En Question n°143 - décembre 2022

Communs et bien(s) commun(s), de quoi parle-t-on ?

Bien commun, biens communs, communs, intérêt général : nous sommes devenus de plus en plus familiers de ces expressions que nous entendons dans le langage courant et que nous prenons souvent comme des synonymes alors qu’en vérité elles renvoient à des réalités différentes qu’il convient de distinguer. De plus, le « bien commun » ayant mauvaise presse dans l’opinion publique, on lui préfère de loin l’expression d’ « intérêt général » que l’on comprend alors comme le résultat de la somme des intérêts particuliers. Par conséquent, on se complait dans la conviction que rendre plus aisée la poursuite des intérêts particuliers représente, in fine, la meilleure manière de réaliser le bien commun. Or, il est évident qu’il y a méprise à propos de ces opinions, et qu’il est urgent de lever les ambiguïtés qui marquent chacune de ces expressions si l’on veut savoir de quoi on parle lorsqu’on affirme vouloir « poursuivre le bien commun » dans nos actions personnelles ou politiques.

crédit : Daniel Funes Fuentes – Unsplash

Il n’est donc pas inutile de s’interroger sur la signification de ces expressions pour mieux comprendre ce que la poursuite du bien commun et des biens communs peut apporter à la communauté ainsi qu’à la sauvegarde des ressources communes. Penchons-nous dès lors sur ces expressions en essayant d’en saisir leur signification authentique hors de toute ambiguïté. Et commençons par le commencement en cherchant à comprendre ce que recouvre la notion de « bien commun ».

Bien commun 

La notion de bien commun est ancienne, elle est déjà connue dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Elle dépend d’une anthropologie qui définit l’être humain comme « vivant politique », c’est-à-dire comme un être inséré dans un ordre « cosmique », subsistant par sa capacité à s’ouvrir à autre que lui, grâce au langage et à la communication. Au Moyen Âge, Thomas d’Aquin a développé la notion de bien commun en lien avec ce qu’il appelle la « béatitude », c’est-à-dire la possibilité pour l’être humain d’acquérir le bonheur et d’atteindre l’accomplissement de soi. Comme il le montre clairement dans son œuvre majeure, la Somme Théologique, l’Aquinate considère en effet que le bonheur est ce à quoi tout être aspire, plus ou moins consciemment, et que ce bonheur coïncide avec le retour de tout être à Dieu, qui est le créateur de tout ce qui existe et la fin ultime à laquelle tout est destiné. Thomas fait résider le dynamisme de tout être vivant dans ce retour vers sa fin ultime et, en ce qui concerne l’être humain, il associe ce retour au fait de pouvoir voir Dieu face à face. C’est la « vision béatifique ». Et cette vision est de fait la béatitude pour l’humain, c’est-à-dire le véritable bien qui lui est promis et qui est commun à tous, en ce que chacun aspire au bonheur et à l’accomplissement de soi. C’est ainsi que le « bien commun » se retrouve associé à la vision de Dieu. Dans la Somme contre les Gentils, Thomas développe la théorie de la connaissance, de l’amour ainsi que l’éthique comme la conséquence de ce désir universel de béatitude présent dans tout être humain. La loi elle-même trouve sa légitimité dans le fait de viser cet unique bien[1]. Et la société toute entière devra être organisée en vue de rendre accessible à tous ce « bien commun ». C’est sans doute cette description thomiste de la béatitude sur fond de « bien commun » qui a conduit de nombreux interprètes, chrétiens et non chrétiens, à identifier le bien commun avec une réalité qui serait identique pour tous et toutes, et partant avec Dieu lui-même. Et c’est ainsi que, à partir de l’époque moderne, et plus encore aux XIXe et XXe siècles, dans une société de plus en plus sécularisée, une telle identification a progressivement éloigné la notion de « bien commun » de l’horizon politique et de la préoccupation des citoyens.

