En Question n°119 - décembre 2016

Féministes et croyantes ?

Elisabeth Garant revient sur son expérience en tant que féministe et croyante, en lançant à l’Église catholique le défi de faire une place pleine et entière aux femmes qui la font vivre !

Pour les femmes croyantes, le défi de concilier un engagement féministe et leur appartenance religieuse est une lutte constante. Cette double allégeance suscite dans la population en général encore beaucoup d’étonnement quand elle n’est pas confrontée à un scepticisme tenace. Cette conciliation que font les femmes entre deux dimensions importantes de leur identité est encore trop souvent source de critiques, de pressions et de tensions de la part des autorités religieuses, mais aussi au sein du mouvement des femmes.

Nous dérangeons autant les athées que les croyants lorsque nous affirmons que notre foi a quelque chose à voir avec notre engagement pour la reconnaissance sans condition de la dignité et de l’égalité des femmes dans toutes les sphères de la vie. En particulier dans les sphères déterminantes du pouvoir, y compris au sein des institutions religieuses. En incarnant notre foi dans une participation significative au mouvement des femmes – que nous considérons comme l’un des signes majeurs de notre époque –, nous dérangeons les uns et les autres.

Cette posture particulière est celle d’un nombre significatif de femmes croyantes dont les luttes, les recherches, les réflexions, les réalisations et les solidarités sont souvent méconnues. Mon propre cheminement de femme québécoise catholique, née au début des années soixante et préoccupée par la justice sociale, m’a plongée dès l’adolescence (comme témoin d’abord puis comme actrice) dans l’expérience particulière de l’Église du Québec. Cet article tentera de rendre compte de quelques éléments du contexte, des avancées, mais aussi des limites rencontrées par ce féminisme catholique.  

L’irruption de la question des femmes dans l’Église catholique
 

Lors du Concile Vatican II (1962-1965), la position de l’Église sur la lutte contre la discrimination faite aux femmes et aux fillettes s’est inscrite dans la foulée de son adhésion pleine et entière à la Déclaration universelle des droits de l’Homme. L’Église a reconnu explicitement l’effort légitime des femmes pour obtenir « la parité de droit et de fait avec les hommes » (Gaudium et Spes, 9.1.3). Elle s’est aussi prononcée à de nombreuses reprises contre l’exploitation et la traite des femmes et elle a dénoncé régulièrement les abus dont les femmes sont victimes aux plans social, économique et politique. Le Concile a aussi permis de reconnaître « l’entrée de la femme dans la vie publique » comme un des signes des temps majeurs auxquels nous devions être attentifs en tant que personnes croyantes et en tant qu’institution.  

Il a par contre fallu attendre le Synode de 1971 portant sur « Le sacerdoce ministériel et la justice dans le monde » pour que la place explicite des femmes dans l’Église et dans les ministères soit quant à elle officiellement abordée, notamment grâce à une démarche de l’épiscopat canadien. Mgr Georges B. Flahiff, alors président de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC), interpelle les participants au Synode : «Nous voulons que les femmes reçoivent leur propre part de responsabilité et de participation dans la vie communautaire de la société dans l’Église, à parts égales avec les hommes ».  Dans la foulée de la restauration du diaconat pour les hommes, il demande si ces nouveaux ministères sont réservés aux hommes. Il conclut son intervention en mentionnant que la position traditionnelle de l’Église envers les femmes était discriminatoire et qu’elle devait être revue à la lumière des décrets du Concile Vatican II.  

L’institution n’a malheureusement pas n’a pas été très loin dans ce qui aurait pu permettre une ouverture significative pour les femmes dans l’Église. L’assemblée synodale n’a pas osé faire une réflexion sérieuse sur les ministères à partir du principe de justice sociale qui était pourtant l’autre grande question de ses délibérations. Remarquons que les femmes québécoises et canadiennes avaient proposé une réflexion croisée entre la justice sociale et la situation des femmes dans l’Église dans leurs mémoires préparatoires au Synode. C’était aussi le fondement de l’interpellation courageuse de Monseigneur Flahiff, fruit d’une démarche importante des évêques canadiens à l’écoute des femmes engagées dans l’Église. Mais cela n’a pas été compris ni suivi par le Synode.

L’expérience particulière de l’Église du Québec
 La place des femmes dans l’Église du Québec a bénéficié d’une conjoncture particulière alors que la Révolution tranquille[1] aux plans social et politique se superposait à un contexte d’ouverture au monde promu par le Concile Vatican II. Ces deux événements créent alors, dans le courant des années 1970 un climat propice à l’avancée rapide de la cause des femmes au Québec.

