Des villes plus humaines, une priorité pour l’action publique
54% de la population mondiale habite actuellement en milieu urbain. Ce taux pourrait grimper à 66% d’ici 2050. Habiter en ville s’accompagne souvent d’un sentiment de solitude élevé. 70% des citadins en souffrent[1]. L’urbanisation nous permet donc de vivre plus nombreux au sein du même endroit, mais plus seuls… Quel paradoxe ! Au-delà des enjeux de durabilité et des différents modèles urbains (green, smart, villes solaires…), il nous semble que cet enjeu du lien développé entre les habitants est un enjeu fondamental – qui peut d’ailleurs dénouer d’autres difficultés.
C’est la raison pour laquelle nous proposons une nouvelle vision de la ville, axée sur la qualité de vie de ses usagers : la ville reliante, les linking cities. Ce modèle place le développement des liens (entre habitants, avec la nature, entre les générations, entre les quartiers…) au cœur du projet urbain.
Une vision humaine de la ville
L’érection de gratte-ciels, d’autoroutes urbaines, de vastes esplanades a longtemps guidé l’action des urbanistes. Trop souvent toutefois, l’attention portée sur les symboles architecturaux a primé sur une considération plus essentielle : que se passe-t-il entre ces objets d’architecture ? Pour le dire simplement : pourquoi se sent-on bien ou non dans une ville ? À Bruxelles, nous connaissons bien ces ruptures dans la ville : un canal, des autoroutes urbaines, des passages sous voie, des chancres ou des grands ilots de nature industrielle hermétiques qui limitent la porosité de la ville et dès lors les échanges entre ses habitants.
La bonne nouvelle est que les aménagements physiques ont un réel impact sur les comportements, les mentalités et l’interaction des usagers de cet espace. Lorsqu’une cour intérieure apporte intimité et possibilités de rencontre, des solidarités neuves naissent entre les habitants qui entourent cette cour. Si les trottoirs sont élargis et que les rues sont animées, le nombre de passants augmente. Or les usagers modifient avec une rapidité parfois étonnante leurs comportements suite à de nouveaux aménagements.
Pour que l’échelle des aménagements soit respectée, il convient dès lors d’aborder la question sous une approche par quartiers, afin de développer des « villages en ville ». Ces villages urbains, dotés d’une identité propre sont susceptibles de favoriser un sentiment d’appartenance de ses habitants et usagers, et ainsi de développer des solidarités interpersonnelles. Une sociologue strasbourgeoise, Valérie Lebois, a analysé l’impact de ces aménagements[2]. Elle a notamment pu démontrer comment un couple de personnes âgées est resté autonome grâce aux contacts nouveaux développés dans un logement articulé autour d’une cour semi-privative, propice aux bavardages et échanges entre voisins.
Bien sûr, l’émergence d’une dynamique positive entre les habitants et avec les visiteurs extérieurs ne va pas de soi et ne sera jamais automatique. Par contre, la valorisation des espaces extérieurs, publics et semi-publics, le respect de l’harmonie des échelles et la volonté d’éviter les espaces vides entre les bâtiments seront toujours des facteurs qui renforcent l’interaction des habitants et le sentiment de se sentir accueillis par le lieu plutôt que d’en ressortir une forme d’hostilité.
Respecter les échelles
Notre réflexion s’appuie notamment sur l’ouvrage de Jan Gehl, « des villes à échelle humaine »[3]. L’architecte danois nous apprend qu’un critère crucial lorsqu’on aménage les espaces est de respecter l’échelle de l’espace pour qu’il soit adapté à la taille des êtres humains.
Ce respect des échelles doit guider la création de logements. Lorsque des tours d’immeubles de plus de cinq étages sont érigées, les habitants des étages supérieurs ne sont plus reliés à l’espace public, qui devient stérile aux alentours. Les habitants n’interagissent pas entre eux et ne se reconnaissent généralement pas. Pourtant, concilier densité de l’habitat avec ouverture de celui-ci vers l’extérieur est tout-à-fait possible : produire des tours n’est pas la seule manière de densifier l’habitat, dès lors que les tours s’accompagnent également d’espaces vides dans leurs abords. Développer des immeubles de taille modérée permet à leurs habitants de garder le contact avec l’espace public tout en ayant une densité significative dès lors que les espaces entre les immeubles seront diminués.
La cour semi-privative est exemplative d’aménagements créateurs d’intimité tout en étant ouverte sur l’extérieur et donc à tous. Cette démarche s’inscrit totalement dans l’idée des villes passantes, chères à David Mangin[4], l’architecte français célèbre notamment pour le réaménagement des Halles à Paris. Cette démarche s’inscrit à rebours de la multiplication des gated communities et d’espaces privatisés, dont les villes belges ne sont pas immunisées. Cette privatisation de l’espace public favorise, à travers la division de l’espace, les ségrégations sociales. Selon nous, les villages urbains au sein d’une ville reliante doivent permettre d’être traversés de part en part, accessibles à tous. Une réflexion devrait également s’ouvrir sur les intérieurs d’ilot et leur accessibilité depuis l’espace public. Des mécanismes permettant la mise en commun, au moins partielle, des jardins permettrait de renforcer les liens entre les habitants d’un même quartier.
Car les liens de solidarité et d’échange entre les habitants d’un même quartier ne naissent spontanément que si plusieurs conditions sont réunies : la capacité d’identifier où résident les différents habitants (ce qui est rendu plus difficile dans les grands ensembles de logements) ; la capacité de multiplier les moments de rencontre au travers de lieux susceptibles d’accueillir les différents habitants, comme des jardins et espaces verts, mais également au travers d’animations de rue ou de quartier. Ces animations permettent de développer des liens au travers de deux activités universelles : manger et écouter (ou jouer) de la musique.