Et pourtant, à bien y regarder, cette référence au bien commun comme finalité de l’existence de tout être humain, ainsi que comme pilier de la loi et de l’organisation sociétale, trouve son ancrage moins dans un contenu (la vision béatifique et Dieu lui-même) que dans une anthropologie qui fait de la relation et de la capacité à s’ouvrir à autrui la caractéristique fondamentale de l’humain. Thomas était bien conscient de cela, lui qui a insisté dans toute son œuvre sur le fait que l’homme ne pourra atteindre la vision béatifique qu’en se rapportant aux autres vivants et à cet Autre qui est Dieu. Thomas définit, en effet, tout être comme un « aliquid », à savoir comme ce qui est « autre » (alius) par rapport à quelque chose (quid) qui n’est pas lui[2]. En ce qui concerne l’être humain, cette définition montre clairement qu’il est une créature qui dépend des relations qu’il peut instaurer avec autrui et avec son environnement. Et c’est donc en cette ouverture qu’il trouve son bien, qui est « commun » en ce qu’il est bien pour tous, et donc pour chacun, de devenir pleinement l’être (aliquid) qu’on « est » en se confrontant à autre que soi (quid). Autrement dit, pour Thomas d’Aquin, il y a dans l’être humain un désir incompressible qui le pousse à vouloir continuellement dépasser sa « nature » tout en désirant accomplir celle-ci. Il y a là un paradoxe, mais c’est justement dans ce paradoxe que le bien commun trouve son origine et sa signification authentique.

Or, cette interprétation thomiste de la notion de bien commun rappelle assez bien celle qu’Aristote avait déjà proposée au IVe siècle avant notre ère en décrivant l’homme comme un « vivant politique » naturellement ouvert sur ce qui est « commun ». C’est dans Les Politiques qu’on trouve l’une des plus belles explications de cette définition : pour Aristote, l’homme est un « vivant politique » parce qu’il est doté de logos[3]. Et ce logos, à la fois raison et langage, qui le rend capable de dire l’universel et de s’exprimer de façon compréhensible à tous, crée ainsi un monde commun autour de lui. Par conséquent, par son langage et la communication que celui-ci rend possible, l’homme dépasse la satisfaction primaire des besoins suivant la catégorie du plaisir/déplaisir. En dialoguant avec les autres (eux aussi dotés de logos), l’être humain peut assumer ces besoins selon les catégories de l’utile et du nocif, du bien et du mal. Et cette capacité le rend apte à agir avec les autres en poursuivant des actions qui ont un sens, étant dirigées vers le bien et l’utile, et jusqu’à fonder une famille et une cité[4]. Le « bien commun » correspond alors à ce bien qui nous fait être « en commun » dans un rapport de communication – et de dialogue – qu’on décide d’assumer et qui devient finalement la tâche de toute la société. En ce sens, ce n’est pas « l’État » – ou la cité – qui institue le « bien commun » unifiant la réalité sociale, mais c’est ce qu’il y a de « commun » entre les hommes qui légitime l’autorité de l’État – ou de la cité. On est loin de l’identification du bien commun avec une réalité identique pour tous, mais on est loin aussi de sa réduction à l’intérêt général compris comme somme des intérêts particuliers.

Bien après Aristote et Thomas d’Aquin, à partir de 1930, au cœur d’une société profondément divisée et oscillant entre le nationalisme et le communisme, le philosophe français Jacques Maritain se fait l’interlocuteur des hommes de son temps en insistant sur l’importance de poursuivre le « bien commun » pour édifier une société juste et pacifiée[5]. Ce qui nous intéresse surtout ici, c’est la raison que Maritain en donne. Il affirme en effet que, s’il faut poursuivre le bien commun, c’est parce que chaque personne est un tout ouvert qui tend par nature à la vie sociale et à la communion, « et non seulement à cause des besoins et des indigences (…) mais aussi à cause de la générosité radicale inscrite dans l’être même de la personne, à cause de cette ouverture aux communications de l’intelligence et de l’amour qui est le propre de l’esprit et qui exige l’entrée en relation avec d’autres personnes »[6]. Mutatis mutandis, Maritain invoque ici les mêmes raisons que nous avons vu avancées par Aristote et Thomas d’Aquin en vue de promouvoir le « bien commun ». Celui-ci doit être recherché parce que l’homme est un être social par nature et que le « bien » est ce qui nous lie les uns aux autres et nous met en « communion » avec tous les vivants ainsi qu’avec notre environnement.

