En Question n°119 - décembre 2016

De la dénonciation des stéréotypes de genre à un différentialisme émancipateur

Malgré la conquête de l’égalité formelle avec les hommes, les femmes subissent toujours de nombreux désavantages qui les rendent plus susceptibles d’être en position de dominées. Une double question taraude les spécialistes du sujet depuis déjà un certain temps : comment s’explique la permanence de ces injustices et comment y remédier ? On trouve dans la littérature et les débats engagés sur cette thématique deux grandes positions antagoniques : d’un côté, une approche que l’on peut qualifier de “constructiviste” ; de l’autre, une perspective naturaliste ou essentialiste. Dans cet article, nous présenterons ces deux visions de façon critique avant d’esquisser les grands traits d’une alternative.

Les dangers de l’essentialisme

Depuis déjà plusieurs années, on a pu observer un retour en force d’une approche essentialiste des inégalités subsistant entre les hommes et les femmes, tant dans la littérature universitaire que dans les débats plus militants. La plupart de ces courants ne se fondent plus uniquement sur des postulats religieux mais aussi sur l’usage de données scientifiques ou pseudo-scientifiques : malgré une importante diversité interne, ils supposent souvent l’existence de distinctions biologiques innées pour rendre compte des différences de rôles sociaux entre les hommes et les femmes. Ce qui revient souvent, en pratique, à justifier les inégalités existantes par ces mêmes distinctions biologiques.

Ainsi, ces acteurs considèrent que la capacité des femmes à tomber enceinte et à enfanter leur confèreraient des caractéristiques spécifiques expliquant leurs choix professionnels ou le fait qu’elles accordent plus d’attention à leur famille qu’à leur carrière. Certains auteurs considèrent aussi qu’il existe des tendances spécifiquement féminines – à l’empathie, par exemple – qui orienteraient leurs choix et préférences sociales et que ces dernières auraient une source biologique[1]. Loin d’être purement intellectuel, ce courant est aussi militant[2]. Il est très souvent associé à une idéologie plus largement conservatrice, s’opposant aux mouvements pour les droits individuels : ces approches déploient souvent une vision conservatrice du couple, de la famille et de la société en général qui se traduit par une opposition non seulement à ce qui est un peu rapidement regroupé sous le label de “théorie du genre” mais aussi au mouvement LGBT (Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Transgenres).

Outre des limites épistémologiques et méthodologiques importantes – études qui reposent sur des échantillons non représentatifs, et/ou qui sont non confirmées par des études subséquentes ou infirmées par d’autres[3] –, ces approches contredisent foncièrement le principe de liberté. De fait, si les préférences et les rôles sociaux étaient inscrits dans une biologie radicalement sexuée, la marge de manœuvre individuelle pour se construire librement devient extrêmement limitée. Selon un tel schéma, les individus sont appréhendés avant tout selon leur sexe et les conséquences sociales censées en découler. Les courants intellectuels et militants se réclamant des études de genre ont développé une opposition frontale à ce camp différentialiste. Celle-ci, tout en apportant des arguments pertinents au débat, échoue cependant à développer une alternative convaincante.

Les limites de l’approche constructiviste

Face aux courants essentialistes, les études de genre ont développé une perspective que l’on peut qualifier de “constructiviste”.

Le champ des études de genre a été caractérisé ces dernières années par deux grandes tendances : d’une part, l’approche butlerienne[4] que nous n’aurons pas le temps d’aborder ici et, d’autre part, l’approche constructiviste plus classique. Sur le plan intellectuel, la tendance dominante de ces derniers courants a été de s’attaquer aux “stéréotypes de genre” comme étant la cause principale des inégalités, injustices et dominations affectant les femmes[5].

Malgré leur contribution précieuse, ces courants présentent des limites réelles. Tout d’abord, les spécialistes des études de genre tendent à postuler l’existence d’un lien causal entre stéréotypes et injustices subies par les femmes, alors que ce lien est difficilement démontrable[6]. Étant donné que les individus des deux sexes sont déjà socialisés, dès un âge précoce, selon les normes dominantes, il est en effet impossible de prouver ce postulat d’un lien causal entre genre et attitudes. Les courants essentialistes verront dans des différences de comportements la manifestation de distinctions innées entre les sexes, tandis que les constructivistes les attribueront à une socialisation extérieure. Si l’on ajoute à cela le fait que les chercheurs eux-mêmes sont socialisés selon les normes dominantes, il semble encore plus ardu de démontrer ce lien causal.

