Gaël Giraud : Composer un monde en commun
Gaël Giraud est né le 24 janvier 1970 à Paris. Il est économiste, docteur en mathématiques appliquées (à l’économie) et… prêtre jésuite. Il a travaillé dans la finance jusqu’à ce qu’il décline un poste de trader qui lui était proposé à New York, pour devenir jésuite. Le souvenir des enfants tchadiens avec qui il jouait au football dans la rue pendant son service civil au Tchad entre 1995 et 1997 l’encourage dans son discernement ; il craint en effet que ceux-ci ne reconnaissent pas le financier là-haut. En 2004, alors qu’il obtient l’habilitation à diriger des recherches, il entre chez les jésuites, et il est ordonné prêtre en 2013. Directeur de recherche au CNRS, il a été économiste en chef de l’Agence française de développement (AFD) de 2015 à 2019. En même temps, il réalise une thèse de doctorat en théologie sur le thème de la théologie politique des communs à l’ère anthropocène, qu’il soutient le 22 septembre 2020 au Centre Sèvres de Paris. Depuis 2020, il enseigne à l’Université de Georgetown (Washington D.C.), où il dirige le programme de justice environnementale qu’il a fondé. Il est également président d’honneur de l’Institut Rousseau, un think tank français situé à gauche de l’échiquier politique, et docteur honoris causa de l’Université de Namur.
Suite à sa thèse en théologie politique, il publie un livre sous le titre de Composer un monde en commun – Une théologie politique de l’anthropocène (aux éditions du Seuil, 2022), dans lequel il puise à la source du christianisme l’articulation entre communs et bien commun. Son point de départ est le récit de l’Ascension, dans les Actes des Apôtres (1, 6-11) : Jésus est ressuscité et ses apôtres lui demandent s’il va enfin restaurer le royaume pour Israël. Mais Jésus leur répond : « Ce n’est pas à vous de connaître les temps ou les moments que le Père a fixés de sa propre autorité ». Il leur promet l’Esprit et puis il s’élève dans les cieux.
Qu’est-ce que ce passage énigmatique de l’Ascension nous enseigne, selon vous ?
De mon point de vue, ce passage nous enseigne que le Christ refuse de s’asseoir sur le trône du pouvoir et laisse le pouvoir vide. Cela signifie pour nous la possibilité, dans la délibération, d’inventer les figures du lien social et de définir ainsi le bien commun. Il y a deux paysages en arrière-fond de cette thèse : le plus proche, c’est le démarrage de la théologie politique au XXe siècle, à travers la querelle entre Carl Schmitt et Erik Peterson ; et, plus loin, c’est la question de l’articulation des communs avec le bien commun.
Le premier arrière-fond, c’est la querelle entre Carl Schmitt et Erik Peterson. Carl Schmitt est un juriste allemand, catholique, sulfureux puisqu’il a notamment été l’un des maîtres à penser du IIIe Reich. Dans son livre Théologie politique, il défend l’idée que le meilleur régime politique pour un chrétien est la monarchie, parce que le christianisme est un monothéisme et qu’il doit y avoir une relation d’analogie entre l’unicité de Dieu et l’unicité du souverain, lequel détiendrait son pouvoir d’une délégation de Dieu. Erik Peterson, un protestant converti au catholicisme, lui répond qu’il n’y a aucun régime politique qui correspond au Dieu des chrétiens, qui est à la fois un et trine. Il n’existe pas de régime politique à la fois un et trine. Le trinitarisme chrétien fait donc qu’il n’y a pas d’analogie possible entre Dieu et le politique, conformément à la position du théologien protestant Karl Barth qui dénonçait comme impie toute forme d’analogie. Cela inaugure le débat, en Occident, de la théologie politique.
Par rapport à cette controverse, la thèse que je tente de défendre diffère de celles de Carl Schmitt et d’Erik Peterson. Ma réponse, c’est que le Ressuscité, à l’Ascension, nous ouvre les portes de la démocratie, c’est-à-dire l’institutionnalisation de la vacuité du fondement du pouvoir. Quand je parle ici de démocratie, je ne fais pas référence aux rouages institutionnels, mais plutôt au désir politique de décider ce qui nous concerne, dans la délibération ou la synodalité. Ensuite, il nous revient de définir les règles de la délibération. C’est donc un début de réponse.
