Discernement en commun et renoncement
Pratiquer la démocratie ne nécessite-t-il pas des formes de renoncement ? À partir de l’expérience du discernement en commun, Franck Janin démontre que construire des décisions communes en vue d’un « bien supérieur » implique de renoncer à ses préjugés, à interrompre, à ce que sa propre idée soit celle qui prévaut, à aller (trop) vite… mais sans jamais renoncer à sa liberté intérieure. À rebours de l’image négative généralement accolée à cette idée, il voit dans le renoncement « un gain, une victoire, une libération ».
« Tu ne m’écoutes jamais », « Tais-toi, tu m’énerves », « Je ne vous ai pas interrompu », « Laissez-moi terminer », « Je sais bien ce que vous allez dire »… Que ce soit dans le débat politique, les conversations intra-familiales ou dans d’autres situations où se jouent des relations interpersonnelles, on assiste souvent – sans en être exempt soi-même – à des dialogues… de sourds.
Depuis une trentaine d’années, je suis engagé dans la facilitation de processus au sein de collectifs (groupes, équipes de travail, communautés) qui cherchent à prendre des décisions ensemble[1]. L’approche proposée souhaite aider ces collectifs à discerner en commun les meilleurs chemins afin de parvenir à des décisions et à les mettre en œuvre. Le terme de « discernement » renvoie ici à une attitude capable de repérer, détecter, déceler, à travers les idées échangées et les ressentis éprouvés, ce qui conduit davantage ce collectif à réaliser sa mission et sa vision dans le cadre de ses valeurs essentielles. En bref, d’accomplir ce qu’il est, son identité, sa raison d’être.
Soulignons que cette référence constante à la raison d’être du groupe est primordiale. C’est le nord de la boussole, le critère supérieur et commun qui permet de juger de la pertinence ou non d’une réflexion, d’une idée, d’une détermination. Perdre de vue cette orientation fondamentale et ultime, c’est perdre la capacité de discerner de manière effective. À cela il ne faut jamais renoncer. Un groupe qui n’a pas pris le temps d’établir ce fondement verra très rapidement ses forces s’épuiser et ses membres s’embourber dans des conflits interminables. Il sera incapable de se fixer des objectifs communs et d’établir des plans d’action.
Cette référence à une finalité commune, acceptée par tous, met de facto en perspective tout moyen proposé pour y parvenir et permet de juger de sa plus ou moins grande pertinence. Face à une proposition pas nécessairement meilleure en soi, mais meilleure en vue du but recherché, je suis invité à m’y rallier et, éventuellement, à renoncer à ce qui était, pour moi et peut-être en soi, une très bonne idée. Ce renvoi constant à la raison d’être du groupe exige de chacun de ses membres de cultiver une grande liberté intérieure, que l’on peut qualifier de spirituelle. Saint Ignace de Loyola, dans son vocabulaire propre, parlera de capacité à se « rendre indifférent » afin d’avoir clairement l’intention de ne chercher que ce qui conduira au mieux le groupe vers la fin pour laquelle il existe.
Il arrive qu’un groupe qui a vécu des bouleversements majeurs à l’interne ou à l’externe, demande d’être aidé à discerner afin de redéfinir précisément les contours de sa raison d’être. Cependant, dans la plupart des groupes au sein desquels je suis intervenu, cette dernière était (assez) clairement formulée même si pas toujours intégrée par l’ensemble des parties prenantes. Ce qui est un défi pour toute institution. Il est donc utile de régulièrement (re)poser la question : « Savez-vous pourquoi vous êtes ensemble ? ». Soulignons qu’un membre doit s’interroger sur la pertinence de son appartenance à un groupe s’il n’en partage pas ou plus les finalités, et doit avoir le courage de renoncer à en faire partie le cas échéant.
L’écoute et ses renoncements
Lorsqu’un groupe se pose une question – sur une orientation à prendre, un objectif à clarifier ou un plan d’action à établir – et qu’il souhaite l’aborder par la pratique du discernement en commun, l’étape clef est de mettre en place un cadre rigoureux touchant aux conditions du dialogue et, tout particulièrement, de l’écoute. La qualité de l’écoute entraînant avec elle la qualité de parole. Le respect du cadre et de ses règles – si elles sont bien comprises par les membres du groupe comme étant nécessaires à l’exercice du discernement recherché – va nécessairement s’accompagner d’une série de renoncements.
Du point de vue de l’organisation de l’espace, on privilégiera autant que possible la disposition en cercle qui, visuellement et corporellement, exprime déjà l’esprit du processus engagé : pas de place privilégiée et égalité par rapport au centre. Le centre étant là où la parole de chacun se dépose afin d’être partagée à tous. En la déposant, je m’en détache. Je ne cherche pas, et, dès lors, je renonce à faire pression et à faire valoir à tout prix mon point de vue. Ma parole n’a pas davantage de valeur que celle des autres. Ce qui n’empêche pas que, sur des sujets où un membre possède une expérience ou une expertise reconnue, sa parole prenne un poids particulier.
