En Question n°139 - décembre 2021

Du soin au spirituel, du spirituel au soin

En 1947, Cicely Saunders, infirmière et médecin, fut bouleversée par la rencontre avec David Tasma, atteint d’un cancer à quarante ans. Cette rencontre fut décisive et l’inspira pour créer le mouvement des soins palliatifs, une manière de prendre soin quand il n’y a plus rien à faire.

Elle développe un soin global, dans le sens de care qui engage une responsabilité et une vision humaine de l’existence pour faire société. Cicely Saunders estimait que « le soin que nous sommes capables de donner à ceux qui sont à la fin de leur vie est à l’honneur de notre civilisation »[1]. Cette affirmation ne s’adresse pas uniquement aux personnes en fin de vie mais peut être élargie à toute personne vulnérable et initier une vision sociale et politique du soin.

Marqués par la crise du Covid et par les enjeux environnementaux, nous ne pouvons plus réduire le soin à la seule considération du biologique. Nous avons redécouvert que nous sommes des êtres de relations, incarnés. Nous avons pris conscience de notre interdépendance avec l’environnement, les autres êtres vivants et entre nous et que nous sommes des êtres sensibles, animés de dimensions multiples, de relations affectives, d’intelligence, de vie psychique et spirituelle.

La conception du soin qui prend en considération cette complexité telle qu’initiée, développée et vécue par les soins palliatifs et ailleurs, peut accompagner l’humanité vers une sensibilité multiple et diversifiée de notre être au monde, à ces valeurs et gestes solidaires qui se transmettent de génération en génération par le soin[2] et qui résistent quand tout s’écroule.

Le soin du corps ouvre à la dimension du spirituel

Nous sommes nés au monde, portés par les bras d’autres humains, nourris, changés et habillés. Ces gestes concrets, habités d’une attention, d’affections et de paroles sont inscrits dans la mémoire de notre corps. Ils nous ont accompagnés pour nous ouvrir à notre humanité. La sécurité de base apportée au corps le libère pour éveiller le petit humain aux autres dimensions de sa vie. Le corps transformé par le soin nous ouvre à plus large que nous-mêmes.

Myriam David, psychanalyste, a connu l’expérience du camp de Birkenau. Elle témoigne de l’effet destructeur du soin réduit à presque rien. Pour détruire l’autre, un moyen efficace est de ne plus lui accorder les soins de base de nourriture, de toilette, de le priver de sommeil pour l’extraire de la communauté des humains. « Ce qui a été dynamique dans le sens de la destruction dans des camps comme Birkenau ou d’autres c’est le non-soin absolu. (…) Quand ce non-soin absolu arrive au corps, l’âme si tant est qu’elle existe ou si vous préférez, la psyché, s’en va. On ne pense plus. Un corps maltraité ne peut plus penser. Il est abject et donne envie à l’autre de le mépriser et l’envie de le battre, de le détruire »[3]. Inversement, alors qu’elle se trouvait dans un abandon de soins, elle dit sa gratitude pour cet inconnu qui lui a simplement essuyé son visage et donné l’impression « d’être totalement réconfortée ».

À l’hôpital, il est courant d’entendre des remerciements lorsque les patients se sont sentis soignés avec attention et humanité, comme en témoigne cet homme, à demi-conscient qui, ne pouvant plus parler, baise en signe de gratitude, les mains de l’infirmière qui vient de lui faire sa toilette. Expérience spirituelle ? Cachée, pudique, toute simple.

L’art rend tangible ce qui passe inaperçu ou est ineffable dans le soin

Le tableau Goya et son médecin[4] rend visible cette dimension spirituelle que permet le soin. Goya gravement malade a frôlé la mort et, en signe de gratitude pour son médecin, lui dédicace cette œuvre où il écrit au bas du tableau : « Goya reconnaissant, à son ami Arrieta : pour la justesse et l’attention [acierto y esmero] avec lesquelles il lui sauva la vie pendant sa grave et dangereuse maladie, endurée à la fin de l’année 1819, à l’âge de soixante-treize ans. Il le peignit en 1820 ». ‘Acierto[5] implique l’habileté et la compétence en lien avec la connaissance. Le mot ‘esmero’ appartient au domaine « de l’attention, du soin, de l’effort, de l’application, du désir de faire au mieux (…) une sorte de vigilance, d’amour attentif »[6].

