenses enjeux démocratiques, économiques et sociaux auxquels nous confrontent aujourd’hui les différentes crises écologiques.

crédit : Joshua Rawson Harris – Unsplash

Cependant, la poursuite de cet objectif commun est souvent victime d’une forme d’« éclatement » du monde associatif : chaque « secteur », souvent le nez dans le guidon en raison de ses propres urgences et priorités, a du mal à s’extraire de son propre domaine d’action pour embrasser une perspective plus large. Par ailleurs, la manière de poursuivre – et si possible d’atteindre – cet objectif fait l’objet de débats. En forçant un peu le trait, on pourrait dire qu’il est traversé par des tensions entre le long terme et le court terme, soit entre le travail lent sur de grands projets (de l’ordre de l’utopie) et des actions de terrain « mains dans le cambouis » pour répondre à des besoins immédiats.

Ces débats devraient-ils être tranchés ? Sans doute que non : il est sain et heureux qu’une diversité de stratégies et de formes d’actions existe au sein de la société civile. Les divergences qui s’expriment peuvent être fécondes car elles invitent à se remettre en question et nous évitent de ronronner. Encore faut-il que les débats ne divisent pas le monde associatif, le conduisant à une « guerre de tranchées », ou ne le paralysent. En effet, l’urgence et l’importance des défis ne sauraient tolérer des querelles stériles ou des tergiversations : la société plus juste, plus solidaire, plus inclusive, plus écologique à laquelle nous aspirons, c’est aujourd’hui qu’il faut qu’elle advienne. C’est donc un peu paradoxalement que nous la désignons dans cette analyse par l’expression « le monde de demain ».

Pour identifier les enjeux stratégiques du passage au monde de demain pour la société civile en Belgique, il nous semble fécond et pertinent de partir d’un projet concret : la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA). Pour en parler, nous avons réuni pour un entretien croisé Jonathan Peuch, chargé de recherche et de plaidoyer chez FIAN Belgium, et Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux (FdSS)[1]. FIAN Belgium est « une organisation de défense des droits humains qui travaille à transformer les systèmes alimentaires en mettant la justice sociale et environnementale au centre des débats ». La FDSS représente, elle, des services sociaux associatifs et mutuellistes en Wallonie et à Bruxelles, et développe des projets dans les domaines du travail social et de l’accès aux droits pour les personnes précarisées. Tant FIAN Belgium que la FDSS sont membres du CréaSSA, le Collectif de Réflexion et d’Action sur une Sécurité Sociale de l’Alimentation.

La Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) est un projet dont l’intuition est de créer une nouvelle branche de la sécurité sociale pour réaliser le droit à l’alimentation. « Concrètement, explique Jonathan Peuch qui est le coordinateur du CréaSSA, on y retrouverait les trois piliers de la sécurité sociale : une cotisation proportionnelle au revenu, un accès universel et puis un conventionnement, c’est-à-dire une définition démocratique des critères auxquels doivent répondre les produits alimentaires auxquels donnerait accès la SSA. (…) cela se concrétiserait via une carte électronique qui permettrait, pour environ 150 euros par mois, d’acheter des aliments de qualité. Cela aurait pour effet de garantir une augmentation de revenu pour 75% de la population et de sacraliser un budget pour pouvoir manger correctement. (…) Ce serait aussi une manière de subsidier, indirectement mais explicitement, des filières agricoles qui produisent de la qualité et qui pourraient ainsi sortir des niches économiques dans lesquelles elles sont confinées pour l’instant »[2].

La SSA est un projet systémique : il est animé par le souci de répondre à différents besoins et enjeux : précarité alimentaire, malbouffe, pollutions des sols et impacts sur le climat et la biodiversité de l’agriculture conventionnelle, précarité économique des hommes et des femmes qui s’engagent dans l’agroécologie, etc. C’est aussi un projet porté par des organisations issues de différents secteurs du monde associatif (droit à l’alimentation, lutte contre la précarité, santé, défense du monde agricole, défenseurs de l’environnement) qui se regroupent donc au sein du CréaSSA[3]. Jonathan Peuch souligne que le caractère systémique de la SSA est à la fois sa force et sa faiblesse : « L’enjeu est de réaliser le droit à l’alimentation. Et là, la SSA a une dimension stratégique : elle vise à connecter des acteurs qui ne se parlaient pas auparavant, et qui parfois ont encore du mal à se parler, pour travailler ensemble sur l’alimentation »[4].