Dans un texte poignant de 1934, face à deux positions extrêmes qui s’affrontaient alors, le nationalisme et le communisme – l’une, sensible à la décomposition politique, plaidant pour un État fort capable de garantir l’« ordre » ; l’autre, sensible à l’injustice sociale, aspirant à une révolution capable d’imposer par la force une plus équitable distribution des biens de la terre –, Maritain fait du bien commun la via media entre les deux positions[7]. Mais il ne propose pas un « bien » substantiel[8] qui s’imposerait comme alternative entre les deux positions en présence. Dans la poursuite du « bien commun », il entrevoit plutôt un principe capable de rassembler tous les membres de la société autour d’un principe, la dignité de la personne humaine, et de conduire ainsi à une action politique capable d’en garantir le respect à tous les niveaux. Et ainsi, même s’il relie ce « bien » à un principe universel – la dignité de la personne humaine – il ne le « substantialise » pas car il est évident pour lui que, dans le concret de l’action, le fait de respecter ce principe exigera une « interprétation » de la part des membres de la société. Ceux-ci devront toujours juger ce que cela implique dans la situation qui est la leur. Et de cette interprétation, la « communauté » sera toujours responsable, elle qui constitue la société dans un lieu donné et à un certain moment du temps. Le bien commun se propose ainsi comme toujours relié à une certaine vision de l’être humain et du monde, mais jamais figé dans une forme qui ne puisse pas être soumise à l’interprétation de ceux qui le poursuivent dans une situation et un temps donnés.

Si le bien commun est cela, alors il est possible de relier sa notion à ce qu’on appelle aujourd’hui « biens communs » et « communs » et aux théories économique, juridique et de gestion qui se développent autour de ces notions, ainsi qu’aux réalisations pratiques qui les mettent en œuvre. Mais que sont les « communs » et les « biens communs » ?

Biens communs et communs

Les « biens communs » sont ces biens qui se définissent en relation à ceux qu’on appelle par ailleurs les biens privés, les biens publics et les biens de club[9]. Les biens communs apparaissent comme les biens dont la consommation est rivale mais auxquels l’accès ne peut pas être limité (comme, par exemple, la pêche en mer ou la chasse en forêt), et cela par contraste avec les biens privés, dont la consommation est exclusive et l’accès limité (par exemple, ma voiture dont je suis le propriétaire) ; les biens publics sont ceux dont la consommation est non rivale et non exclusive (par exemple, une émission radio) ; les biens de club étant ceux dont la consommation n’est pas exclusive mais auxquels l’accès peut être limité (par exemple la participation à un club sportif). Autrement dit, les « biens communs » sont ces biens qui présupposent un rapport collectif à la propriété et par conséquent en appellent à un régime particulier d’organisation et de gestion. Le paradoxe de ces biens est qu’ils sont à la fois objets d’appropriation et pourtant restent « communs ». Et que cela exige une réflexion particulière dans leur mode de « gestion ».

L’existence de ces biens communs conduit donc tout naturellement à l’élaboration de ce qu’on a choisi de désigner, en français, par le terme « communs ». Les « communs » correspondent alors à cet ensemble « de ressources en accès partagé et collectivement gouvernées au moyen d’une structure de gouvernance assurant une distribution des droits et des obligations entre les participants au commun et visant à l’exploitation ordonnée de la ressource, permettant sa reproduction sur le long terme »[10]. Autrement dit, les « communs » constituent « des ressources en accès partagé, gouvernées par des règles émanant largement de la communauté des usagers et visant à garantir, à travers le temps, l’intégrité et la qualité de la ressource »[11].

Depuis les travaux de l’économiste Elinor Ostrom, qui a reçu pour cela le prix Nobel d’économie en 2009[12], la théorie des communs comme modèle alternatif de gestion des ressources communes est devenue un objet constant d’études et de pratiques. Cette théorie identifie les « communs » aux ressources matérielles et immatérielles d’une communauté dont la gestion résulte de la négociation de règles entre des individus qui, se concevant en relation les uns avec les autres et ayant à cœur le collectif, communiquent non pas en vue de l’intérêt immédiat et particulier, mais en vue de la bonne gestion de ces mêmes biens à court et moyen terme, en garantissant aussi leur durabilité. Dès lors, on peut identifier dans les « communs » un nouveau modèle de gouvernance qui place les décisions de la communauté au centre des jeux économiques. Et partant, un nouveau modèle d’organisation de la société qui permet d’autres modalités d’accès aux ressources communes et à la propriété[13].