Le cercle contribue à nourrir une écoute active, capable d’entendre non seulement les mots tels qu’ils se disent mais aussi ce qui les sous-tend : l’intention, la visée, l’esprit, c’est-à-dire le « souffle » qui les porte. Pour cela, l’écoute doit renoncer au jugement pour se revêtir de bienveillance. « Écouter, c’est ne pas savoir ce que l’on va dire à l’autre avant qu’il n’ait fini de parler… » (Emmanuel Toniutti, Retour d’expériences européennes et asiatiques, 2020).Thomas d’Ansembourg n’hésite pas à dire que la vraie écoute consiste à « la fermer » ! On pourrait traduire : « de renoncer à l’ouvrir » car parfois, cela exige un effort d’attendre que l’autre ait fini de s’exprimer, qu’il ait dit tout ce qu’il avait à dire. Sur ce point, le cercle révèle toute sa pertinence, avec la règle que chacun parle à tour de rôle et est invité à s’exprimer, ne serait-ce que pour dire que, pour l’instant, il n’a rien à partager. Cette pratique consonne avec les principes d’intelligence collective aujourd’hui largement répandus. Si on établissait la règle de renoncer à interrompre son interlocuteur lorsqu’il parle, bien des débats prendraient une tout autre couleur. On voit aussi qu’une telle écoute exige de renoncer aux préjugés, aux représentations, aux images que je projette si aisément sur l’autre et qui l’enferment autant qu’ils m’enferment, sapant toute réelle possibilité de dialogue.
Renoncer à l’égo-centrisme
Que suis-je invité à écouter lorsque j’écoute ? Ici se place tout l’enjeu du discernement. Qu’est-ce qui – dans ce que disent les autres – génère une énergie, un dynamisme, une vitalité marqués par une qualité de joie, de paix, de confiance et qui – c’est essentiel – entre en résonance, s’aligne, avec la raison d’être du groupe et l’objectif plus précis que l’on cherche ensemble à atteindre ? Qu’est-ce qui, au contraire, engendre de la dissonance et de la discordance en générant le doute, le découragement, une perte d’énergie et de vitalité ?
L’écoute à ce niveau implique de percevoir ce qui se donne à travers la parole des autres, non pas comme je voudrais que ce soit mais comme cela se manifeste. Cette écoute m’invite à sortir de ma zone de confort, à renoncer à mon égo-centrisme (ego = moi) pour favoriser l’allo-centrisme (allos = autre). Sans renoncer à ma liberté de penser, il se peut que je doive reconnaître qu’en effet, ces idées, ces propositions énoncées par d’autres et qui ne sont pas les miennes, sont cependant meilleures, plus appropriées. Et si la résonance qu’elles suscitent dans le groupe, en tant que groupe, est également plus forte, il me faut le courage de consentir à ce qui se dégage de l’ensemble, du commun, et, dès lors, de renoncer à ce que « mon » idée soit celle qui prévaut[2]. Ce consentement n’équivaut pas à de la résignation. Bien au contraire, dans le discernement en commun, ce consentement, et le renoncement qui lui est concomitant, impliquent que j’accepte de faire mienne la décision reconnue comme la meilleure par et pour le groupe, et de m’y engager. C’est le passage du « je » au « nous », possible uniquement si je considère que faire réussir le commun a davantage d’importance que ma réussite personnelle.
L’écoute de soi-même et ses renoncements
Si le discernement en commun implique l’écoute attentive des autres, il suppose, en première instance, l’écoute de soi-même et le discernement personnel. Sur une question qui se pose au groupe, aucun discernement en commun n’est possible sans que chaque membre n’ait, en amont, pris le temps de considérer attentivement ce que cette question provoque d’abord en lui-même, quels mouvements des pensées et de l’affectivité elle déclenche. Il peut alors en faire le tri, distinguer l’important de l’accessoire, ce qui s’aligne avec le but recherché ou qui en distrait ou même en éloigne. Le poids et la pertinence de la parole qui sera ensuite déposée dans le groupe en seront décuplés. On a tous fait l’expérience de réunions où la préparation personnelle n’ayant pas été suffisante, la parole s’avère superficielle, teintée par l’humeur du moment. L’envie d’écouter en est amoindrie. Le résultat de l’échange est décevant. Il devient très difficile d’opérer un discernement sur un matériau aussi pauvre. Sur ce point, on pressent les renoncements nécessaires. Renoncer à aller vite, renoncer à se fier à ses premières idées ou perceptions, renoncer à tout dire pour ne dire que ce qui compte vraiment.
Le renoncement : un gain, une victoire, une libération
Favoriser une écoute et une parole qui puissent nourrir un authentique discernement en commun est exigeant. Mon expérience est cependant que cette pratique dégage, à terme, une efficacité plus grande tout en produisant une atmosphère de paix et de joie qui surprennent souvent les participants au processus. La pierre angulaire d’une telle pratique réside toujours – comme il a été dit – dans le fait de garder l’attention, le cœur profond, l’intelligence, la volonté fixés sur la finalité, la raison d’être du groupe, sur ce qui, au fond, transcende chacun de ses membres. Toute la série des renoncements qui ont été soulignés ne sont possibles qu’au nom d’un bien supérieur. Si celui-ci est reconnu comme tel, alors les renoncements qu’il induit ne sont pas perçus comme une perte, une défaite ou une contrainte mais comme un gain, une victoire, une libération.
Notes :
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[1] On peut discerner en commun dans un groupe avec une autorité qui détient l’ultime pouvoir de décision (pensons à un évêque ou tout simplement le directeur d’une association) ou dans un groupe qui a une gouvernance totalement partagée et qui a l’habitude de tout décider de manière collective. Mais on peut imaginer que, sur certaines questions, une autorité informe le groupe qu’il suivra la décision qui sortira du processus collectif.
[2] Dans le discernement en commun comme dans les processus d’intelligence collective, s’il y a une objection telle qu’elle empêcherait un membre de consentir à la décision, tout le groupe doit essayer de lever cette objection, si pas totalement au moins de trouver un moyen de modifier un tant soit peu la décision pour qu’elle soit acceptable par tous, que tous puissent y consentir.