En Question n°136 - mars 2021

Discernement et conversion intérieure

Nous nous trompons complètement en pensant que les « fake news », les « mésinformations », sont dues aux réseaux sociaux et seraient un mal de notre seule époque. Dès sa naissance, la presse populaire est truffée de fausses nouvelles faites de sensationnalisme. Pensons aux gazettes de la Révolution française, à la presse anglaise à « un penny » du 19e siècle. Plus récente, la presse populaire américaine du début du 20e siècle n’est faite que de faits divers plus ou moins inventés, d’appels au lynchage sur la base de rumeurs… Les journaux dits de « qualité » (« quality papers ») sont précisément nés afin d’offrir une alternative à la désinformation organisée. Mais cette presse est originellement réservée à une élite.

crédit : Christian Lue – Unsplash

Notre chance est que, grâce au phénomène de loupe que sont les réseaux sociaux, nous avons pris conscience que tout ce qui circule n’est pas forcément vrai, et que les informations demandent à être vérifiées. J’avance donc ici ma première thèse : notre époque n’est pas tellement celle des « fausses informations », mais elle est celle de la prise de conscience généralisée que les informations peuvent être manipulées ou tronquées. Jusqu’alors, la majorité d’entre nous identifiions ce qui était communiqué à la réalité. Nous avons désormais mûri : communiquer n’est pas forcément dire la vérité. La communication n’est pas forcément de l’information. Et elle peut être son ennemi. On a même vu récemment des organes de « check news », c’est-à-dire de vérification des informations, se transformer eux-mêmes en vecteurs de fausses informations (ça a été le cas du site du journal Libération[1]).

Comment dès lors forger son opinion ? Comment avoir un avis s’il est si difficile de déterminer, dans le flux des multiples communications, ce qui relève de la véritable information ?

C’est ma deuxième thèse : la raison ne suffit pas. Le vieux Descartes a tort de penser que la raison et le bon sens sont les choses les mieux partagées du monde. C’est faux. C’est un grand traumatisme de le découvrir : nous sommes saturés de biais cognitifs, d’a priori, d’émotions et de sentiments qui viennent obscurcir notre jugement. Dans sa prière, saint Thomas d’Aquin demandait même à Dieu d’empêcher que le péché vienne tromper son jugement : « Daignez répandre Votre clarté sur l’obscurité de mon intelligence ; chassez de moi les ténèbres du péché et de l’ignorance ». Il ne suffit pas de vérifier les sources, de recouper les données, il ne suffit pas de se fier à des organes de confiance et éprouvés. La raison et la logique ne suffisent pas. Regardons avec intérêt la manière avec laquelle les partisans de l’ancien président américain Donald Trump passent au-dessus de tout argument rationnel. En effet, ce qui caractérise une idéologie, c’est qu’elle est inébranlable. Elle est, comme disent les philosophes, « tautologique » : rien ne l’ébranle, toute contradiction est intégrée, rien ne peut lui apparaître comme un contre-argument. Considérons aussi les débats entre hommes politiques, ou même au sein de nos familles : il ne suffit pas d’être le plus rationnel ou le plus logique pour « emporter » un débat. Car bien des éléments autres que la raison jouent dans l’élaboration de nos avis Tout le monde devrait lire à cet égard le petit ouvrage de l’excellent Albert Moukheiber, Votre cerveau vous joue des tours (2019), qui fait une remarquable synthèse des travaux de psychologie les plus poussés sur les erreurs de jugement des dernières années. « En fonctionnant par approximation et raccourcis, notre cerveau peut nous exposer à l’erreur. Pourtant nous aimons croire que nos croyances et opinions sont justifiées car il est désagréable d’avoir tort. Pour déterminer si nous avons raison d’être sûrs de nous, nous nous attacherons donc à la raison pour laquelle nous avons une certaine opinion, plutôt qu’à l’opinion elle-même »[2]. C’est ma troisième thèse : pour se forger un avis il ne faut pas seulement un travail de la raison, mais une disposition intérieure et spirituelle. Cette attitude intérieure, qui engage l’âme, est faite surtout d’attention et de discernement.

D’attention tout d’abord. La philosophe Simone Weil a un jour eu ces mots de feu : « Après des mois de ténèbres intérieures, j’ai eu soudain et pour toujours la certitude que n’importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservée au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d’attention pour l’atteindre »[3]. L’attention, ajoute-t-elle, est « la forme la plus rare et la plus pure de la générosité ». Cette « attention » est une découverte des grands philosophes français du début du 20e siècle. C’est même une découverte majeure : elle montre que, dans la recherche de la vérité, l’inclination et le désir de connaître la vérité telle qu’elle est, quoi qu’il en coûte, est le fondement de tout. La raison ne suffit pas : il faut une conversion intérieure, une attention intime et complète donc, à ce qui est tel qu’il est. Il faut un retournement de l’esprit tout entier et pas seulement de la raison.