Mieux aménager les espaces
Bien entendu, il n’y a aucun lien automatique entre les aménagements et les comportements de ces usagers. Mais la capacité à développer des facteurs favorables à l’émergence de comportements plus responsables, plus fraternels, plus conviviaux par l’aménagement des espaces est évidente.
Par ailleurs, cette logique doit s’articuler de manière cohérente avec les autres dimensions de la politique sociale. Ainsi, la mise en place d’une assurance autonomie permettra de développer activement un soutien à l’autonomie de l’ensemble des personnes dépendantes et âgées, par une aide matérielle et concrète (aide à domicile, aide familiale…) quel que soit leur lieu de résidence. Le développement d’un nouveau modèle de maisons de repos, intégré à son environnement et intégrant plusieurs dimensions de vie, tels qu’une crèche, des commerces ou des activités socio-culturelles est également de nature à permettre une meilleure intégration des personnes âgées dans la ville. Un enjeu essentiel, dès lors que le nombre de personnes de plus de 80 ans est amené à augmenter fortement d’ici 2040.
La mobilité, levier immédiat
La mobilité est probablement le levier le plus immédiat auquel on peut faire référence lorsque l’on parle de « ville reliante ». Dans une ville comme Bruxelles ou encore dans certains centres-villes wallons, nous savons combien les difficultés liées à la mobilité peuvent scléroser et freiner les ambitions en matière de qualité de vie. À l’inverse, identifier un ou plusieurs modes de déplacement alternatif à la voiture comme priorité dans le projet urbain est un levier puissant pour nous conduire vers une ville reliante. Ainsi, le vélo occupe encore une part beaucoup trop marginale dans l’ensemble des déplacements. Pourtant, les investissements placés dans l’accroissement de ce mode de transport comportent de nombreux effets retours positifs, qui dépassent souvent largement les investissements consentis. Ainsi, une cité qui porte son attention sur les déplacements cyclistes sera globalement attentive à l’ensemble des déplacements doux, à la qualité des aménagements urbains. De plus, le recours au mode cyclable a un impact positif sur la santé des usagers, ou encore sur la vitalité des commerces de proximité. Sans compter, naturellement, la diminution des émissions polluantes.
Une mobilité de qualité ne peut dépendre, toutefois, des seuls déplacements doux. Un réseau de transport public de qualité aura non seulement un impact positif sur l’attractivité de la ville, mais permettra également d’assurer un lien plus direct et évident entre des quartiers périphériques et les quartiers centraux.
En matière de mobilité, il n’y a aucune fatalité. Les exemples nous montrent en effet qu’il est possible d’améliorer, parfois rapidement, la situation, pour autant qu’on s’en donne les moyens, qu’on fixe la vision et qu’on assure sa stabilité dans le temps. Et pour autant qu’on assure la cohérence de cette vision de mobilité sur l’ensemble de l’espace urbain.
L’animation des rues est essentielle pour valoriser les déplacements piétons et pour donner une âme riante et vivante à ces villages en ville. Les commerces sont évidemment des acteurs majeurs de cette animation. Ce secteur connait pourtant des difficultés importantes dans les centres d’agglomérations. Dire qu’il n’y a qu’une seule cause à ces difficultés serait évidemment réducteur. Mais la concurrence jouée par les centres commerciaux en dehors des agglomérations est un facteur majeur. Il est temps de prononcer un moratoire sur la création de nouveaux centres commerciaux en dehors des cœurs d’agglomérations, alors même que ces centres sont anachroniques par rapport aux défis environnementaux, de mobilité et d’interactions dans le projet urbain. La vitalité des commerces locaux est également essentielle pour permettre et soutenir l’autonomie des personnes âgées dans leur lieu de vie.
Nous avons tenté ici de démontrer la pertinence du concept de villes reliantes ou « linking cities » pour fonder un projet de ville. Ce concept nous semble en effet plus fécond et riche que d’autres concepts urbains parce qu’il permet d’englober de nombreuses dimensions et de mettre en évidence l’interconnexion entre celles-ci pour la qualité de vie des habitants.
La question est toutefois : comment commencer ? Comment mettre un œuvre un projet qui a une telle ambition, une telle ampleur ?
Les
exemples de projets urbains qui nous viennent d’autres villes européennes nous
montrent que l’essentiel est avant tout de faire un choix dans la vision de
ville à développer, de s’y tenir et de l’installer durablement dans le temps. Ainsi,
Groningen a choisi de valoriser l’augmentation des déplacements cyclables. Rennes
fait le choix de la participation citoyenne. Berlin articule son développement
sur la valorisation de créations artistiques et culturelles. La première étape
est avant tout de se créer une identité autour d’une dimension structurante autour
de laquelle s’articulent les initiatives. Bruxelles devrait fonder son identité
sur ce qui fait à notre estime le plus beau des projets : celui de faire
de Bruxelles la ville la plus reliante du monde.
Notes :
-
[1] TNS-SOFRES, 2014. https://www.tns-sofres.com/sites/default/files/2014.11.24-solitude.pdf.
[2] Lebois, Valérie, La cour d’habitation : une ressource pour la ville de demain, in Dagnies, J., de Borman, A., Les villes reliantes, 2019, PUL.
[3] Gehl, Jan, Pour des villes à échelle humaine, 2013, Montréal, Éditions Écosociété, 273 pages.
[4] Mangin David, « Pour une ville passante et métisse », Le journal de l’école de Paris du management, vol. 58, n° 2, 2006, pp. 23-28 ; Masboungi, Ariella, La ville passante – David Mangin, Paris, Parenthèses Eds, 2008 ; Mangin, David, La ville franchisée. Formes et structures de la ville contemporaine, Paris, Éditions de la Villette, 2004.