De plus, pour trancher la controverse sur le caractère plus ou moins inné ou acquis des différences supposées entre hommes et femmes, les experts du genre utilisent des données biologiques à la fois limitées et controversées et qui ne prennent que rarement en compte la plasticité cérébrale[7] et l’épigénétique[8]. Or, selon ces données récentes, la socialisation impacte directement la biologie. Dès lors, vouloir trancher le débat entre l’inné et l’acquis en identifiant d’éventuelles différences biologiques entre les sexes – comme le font les deux camps examinés ici – n’a que peu de sens. En d’autres termes, la biologie est autant le reflet de tendances innées que de la socialisation.

Les approches constructivistes restent donc prisonnières d’un débat sur la différence qui se révèle on ne peut plus réducteur. Une grande partie des polémiques actuelles sont tout simplement stériles, autant qu’elles constituent une façon de détourner l’attention de ce qui devrait être la priorité, à savoir le combat contre les dominations. En outre, empêtrés qu’ils sont dans ces controverses, les spécialistes du genre tendent à percevoir de façon unilatéralement négative la notion de différence, ce qui pose problème tant sur le plan scientifique que militant.

Par ailleurs, l’approche par les stéréotypes repose sur un fondement idéaliste[9] souvent non assumé et peu efficace. Supposer que les injustices encore vécues par les femmes trouvent leur source dans les idées reçues sur le masculin et le féminin revient en effet à attribuer un pouvoir excessif aux facteurs idéels: d’une part, les idées deviennent le facteur causal de la réalité et, dans ce cas spécifique, des désavantages subis par les femmes ; d’autre part, le changement à réaliser doit se produire au niveau des représentations. Les partisans des études de genre recommandent alors souvent aux pouvoirs publics soit de dénoncer les stéréotypes en question soit de les supprimer, postulant que cela permettra de mettre fin aux dominations qu’ils sont supposés causer.

Par conséquent, l’approche alternative préconisée par ces courants contient également des dérives perfectionnistes[10] importantes. Ainsi, on entend que les mentalités doivent être changées et les stéréotypes supprimés par une modification des programmes scolaires ou par des formations spécifiques données aux enseignants. Ces recommandations sont faites au niveau national comme au niveau européen ou international[11]. Une telle vision est peu compatible avec le principe de liberté individuelle au sens où elle vise à influencer les visions de la vie bonne des individus : contre une approche spécifique du genre, il s’agit de développer une vision de la société dénuée de toute référence aux clichés sur le féminin ou le masculin. Ce qui peut également s’opposer à la liberté individuelle de développer, de la façon la plus autonome possible, une approche propre de ce que devrait être la vie bonne.

Vers un différentialisme émancipateur

Il est utile de le rappeler : la plupart des individus croient en l’existence de différences importantes entre les sexes. Étant donné l’état controversé des études scientifiques sur le sujet, on ne peut exclure que cette croyance repose sur un fondement de vérité. Malgré leurs limites méthodologiques importantes, certaines études semblent indiquer l’existence de différences entre les sexes au-delà des aspects reproducteurs. En outre, comme déjà mentionné plus haut, on sait désormais qu’une socialisation différenciée a un impact sur la biologie – les hormones, les gènes et le cerveau. Il semble donc vain de vouloir trancher ce débat. Peut-être serait-il dès lors plus judicieux d’adopter un agnosticisme inspiré de la position exposée par John Stuart Mill dans son remarquable essai sur l’assujettissement des femmes[12]. Malgré une aversion non dissimulée pour les approches ouvertement naturalistes, Mill expose finalement une vision sceptique et ouverte sur ce sujet : il insiste sur le fait que la seule façon d’un jour déterminer ce qui relève de l’environnement et ce qui découle de distinctions innées dans les différences de mentalités et comportements entre les sexes serait d’élever les individus des deux sexes exactement de la même façon ; Or, ce n’est toujours pas le cas à l’heure actuelle et ne le sera peut-être jamais.