Goya et son médecin, Francisco de Goya, 1820.

Goya ne nie pas ce qu’il a enduré. Il se peint envahi par les affres de la douleur et de la souffrance, s’agrippant aux draps blancs – préfiguration du linceul de la mort ? –, qui contrastent avec le rouge sang de la couverture. Le regard du malade est suppliant, tourné vers le ciel. Goya est ailleurs tant la force de la maladie déplace l’humain de son lieu d’enracinement. Au centre, et derrière Goya, se tient debout le Docteur Arrieta. Sa présence, son attention et ses gestes simples – son bras gauche soutient avec tendresse Goya et, avec sa main droite, il lui donne à boire ou un médicament –, assurent un engagement indéfectible pour son patient. Le Docteur Arrieta n’est pas indifférent à ce que vit son patient et Goya le ressent, pas au niveau des mots ou d’un savoir intellectuel, mais d’un sentir viscéral.

Ce tableau représente non seulement ce qu’est un soin – compétence et vigilance modeste, les deux dimensions du care – mais aussi la capacité du soin à retourner l’expérience du mal en gratitude.

La dimension spirituelle donne les fondements du soin

Le risque du soin est d’être réduit au seul biologique dans une succession d’actes automatiques. L’exemple des orphelinats en Roumanie sous Ceausescu, où des actes de soins ont été donnés à la chaine sans investissement psychique de la part des soignants, témoigne malheureusement de l’effet dramatique de tels « soins ».

On peut postuler que la dimension spirituelle donne les fondements du soin et que le soin ainsi conçu révèle à son tour la dimension spirituelle. Ceci dans un mouvement de réciprocité infinie.

Goya nous révélait la force du soin attentif pour nous ouvrir au spirituel. Un autre peintre, Arcabas, dans La femme et la marguerite[7] dévoilerait l’importance du spirituel dans la relation. Le tableau représente une femme assise nue face à un homme habillé, le peintre, ses genoux à moitié recouverts d’un drap blanc pouvant évoquer la blouse blanche du médecin ou l’uniforme de l’infirmière. Nous assistons à une scène du peintre avec son modèle qui pose. Etrangement, ce tableau peut inspirer une réflexion sur la relation dans le soin.

On observe une dissymétrie des places : l’un, le peintre ou le soignant est protégé quand l’autre, ici une femme nue, se trouve sous le regard scrutateur de l’autre. Aurait-il une connaissance totale sur elle ? Peut-elle encore avoir une intimité ?

Un tableau entre eux les sépare comme un voile qui cache et instaure une distance. L’observateur n’a pas accès à ce que peint le peintre. Comment le peintre se représente-il cette femme nue devant lui ? Une représentation n’est-elle pas toujours personnelle et autre que l’objet qu’elle représente ? Une personne peut-elle être réduite à une représentation théorique ou à un diagnostic ?

Un troisième œil au-dessus des yeux du peintre nuance son regard et rappelle « l’œil intérieur » ou « l’œil de l’âme » des traditions orientales. On ne voit vraiment qu’avec le cœur semble dire cet œil situé sur le front du jugement. Comment regardons-nous le prochain vulnérable ? Avec l’œil scrutateur du juge ou avec celui de l’âme ?

La relation entre un peintre et son modèle, comme la relation entre un soignant et son patient, ne se situe pas uniquement sur la scène du visible et de la représentation. L’important est ailleurs. Est-ce cela que le peintre cherche à rendre visible ? Le fond jaune-doré-orangé, si présent dans les œuvres d’Arcabas, rappellerait-il qu’il n’y a pas d’œuvre d’art ou de relation humaine épanouissante sans un fondement spirituel ouvert à l’invisible ?