La société québécoise a ainsi été marquée par un mouvement féministe dynamique qui a investi avec force le champ de la transformation des rapports inégalitaires entre les hommes et les femmes dans tous les domaines. Une telle effervescence a évidemment eu des rebondissements chez les croyantes actives dans ce mouvement social et qui aspiraient aussi à plus d’égalité au sein des structures de l’Église.

Dans la foulée de l’année internationale de la femme de 1975 et dans le cadre de la décennie de la femme 1975-1985, les évêques canadiens mettent sur pied un comité chargé d’analyser la situation des femmes dans l’Église au niveau local et régional. Même si l’épiscopat canadien est divisé sur les recommandations et le rapport du comité, certains évêques québécois tentent d’y donner des suites concrètes. L’une des retombées est alors la création, en 1981, de la fonction de « répondante à la condition des femmes » dans les diocèses du Québec. Une initiative unique dans l’Église catholique qui permet depuis plus de 35 ans une attention aux enjeux des femmes en Église à travers le Québec et l’établissement de solidarités avec le mouvement des femmes. Cette structure est par contre de plus en plus fragilisée par le manque de ressources et délaissée par les évêques actuels.

Mais ce qui aura été le plus déterminant de cette période, ce sont les organisations que se donnent des femmes catholiques pour relire leurs expériences, pour développer une réflexion féministe au sein des structures ecclésiales et pour se solidariser avec le mouvement des femmes. Les organisations les plus significatives, encore actives aujourd’hui, sont : la Collective L’autre Parole (1976) ; le Réseau Femmes et ministères (1982) ; l’ARPF, Association des religieuses pour le droit des femmes (1986)[2].

Le tournant de 1994
 

Toutes ces démarches pour la reconnaissance de la place des femmes dans l’Église en viennent à poser inévitablement la question de l’ordination diaconale et presbytérale des femmes. Mais les réponses de Rome aux demandes d’études sur les ministères faites depuis 1971 ont été structurées de façon à ne remettre en question fondamentalement ni la façon d’aborder l’expérience des femmes ni la place de celles-ci dans l’Église et encore moins les rapports de pouvoir. Et on y exclut toujours une réflexion sur l’accès à l’ordination des femmes, une question qui pourtant conjugue tous les nœuds en présence en regard de la question des femmes en Église.

La levée progressive des obstacles au sacerdoce des femmes – qu’ils soient anthropologiques, théologiques, exégétiques et symboliques – confine par contre de plus en plus Rome à appuyer son refus essentiellement sur la tradition et sur l’autorité pontificale. Et c’est exactement cette autorité que Jean-Paul II exerce en 1994 dans sa lettre apostolique sur l’ordination sacerdotale. Non seulement il rappelle que le sacerdoce est réservé exclusivement aux hommes, mais il déclare que cette décision est définitive et appelle à la clôture de tous les débats.

La manœuvre est efficace et ce sera presque le silence complet en Église pendant des années. Les organisations cherchent ce qu’elles peuvent dire face à cette impasse et font quelques tentatives qui s’essoufflent rapidement. L’espoir fait alors place à la lassitude, pour de nombreuses personnes qui avaient été des piliers de la cause et des mouvements qui avaient permis la création d’un dynamisme porteur de changement. On constate ici la difficulté de changer en profondeur les structures de façon à ne pas assister continuellement à des reculs après les avancées.

Une lutte à porter avec d’autres
 

Nous avons ainsi perdu plusieurs compagnes de lutte. Certaines choisirent de se joindre à d’autres Églises chrétiennes où des gains plus importants pour les femmes avaient été réalisés. D’autres décidèrent de ne plus attendre que leur contribution soit reconnue pour répondre adéquatement à leur quête spirituelle dans des groupes où l’expérience des femmes était pleinement prise en compte.

Pour certaines, dont je suis, nous avons eu la chance de trouver malgré tout dans cette Église un espace permettant de mettre en œuvre un autre modèle de rapport femme-homme. Ce n’était certainement pas suffisant pour changer les dynamiques de pouvoir dans toute l’Église. Mais c’était essentiel pour nourrir notre foi et continuer à mener les luttes nécessaires par rapport aux structures de pouvoir et aux structures patriarcales.