Sur cette question de la stratégie de l’action associative, l’entretien avec Jonathan Peuch et Céline Nieuwenhuys a donné lieu à un échange de vues contrasté et intéressant, dont nous faisons l’écho dans la suite de cette analyse. Même si elles sont développées à l’occasion d’une conversation autour du projet concret de la SSA, ces réflexions pourraient, à notre sens, s’appliquer à d’autres enjeux systémiques (mobilité, production et économie d’énergie, justice migratoire, questions liées au travail et à l’industrie, etc.) auxquels il nous faut répondre pour construire le « monde de demain ».

Nous avons notamment demandé à Jonathan Peuch s’il n’existait pas le risque que chaque secteur représenté au sein du CréaSSA ne mette l’accent sur des revendications différentes, et qu’au final l’unité de réflexion et d’action ne soit que de façade.

Jonathan Peuch :  Chaque secteur a évidemment ses propres revendications, ses propres chemins de changement social, ses propres espoirs et ses propres limites. C’est pourquoi un des enjeux du CréaSSA est que chaque secteur comprenne qu’il y a un vrai intérêt à revoir ses propres ambitions un peu à la baisse pour en renforcer la faisabilité. Une proposition systémique comme la SSA ne permet pas à un secteur d’avoir tout ce qu’il veut. En revanche, il aura un levier important pour obtenir des avancées significatives pour lui. Par exemple, le secteur de la santé, notamment les mutuelles, veut que la population mange bien, mais tant qu’il n’y aura pas une offre à grande échelle d’aliments de qualité, bons pour la santé, il pourra faire tous les plaidoyers qu’il veut et demander que des milliards soient libérés, ça ne marchera pas.

Olivier De Schutter[5] parle de « choix suboptimaux ». Il veut dire par là qu’il est nécessaire pour chaque secteur de revoir ses rêves – son optimal – à la baisse, non pas pour les abandonner mais pour les collectiviser. Il est souvent plus facile d’adopter cette posture quand on a peu de poids dans son secteur. Par exemple, les acteurs de l’agroécologie savent qu’ils sont complètement minoritaires par rapport à l’agriculture industrielle conventionnelle. Ils sont donc très ouverts à créer des alliances. Ceux qui se sentent avoir davantage de capacités d’action propre y sont moins enclins.

C’est intéressant comme point de vue parce que la SSA apparaît plutôt comme une utopie, un rêve difficilement accessible, et pourtant ce projet suppose que chaque partie impliquée accepte de revoir ses attentes un peu à la baisse, de faire un choix « suboptimal » …

Céline Nieuwenhuys : À la FdSS, nous travaillons sur l’accès à l’alimentation depuis très longtemps, et au niveau politique, il me semble que l’extension de la sécurité sociale, comme l’est la proposition de la SSA, est loin d’être dans l’air du temps. Les partis vont sans doute porter cette proposition parce que, politiquement, c’est moins polémique qu’ouvrir les frontières ou élargir l’aide médicale urgente pour les sans-papiers. Renforcer le droit à l’alimentation, tout le monde est plus ou moins d’accord là-dessus. Les partis politiques vont donc soutenir la SSA parce qu’ils savent que ça n’aboutira pas dans les dix années à venir, à cause de la question du financement.

En ce moment, l’heure est plus à la défense de la sécurité sociale qu’à son extension. Il y a un risque que, en négociant la SSA, on perde d’autres acquis ou que cela fasse oublier d’autres revendications importantes plus immédiates. Par exemple, augmenter les minima sociaux, supprimer la publicité, soutenir le développement de cuisines de quartier pour faire l’apprentissage d’une alimentation de qualité dans des espaces chaleureux qui répondent aussi à la question de la solitude, au besoin de lien social, etc.

Vous craignez que la SSA ne soit qu’un leurre ?