Dès lors, il serait salutaire de mettre ce débat de côté et de se concentrer avant tout sur la lutte contre les dominations. À cet égard, il semble utopique de vouloir mobiliser une majorité de femmes – et une quantité substantielle d’hommes – en faveur de politiques améliorant leur condition uniquement par la rhétorique dominante sur le genre. Dévoiler ou abolir les stéréotypes : voilà un objectif risquant d’apparaitre peu enthousiasmant aux yeux d’une majorité de femmes. Dans l’élaboration d’un projet alternatif apte à les mobiliser, il s’agit au contraire de prendre au sérieux la notion de différence. Dans cette perspective, il est nécessaire d’appréhender le rôle joué par les stéréotypes de façon plus nuancée : plutôt que la cause des injustices incriminées, les idées reçues sur le féminin (et sur le masculin) semblent avant tout jouer un rôle de légitimation ou de justification de ces dernières. Ainsi, les normes sur le féminin (sur l’empathie, la maternité, la douceur, l’apparence et la sexualité, par exemple) n’expliquent sans doute pas les désavantages subis par les femmes mais permettent de les légitimer. Ces normes dissuadent également les femmes de se rebeller et de s’engager pour leur liberté. Dès lors, identifier et déconstruire les stéréotypes de genre est un travail utile avant tout pour mettre en évidence leur fonction de légitimation des dominations[13].

En d’autres termes, il s’agit d’adopter une perspective réaliste plutôt qu’idéaliste du changement social[14]: les représentations et les facteurs idéels en général peuvent justifier les dominations mais ne les génèrent pas ; de même, un discours alternatif peut contribuer à réduire ou éliminer ces dominations mais ne sera pas, en lui-même, la cause du changement. Ce dernier ne peut survenir que si les individus concernés par les injustices en question se mobilisent collectivement et que cette mobilisation se traduit par des réformes socio-politiques progressistes. Or, pour qu’un discours soit mobilisateur, il doit prendre en compte les structures méso- et macro- dans lesquelles les individus se trouvent plongées, tout en s’adressant à leur intérêt individuel[15]; tout l’enjeu est donc de parvenir à construire un discours libérateur qui s’adresse aux femmes ordinaires et à ce qu’elles perçoivent comme étant leur intérêt personnel[16].

Dans l’élaboration de ce discours émancipateur, quelques points sont particulièrement importants : tout d’abord, il doit s’adresser directement aux personnes vivant les situations de domination. Ces situations, par leur dimension objective et subjective, impactent fortement sur la façon dont les individus concernés perçoivent leur intérêt. L’égoïsme est un moteur humain universel, en particulier dans les actions collectives : un discours mobilisateur s’adressant aux femmes doit donc tenir compte de cette dimension. Toutefois, la position de dominées vécue par les femmes transforme la perception qu’elles peuvent avoir de ce que constitue leur intérêt égoïste : la norme sociale sur le féminin leur enseigne qu’elles sont censées être des êtres plus empathiques que la moyenne, tournés vers autrui et au service des fins et instruments d’autres personnes. Si cette vision large des femmes comme étant avant tout des objets soumis aux fins et objectifs d’autrui imprègne la socialisation que les filles et femmes subissent, elle n’a pas forcément un impact direct sur leur comportement. Elle constitue cependant un idéal à l’aune duquel elles se mesurent autant qu’un critère de jugement qu’on leur applique constamment. Par ailleurs, cette norme générale tend à justifier les situations objectives de domination qu’elles subissent. Un discours susceptible de susciter leur engagement devrait prendre en compte cette dimension, d’autant plus que la socialisation à servir autrui pourrait bien avoir influencé non seulement les mentalités mais aussi la biologie des femmes. Sur le plan alternatif, un tel discours ne devrait pas forcément préconiser l’abolition des stéréotypes de genre, pour les raisons évoquées plus haut. Il devrait surtout comprendre une dimension positive intégrant l’aspiration universelle à la liberté individuelle tout en partant des situations spécifiques vécues par les femmes.