Cicely Saunders rappelait que « si nous ne sommes pas occupés à notre propre recherche de sens, nous ne pouvons pas créer le climat dans lequel les patients peuvent être capables de faire leur propre voyage de croissance à travers leur expérience de perte »[8].

Soin et spirituel : une circularité infinie – Un travail incessant de vigilance

Nous venons de montrer que le soin du corps, à condition d’être investi d’une attention psychique et d’une compétence, révèle le spirituel (Goya) et, inversement, le spirituel prend soin du corps en insistant toujours sur les fondements d’une relation qui n’instrumentalise pas l’autre, ne le réduit pas à sa pathologie ou à une emprise sur lui (Arcabas).

La circularité du soin au spirituel et du spirituel au soin est une responsabilité éthique qui engage soignant et patient ainsi que la société entière. Il en va de notre humanité. Penser la circularité soin (corps/psychisme) et spirituel est un travail de vigilance et d’action à remettre sans cesse sur le métier. C’est un acte politique.

Les fruits de cette circularité peuvent être sensiblement perçus à travers l’œuvre de Rembrandt, Siméon avec l’enfant Jésus au temple, retrouvée à sa mort sur son chevalet.

Siméon avec l’enfant Jésus dans le Temple, Rembrandt, 1669.

Le vieillard Siméon aveugle tend ses mains tremblantes et porte en offrande au monde ce nouveau-né si fragile. Ses mains rigides et maladroites, tournées à la verticale, invitent à voir autrement. Le Divin n’est pas l’Étranger lointain au ciel mais bien celui qui accepte d’être porté par une humanité aux mains gauches et inachevées. Dans sa vulnérabilité offerte, le Divin lui-même a besoin de notre vulnérabilité pour qu’il y ait rencontre, semble dire Rembrandt au seuil de sa vie.

Deux vulnérabilités se rencontrent, celle du nouveau-né et celle du vieillard et de cette alliance émane une force qui fait pleurer. Ces vulnérabilités ont toutes deux besoin l’une de l’autre. L’enfant prête ses yeux à celui qui les a perdus et le vieil homme ses longues mains à celui qui ne peut déjà se tenir debout. Ils s’enrichissent mutuellement dans l’union de leur manque.

Ils sont entourés par la discrète présence d’une femme attentive qui accompagne et atteste avec vigilance le mystère qui se produit devant et avec elle.

L’humanité révèle sa divinité dans le don et la mise en commun de sa fragilité de nouveau-né, de femme et de vieillard, entre naissance et vieillesse, vie et mort. Peut-être, est-ce lorsque nous osons entre humains dévoiler nos parts de vulnérabilités que surgit dans la rencontre l’Essentiel qui sauve.

Notes :

  • [1] Jo Hockley, Dame Cicely Saunders 1918-2005 : a great palliative care pioneer, International Journal of Palliative Nursing, 2005, 11, 8, cité par Marie-Louise Lamau, Origine et inspiration. Cicely Saunders à la naissance des soins palliatifs, Revue d’éthique et de théologie morale, 2014/5 (n°282), Éditions du Cerf.

    [2] Notion travaillée dans un séminaire avec Robert William Higgins.

    [3] Loczy, une maison pour grandir, film réalisé par Bernard Martino (2009). Association Pikler Loczy, Paris.

    [4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Goya_et_son_médecin

    [5] Mercedes Allendesalazar, Hallucination et Nebenmensch : Goya et Thérèse d’Avila, Champ psychosomatique 2007/2 (n°46).

    [6] Ibid., p. 152.

    [7] Arcabas, La femme et la marguerite : www.maisonravier.fr/7-avril-9-juin-2013-arcabas-scenes-devie/femme-a-la-marguerite-5

    [8] Cicely Saunders, « Some Challenges that face us », Palliative Medecine, Second Congress of the European Association for Palliative Care (Brussels 19-22 october 1992), 1993, 7, 77-83.