Céline Nieuwenhuys : Dans le secteur social, je vois de la désespérance parce que des revendications essentielles qu’on porte depuis longtemps restent lettre morte. Alors il peut y avoir une tentation de s’engager dans des propositions qui tiennent parfois davantage du slogan que d’avancées concrètes. Peut-être ne faut-il pas surinvestir notre temps et notre énergie dans des projets qui ont peu de chance d’aboutir dans le cadre d’une législature. J’ai parfois l’impression que c’est plus confortable de porter ces grandes idées que de mettre les mains dans le cambouis. Je ne dis pas qu’il ne faut pas porter un projet comme la SSA, car il est important aussi d’avoir des horizons, des projets qui s’inscrivent dans le temps long. En fait, ce n’est pas l’un ou l’autre, mais plutôt l’un ET l’autre.

En tous cas, il faut toujours partir du terrain, des personnes qui sont les plus concernées, c’est-à-dire celles qui aujourd’hui n’ont pas accès à une alimentation de qualité, et donc, entre autres, les personnes les plus fragiles dans notre société. Ici et maintenant, elles ont des besoins prioritaires qu’il faut absolument prendre en compte, faute de quoi on les perdra comme alliées pour nos combats de long terme. Il s’agit donc – et ça va tout à fait dans le sens de ce que le CréaSSA met en place – de construire, sur un territoire donné, des alliances très concrètes entre des acteurs de l’aide alimentaire et des agriculteurs respectueux de la planète. Des projets pilotes comme celui de la BEES Coop[6] à Schaerbeek, sont pour moi emblématiques, même si celui-ci n’est pas réplicable tel quel à plus grande échelle, vu le coût qu’il représente en termes d’accompagnement des personnes.

Nous avons souvent des super projets dans nos tiroirs, et nous attendons que les responsables politiques sortent l’argent pour les mettre en place. Or, le politique est plutôt en retard qu’en avance. Il est dans un enjeu électoral sur cinq ans, pas sur des enjeux de long terme, ce qui rend difficile de concrétiser rapidement des projets ambitieux comme la SSA. C’est à nous de donner la direction ; nous ne devons pas attendre que le politique la donne. Stratégiquement, il est plus utile de développer de notre propre initiative des projets pilotes : faire avec l’énergie et le temps dont on dispose des actions concrètes, plutôt que d’écrire des projets. Une fois que des actions existent, les projets deviennent plus crédibles et légitimes aux yeux des responsables politiques et il est beaucoup plus difficile pour eux de les faire disparaître. Parce que tu les as testés et que tu en montres les effets bénéfiques, tes projets trouvent plus rapidement un financement.

Et pour vous, Jonathan, la SSA c’est seulement un objectif de long terme ? 

Jonathan Peuch : La proposition de la Sécurité Sociale de l’Alimentation a pour ambition de produire des changements tellement énormes au niveau sociétal que c’est normal qu’elle s’inscrive dans le temps long. Le temps long est même souhaitable, pour construire solidement l’édifice.

Toutefois, le piège serait de se dire : « C’est du temps long ; donc on attend ». Non ! C’est du temps long et donc, il faut collectivement définir les étapes. Dans le CréaSSA, nous ne demandons pas une huitième branche de la Sécurité sociale pour dans six mois. Ce que nous souhaitons, c’est de pouvoir, après des micro-projets comme celui de la BEES Coop, mettre en œuvre des projets pilotes de grande ampleur, qui seraient susceptibles d’apporter des réponses convaincantes aux questions économiques, juridiques et sociales que pose la SSA. Un projet pilote pertinent, c’est de l’ordre de 5 millions d’euros : 1,5 million d’euros par an et pendant au minimum trois ans. C’est beaucoup d’argent, mais il nous semble que c’est une demande audible politiquement parlant.

À propos de la question du coût, il est bon de rappeler que le principe de la sécurité sociale, ce n’est pas faire de nouvelles dépenses, mais plutôt socialiser des dépenses – ici alimentaires – qui sont de toute façon effectuées. Les Belges dépensent environ 40 milliards d’euros par an en magasin et dans l’Horeca. Face au contexte défaitiste du moment, nous appelons à nous organiser différemment et efficacement pour la moitié de ces dépenses, avec un calendrier long, mais qui commence déjà maintenant avec des projets de plus en plus larges. L’argent de la sécurité sociale, ce ne sont pas des coûts : c’est ce que nous pesons économiquement en tant que citoyens organisés.