Le Centre justice et foi (CJF) est justement cette expérience d’Église que la Compagnie de Jésus m’a permis de vivre et qui tient à flot mon espérance depuis plus de vingt ans malgré les limites importantes qui perdurent dans l’Église institution. Le CJF constitue cet espace de grande liberté où les femmes et les hommes collaborent en égalité à une mission rassembleuse. C’est aussi un espace où l’analyse féministe se fait par tous et où les hommes sont aussi engagés dans ce projet d’accès à l’égalité des femmes. Parmi eux se trouvent des jésuites qui ont choisi le chemin de la conversion demandée par le surprenant décret 14 de la 34e Congrégation générale – concernant les jésuites et la condition des femmes dans la société et dans l’Église en 1995. Ils reconnaissent leur responsabilité dans la domination masculine qui fait du tort aux femmes comme dans la possibilité qui est la leur de contribuer à la changer. Cette dimension est fondamentale, car la lutte des femmes contre le patriarcat ne cherche pas qu’à régler le sort des femmes, c’est une vision globale de notre humanité qui est fondamentalement en jeu et qui nous concerne tous.

Le féminisme et l’espérance de croyantes ont aussi été nourris grâce à une recherche commune avec des féministes d’autres Églises chrétiennes et d’autres traditions religieuses aux prises avec la même logique de patriarcat. Le partage de nos expériences, des spiritualités qui nous animent et parfois les avancées que l’une ou l’autre obtient nous permettent de conserver une foi sereine. Ainsi nous avons créé plus spécifiquement depuis cinq ans le groupe Maria’M[3] pour un dialogue entre féministes chrétiennes, de différentes Églises, et féministes musulmanes, de différents courants en islam. 

Des alliances se sont renforcées avec le mouvement des femmes, notamment avec la participation importante des femmes croyantes et d’origines diverses à la Marche mondiale des femmes depuis l’an 2000 – événement international initié alors par le Québec – et par le rapprochement avec les femmes autochtones qui permettent des expressions multiples du féminisme. Nous constatons depuis lors que certains préjugés sont moins forts, que les diverses formes de quêtes spirituelles s’expriment plus librement et qu’il y a un désir de comprendre et de valoriser toutes les luttes des femmes, incluant celles au sein des traditions religieuses.

Cela changera-t-il avec le Pape François ?
 

Le Pape François est intervenu à quelques reprises sur la question des femmes rappelant qu’il était convaincu « de l’urgence d’offrir des espaces aux femmes dans la vie de l’Église ». Il a posé des gestes symboliques comme le lavement des pieds de deux femmes. Il a nommé notamment une femme à la tête d’une université pontificale, cinq théologiennes à la Commission internationale de théologie et une théologienne comme directrice du département de théologie pastorale du Secrétariat du Vatican pour les communications. Il a aussi accepté de mettre sur pied une commission paritaire d’étude sur le diaconat pour les femmes, dont la portée du mandat n’est cependant pas encore connue[4]. Même si ces ouvertures méritent d’être mentionnées, il faut par contre souligner qu’elles ne s’inscrivent malheureusement pas dans une prise de conscience plus large de la dynamique patriarcale de l’institution et ne constitueront pas une étape vers la pleine reconnaissance des femmes dans toutes les sphères de la vie ecclésiale. C’est encore dans une perspective masculine et par une Église cléricale que l’on définit le statut et le rôle des femmes. Et cela limite considérablement le champ des possibles pour l’avenir de l’Église catholique.

Sur le plan de la vision théologique, le Pape François ne déroge pas tellement de ses prédécesseurs. Il ne montre aucune ouverture face à l’ordination des femmes, comme il l’a rappelé à nouveau au retour de sa visite en Finlande, et il exprime lui aussi beaucoup de méfiance face au féminisme. Mais ce qui est préoccupant, ce sont les pièges persistants du discours de la complémentarité et de la référence à une dimension féminine de l’Église, comme l’évoque bien la théologienne Natalia Imperatori-Lee dans “It’s not a complement”, un texte publié dans la revue jésuite America du 6 novembre 2016[5].

La décision du Pape François de nommer des femmes dans des fonctions importantes de l’apostolat intellectuel permettra-t-il, avec le temps et malgré tout de faire émerger une véritable approche non discriminatoire et non patriarcale ? La volonté actuelle du Pape de mettre en processus de discernement toutes les instances de l’Église ainsi que son interpellation pour une actualisation incarnée de l’Évangile permettra-t-elle de recevoir des propositions d’aménagements pastoraux et ecclésiaux audacieux de la part d’Églises locales en regard de la participation des femmes ? Nous verrons. Pour le moment, c’est toujours l’espérance têtue des femmes en Église qui maintient l’avenir ouvert.

Notes :