Plus récemment, l’économiste Benjamin Coriat, propose de définir les communs non seulement eu égard aux caractéristiques de la ressource (si elle est publique ou privée, si son accès est rival ou non rival) mais aussi et surtout eu égard à son organisation, en prenant en compte le statut et le régime juridique qui lui sont associés[14]. Pour Benjamin Coriat, cela permet une définition plus précise et plus large des « communs » en incluant aussi les « communs informationnels » (dont Ostrom ne faisait pas mention) qui, avec l’explosion des banques de données, sont devenus extrêmement nombreux et problématiques dans leur gestion.

Les communs : une solution aux crises contemporaines ?

Aujourd’hui, nos sociétés sont le plus souvent encore organisées suivant une conception libérale, individualiste et contractuelle de l’État, à qui l’on demande, grosso modo, de garantir au mieux la sauvegarde des intérêts particuliers des citoyens. Actuellement, le système de l’assurance ainsi que la finance restent les piliers d’une organisation sociétale dans laquelle le « privé » occupe la plus grande partie par rapport au « commun ». La crise sanitaire, qui s’est déclarée en 2020 en raison d’une pandémie tant redoutée par les scientifiques depuis quelques décennies, a bousculé ce système de façon aussi imprévisible que massive, en obligeant à se rendre compte que les destins des uns sont inévitablement liés à ceux des autres et que nous avons tous en commun une vulnérabilité structurelle qui nous expose à la perte, et cela en dépit de nos assurances et de nos avoirs. Les crises climatique, énergétique et sociale, sur fond de guerre entre pays d’Europe, qui bouchent l’horizon de nos sociétés occidentales aujourd’hui, ne font que confirmer cette vulnérabilité. Et elles remettent sur le devant de la scène la nécessité de s’interroger à propos de notre gestion fallacieuse de ce qui est commun.

Heureusement, la réflexion sur les « communs » devient de plus en plus présente dans les organisations sociales et politiques, et elle donne vie à des groupements de citoyens qui s’organisent pour gérer ensemble les biens dits communs, ce qui remet en avant la commune appartenance des humains entre eux, permettant d’envisager dans le concret de nouveaux régimes de gouvernance et d’organisation sociétale. Nous pensons que cette prise de conscience de la valeur des « communs » ne peut être que renforcée par la prise en compte de ce que les anciens identifiaient comme le « bien commun » en le reliant à une anthropologie reconnaissant l’humain comme un être relationnel inséré dans un ordre qui le transcende. Il est à espérer que de cette articulation entre bien commun, biens communs et communs pourra naître une organisation sociale, économique et politique « juste » dans laquelle la gestion de la res publica est confié à la collectivité et requiert de la part de tous un engagement libre et responsable en vue de ce bien qui est commun parce que recherché par chacun comme le seul moyen de s’accomplir et de devenir ce qu’on est au plus profond de soi.

Notes :

  • [1] Somme Théologique, Ia IIae, q. 90 a. 2

    [2] Voir Philippe Rosemann, Omne ens est aliquid. Introduction à la lecture du « système » de Thomas d’Aquin, Peeters, 1996.

    [3] Voir Aristote, Les Politiques, I 2, 1253a 5 ss.

    [4] Ibidem.

    [5] Jacques Maritain, « Pour le bien commun », dans L’engagement chrétien, Salvator, 2019, pp. 31-59 ; Les droits humains et la loi naturelle, Hartmann, 1943.

    [6]Jacques Maritain, Les droits humains et la loi naturelle, op. cit., p. 11-12.

    [7] Voir Jacques Maritain, « Pour le bien commun », op. cit.

    [8] « Substantiel » indique ici une réalité qui serait identifiable avec quelque chose de même et identique pour tous, une réalité à laquelle tous devraient se référer s’ils veulent suivre le « bien ».

    [9] Voir M. Cornu, F. Orsi, J. Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, PUF,2021² (2017).

    [10] Benjamin Coriat, art. « Communs », dans Dictionnaire des biens communs, op. cit., p. 300.

    [11] Ibidem, p. 301.

    [12] Voir Elinor Ostrom, Governing the Commons: the Evolution for Collective Action, Cambridge University Press, 1990.

    [13] Voir Fabienne Orsi, « Elinor Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune », dans Revue de la régulation, n° 14, 2013, pp. 2-21.

    [14] Voir Benjamin Coriat, « Communs fonciers, communs intellectuels. Comment définir un commun ? », dans Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, LLL, 2015, pp. 29-50.