L’autre étape à mener en parallèle à ces projets pilotes, est de mener des études de modélisation économiques sur le temps long. D’ailleurs, le CréaSSA et FIAN-Belgium viennent de sortir une étude prospective sur 20 ans qui fixe des ordres de grandeur[7]. En effet, il y aura un décalage très important entre les investissements à court terme et les effets qui surviennent à long terme seulement. Par exemple, si grâce à la SSA, les gens mangent mieux à partir de maintenant, on en verra les effets en matière de santé publique seulement dans 10 ans.

Cette tension entre le temps long et le temps court, on doit vivre avec et ne pas se laisser paralyser par elle. Depuis dix ans que je travaille sur la question du droit à l’alimentation, je vois que l’urgence immédiate empêche de réaliser le futur. Il faut donc un bon dosage et bien identifier les étapes.

Travailler sur des solutions qui ont un impact global, c’est un facteur de mobilisation au niveau local. On l’a vu à Schaerbeek où on a changé la vie de 70 personnes pendant un an en 2023. Maintenant, notre but n’est pas d’avoir dans chacune des 19 communes de Bruxelles, 19 projets pilotes pour 100 personnes. Les petits projets servent de préfiguration : ils montrent comment l’avenir doit être. Et on doit avancer de manière ambitieuse vers cet avenir, même si c’est étape par étape.

Ainsi, en octobre 2025 nous avons lancé la Caisse Locale d’Alimentation Solidaire de Schaerbeek[8] qui regroupe 102 foyers aujourd’hui. L’objectif est d’atteindre le nombre de 1000 en 2027 pour être en mesure de démontrer les effets de la SSA en termes de santé, d’économie, de gestion, de démocratie alimentaire, de confiance citoyenne. Nous montrons que c’est possible de changer les choses au niveau d’un territoire, avec les habitants, sur des questions aussi fondamentales que l’alimentation.

C’est important de croire à ce changement possible. Je constate qu’il y a une sorte de marasme, de dépression politique majeure dans la société. C’est sûr qu’il faut essayer de lever le plus possible les doutes et les incertitudes sur une proposition comme la SSA. Mais en même temps, il faut accepter qu’on ne connaisse pas le chemin. C’est possible qu’on « perde » sur certains aspects en ouvrant cette discussion, mais on va sûrement « gagner » sur d’autres aspects. En psychologie, il y a un biais qu’on appelle l’aversion de la perte : on a du mal à lâcher ce qu’on a. Paradoxalement, ce blocage psychologique, j’ai l’impression que, dans pas mal de cas, les partis politiques le dépassent plus facilement que les acteurs sociaux. Je ne sais pas pourquoi, mais je le constate. Cette peur de l’incertitude, c’est vraiment un gros frein.

* * *

Que retenir de cet échange ? « Construire le monde de demain » demande de l’audace et de la créativité : la société civile serait à côté de la plaque si elle se contentait de faire du plaidoyer pour que le politique prenne les décisions qui doivent mener à une société juste et soutenable, pour dans un deuxième temps devenir l’exécutant de nouvelles politiques. Il lui revient plutôt à la fois d’imaginer les transformations nécessaires et de montrer par des projets concrets que cela est possible. Il est extrêmement important que ces projets soient construits à partir de la situation, du regard, de la pensée des personnes les plus fragiles dans notre société.

En outre, il est indispensable que le secteur associatif agisse de manière systémique et non pas « en silo » (en n’ayant en vue qu’un seul enjeu) car notre monde est complexe et seuls les projets qui embrassent cette complexité et l’interdépendance des enjeux, ne sont pas voués à l’échec. Le projet de la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) nous semble en être une bonne illustration.

Enfin, il s’agit de jouer avec le facteur temps : travailler à la fois sur le temps long, en ayant des stratégies sur plusieurs années, voire plusieurs décennies (en ayant conscience que celles-ci doivent de plus en plus tenir compte de l’imprévisibilité du monde actuel), et sur le temps court, en avançant étape par étape par le biais de projets concrets tout en étant constamment disposé à revoir sa stratégie, en fonction des enseignements propres à chaque étape. Ainsi, la SSA n’aura des chances de voir vraiment le jour de façon structurelle que si elle se déploie par des initiatives concrètes qui à la fois restent animées par une vision systémique (à un niveau local ou régional) et ont un impact concret sur la vie des personnes et collectifs impliqués. Cet aller-retour entre perspective de long terme et enracinement de court terme, permettra de garder l’enthousiasme et le feu pour s’engager en vue du « monde de demain ».

Notes :