La deuxième condition est le discernement. Que veut dire ici « discerner » ? Le discernement est au premier sens du terme un travail de séparation, de distinction. Je discerne le bien du mal. Je discerne ce qui est important de ce qui ne l’est pas. Mais le discernement est surtout une attitude intérieure et un travail de réflexion. C’est une œuvre plus profonde que le travail de la raison, qui implique l’esprit de l’homme tout entier, et même pour ainsi dire ses dispositions intérieures profondes. L’existence toute entière y est engagée. Qu’est-ce qui est propre au discernement quand on veut se forger un avis ? Je vois au moins trois éléments importants.

  • Dans une attitude de discernement, il importe d’abord de se laisser saisir par le mystère du réel qui est toujours plus grand que ce que l’on peut en saisir. Si tant de personnes ont des points de vue différents sur une même réalité, c’est d’abord parce que la vérité ne peut être saisie toute entière. Même un simple fait peut être lu de nombreuses manières. Il importe donc de commencer le discernement par une disposition de modestie et de disponibilité à grandir en vérité. Un avis n’est jamais qu’un moment de discernement. La vérité est toujours plus grande – même que ce que la raison peut en voir et en dire.
  • Dans une attitude de discernement, il importe de bien comprendre que la connaissance naît du dialogue, de la discussion bien menée avec attention et ouverture du cœur. Il faut « sauver la proposition d’autrui » (Saint Ignace de Loyola) et se mettre dans une disposition à penser ensemble. Nous pensons, donc nous sommes – et non pas je pense donc je suis. C’est un travail de collaboration et de coopération.
  • Dans une attitude de discernement, on voit les choses dans leur polarité, leur équilibre, leur juste milieu et balancement. On évite de choisir entre des pôles de la vérité qui doivent en réalité être tenus ensemble. Être « pour ou contre » quelque chose n’a pas beaucoup de sens. Un discernement correct cherche à faire la part des choses, à ne pas exagérer certaines vérités partielles et à les lier les unes aux autres. Le discernement est donc un travail de liaison des vérités entre elles. Par exemple : que faut-il penser du féminisme ? Dans un esprit de discernement, je peux considérer qu’il s’agit d’une avancée majeure et impérieuse… tant qu’elle ne se transforme pas en volonté de revanche.

Le discernement implique le travail de la raison pour se forger un avis mais il y ajoute une double dimension : celle de l’esprit et de l’intériorité d’abord ; celle de l’amour ensuite. Amour de la vérité toujours plus grande. Amour d’autrui dont le propos importe autant et même plus que le mien. Amour du lien fondamental entre les dimensions multiples de la vérité. Se forger un avis c’est au fond aimer…

Il reste un dernier élément, important et décisif : bien juger. Tout ce que je viens de dire pourrait, mal compris, mener à l’indécision ou bien à ce qu’appelle péjorativement un éclectisme, c’est-à-dire une soupe faite de tous les avis et une incapacité à décider. L’attention et le discernement bien menés ne mènent pas à cela. Un jugement doit être posé pour départager ce qui est davantage vrai de ce qui l’est moins. Sans cette capacité de décision, il n’y pas de connaissance. Par contre, tout ce que l’on vient de dire montre bien que le jugement est et reste une ouverture à la vérité toujours plus grande : il ne ferme pas mon cœur à l’autre, il ne me met pas en posture de domination. Il découpe sereinement, parmi tout ce que l’esprit humain peut penser, une forme modeste, humble, aimante, fragile, mais aussi ferme et solide, une vérité supérieure et plus globale par rapport à des vérités fragmentaires ou dépassées. Un vrai jugement est donc non pas une manière de découper une certitude, mais une posture de sagesse.

Un exercice pratique pour terminer. Un dimanche, en plein repas familial, un débat porte sur une question politique ou religieuse. J’y entre la tête pleine d’informations, ma conviction déjà toute faite. Mais au lieu de me sentir attaqué par ma fille qui n’a pas le même avis que moi, ou de me sentir investi de la mission de défendre mon petit point de vue, je fais un travail sur moi. Je mobilise ma capacité d’aimer plutôt que de défendre mon minuscule dogme intérieur. Je me mets en état de chercher non pas ma vérité mais la vérité elle-même. Je change mon état mental en donnant priorité au fait de sauver la proposition de l’autre. Cela veut dire que je me mets à l’écoute de ce qui est vrai et bon dans les propos des commensaux. Puis je me mets en mode discernement : j’élargis mon esprit, je vois toute vérité selon son contexte et son poids ; je m’assujettis à des aspects de cette vérité auxquels je n’étais pas préparé et je me change en cette vérité ; je cherche activement le juste milieu entre des propositions extrêmes. Enfin, je tente avec modestie un avis de sagesse, un jugement qui reste ouvert et humble, mais qui est aussi solidement enraciné dans l’amour de la vérité – à laquelle on ne peut faire dire n’importe quoi. Se faire un avis, une fois encore, suppose non pas seulement de la raison et de l’argumentation, mais une conversion intérieure et un véritable amour. Amour et vérité se rencontrent…

Notes :

  • [1] www.koztoujours.fr/mon-opinion-en-liberte-conditionnelle

    [2] Albert Moukheiber, Votre cerveau vous joue des tours, J’ai lu, 2020, p. 147.

    [3] Cité dans Ludivine Bénard, Simone Weil. La vérité pour vocation, L’escargot, 2020, p. 32-33.