S’il faut déplacer la focale vers la lutte pour la liberté réelle, il est également nécessaire de reconsidérer la notion de différence entre les sexes, dans une optique émancipatrice et libératrice, plutôt que – comme c’est le cas dans les approches essentialistes – comme outil de justification des dominations affectant les femmes. Dans cette perspective, on ne peut postuler que toutes les différences sont construites et n’ont aucune base biologique. Pour les raisons évoquées plus haut, cette position n’est pas tenable. Les courants de défense des droits des femmes doivent envisager la notion de différence de façon plus neutre. À cet égard, les conséquences sociales potentielles de certaines distinctions biologiques incontestables entre les sexes ne peuvent être éludées : force physique moindre des femmes, règles, hormones, risques plus élevés de souffrir des conséquences néfastes des maladies sexuellement transmissibles, grossesses et avortements potentiels… Il est important de souligner que la plupart de ces différences biologiques renvoient à une plus grande vulnérabilité. Ces différences biologiques et leur potentiel impact social – souvent négatif – doivent être pris en compte dans la construction d’un discours émancipateur et dans les politiques concrètes préconisées pour améliorer le sort des femmes.

Sur le plan stratégique, ce travail doit impérativement éviter toute dérive idéaliste et perfectionniste. D’une part, il faut s’écarter des visions simplistes supposant un rapport causal entre stéréotypes et inégalités et préconisant seulement un changement des mentalités ; d’autre part, il serait pernicieux que, dans cette entreprise de transformation des mentalités, les pouvoirs publics essaient d’imposer une vision particulière de la vie bonne à l’ensemble du corps social. En d’autres termes, il ne revient pas aux pouvoir publics de dicter aux individus des définitions précises du masculin et du féminin. Leur rôle devrait avant tout se restreindre à lutter contre les obstacles structurels à la liberté individuelle.

Notes :

  • [1] Baron Cohen S., 2012, The Essential Difference: Men, Women and The Extreme Male Brain, Penguin, Londres.

    [2] Voir par exemple, en France, La Manif pour tous (www.lamanifpourtous.fr/) et Vigigender (www.vigi-gender.fr/).

    [3] Pour une critique substantielle des limites des fondements scientifiques des postures essentialistes, voir : Fine C., 2011, Delusions of Gender : The Real Science behind Sex Differences, Icon Books, Londres.

    [4] De Judith Butler, philosophe américaine, figure marquante du féminisme postmoderne et poststructuraliste.


    [5] Voir, par exemple, Badinter E., 2010, Le conflit : la femme et la mère, Flammarion, Paris ; Cameron D., 2009, The Myth of Mars and Venus: Do men and women really speak different languages?, OUP, Oxford ; Walter N., 2011, Living Dolls: The Return of Sexism, Virago, Londres.

    [6] Godefridi D., 2016, La Loi du genre, Belles lettres, Paris.


    [7] Ansermet F. et Magistreti P., 2011, À chacun son cerveau : Plasticité neuronale et inconscient, Odile Jacob, Paris.

    [8] Carey N., 2012, The Epigenetics Revolution: How Modern Biology is Rewriting Our Understanding of Genetics, Disease and Inheritance, Icon Books, Londres.

    [9] Pour une définition plus large de l’idéalisme dans l’appréhension du changement social, voir : Heine S., « Social Change in Progressive Political Thought », The Journal of Political Ideologies, vol 17 (3), Oct. 2012.

    [10] Duval P., « Le perfectionnisme en philosophie morale et politique », 14 aout 2012, http://study.stanley-cavell.org/Le-perfectionnisme-en-philosophie.

    [11] Pour une analyse critique des recommandations des institutions européennes en la matière, voir: Heine S., « The EU Approach to Gender: Analysis and Alternatives », European Policy Brief, Dec 2015, 40. www.egmontinstitute.be/wp-content/uploads/2015/12/EPB40-gender1.pdf.

    [12] Stuart Mill J., 2008 (1869), « The Subjection of Women », in J.S. Mill, On Liberty and Other Essays, Oxford, Oxford University Press.

    [13] Voir à ce sujet : Heine S., 2015, Genre ou liberté. Vers une féminité repensée, Academia, Louvain La Neuve.

    [14] Heine S., 2012, op.cit.

    [15] Heine S., 2013, Pour un individualisme de gauche, Lattès, Paris.

    [16] Pour un exemple à ce sujet, voir : Heine S., « The Rise of Single Motherhood in the EU : Analysis and Propositions », European Policy Brief, n 42, March 2016, www.egmontinstitute.be/wp-content/uploads/2016/03/EPB42.pdf.