Le deuxième arrière-fond de cette thèse, c’est la question de savoir comment articuler les (biens) communs avec le bien commun, le bonum commune hérité de la tradition aristotélicienne via Thomas d’Aquin. Jusqu’à Kant (XVIIIe siècle), les traditions chrétiennes et la philosophie politique sont convaincues que nous savons ce qu’est le bien commun, et qu’au nom de cette intelligence substantielle, on peut organiser « le » bon régime. Kant fait une révolution copernicienne dans ses trois Critiques en réfutant cette idée, estimant que nous n’avons pas accès à la chose-même, donc que nous ne savons pas ce qu’est le bien commun pour toutes et tous. En revanche, nous avons accès aux phénomènes et nous pouvons délibérer entre nous. Cela ouvre à la démocratie et à un rapport distancié à ce qu’est le bien commun, lequel ne se déduit pas d’un savoir métaphysique mais se trouve, éventuellement, au bout d’une délibération.
Je crois que, certes les chrétiens sont invités à honorer le pluralisme démocratique de la modernité et donc à renoncer à prétendre avoir un accès privilégié au bien commun dont les autres seraient privés, mais ils ne peuvent pas pour autant se retirer du politique – ce qui fut le problème du protestantisme libéral à la fin du XIXe siècle, qui a tenté de faire du religieux une question uniquement privée. Se pose alors la question : quelles institutions pouvons-nous promouvoir tout en respectant la réserve kantienne ? Les communs répondent à cette question. On peut distinguer quatre grandes catégories de gestion des ressources et de distribution des pouvoirs : le commun, le public, le privé et le tribal. On a affaire à un commun quand une communauté décide de prendre soin d’une ressource (matérielle ou immatérielle) en se donnant des règles (qui elles-mêmes incluent la possibilité d’être révisées) dans la délibération démocratique. Si les règles sont imposées unilatéralement par la loi, par l’État, c’est du public. Si elles sont imposées par la tradition, c’est du tribal. Si c’est moi qui les impose seul, c’est du privé. Le seul schème qui repose entièrement sur la délibération, ce sont les communs.
Avec ce livre, vous réhabilitez donc la théologie politique, en montrant la force politique des Écritures, qu’on a souvent tendance à voir uniquement comme force morale ou comme éthique individuelle. Pourquoi est-ce important pour vous ?
C’est fondamental, essentiellement en raison de l’énorme crise écologique dans laquelle nous sommes embarqués, dont on ne pourra pas relever le défi si on ne s’engage pas dans « le » politique – non pas « la » politique partisane, mais la vie de la Cité.
Nombreuses sont les sources et structures d’aliénation et de domination dans notre société, dans les relations humaines, par exemple au sein des entreprises, au travail, en politique, dans les religions et les spiritualités nouvelles, la misogynie, l’anthropocène, etc. Le modèle des communs est-il le meilleur moyen de renverser ces sources d’aliénation et de rechercher le bien commun ?
Oui, je le crois. Mais ne soyons pas naïfs, il y aura toujours des rapports de domination, de la jalousie, des rapports de force… Cependant, je pense que les communs constituent un schème particulièrement intéressant à explorer. Le tribal est une manière de réimposer un pouvoir sans délibération, puisqu’il est légitimé par la tradition et ne peut donc pas être remis en cause (« on a toujours fait comme ça »). C’est par exemple le système des castes en Inde, contre lequel des jésuites s’impliquent, en aidant et en protégeant les droits humains des Dalits (les Intouchables) qui représentent jusqu’à 40% de la population dans certains États de l’Inde. La dérive du public, c’est quand l’État veut imposer la loi sans délibération, c’est-à-dire quand il cesse d’être démocratique. Les dérives autocratiques auxquelles on assiste aujourd’hui en sont la manifestation.
Pensez-vous l’idée de commun(s) comme une force capable de bousculer le capitalisme néolibéral, actuellement encore le paradigme dominant en Occident ?
Oui, je crois qu’une réponse à cette idéologie « post-libérale » c’est l’idée et la pratique, très répandue, des communs. Personnellement, je préfère le terme « post-libéral », car je pense que ce mouvement n’est absolument pas libéral, mais signe au contraire l’arrêt de mort du libéralisme. Le libéralisme, au XVIIIe siècle, c’est essentiellement la philosophie des Lumières, avec Kant, Constant, Voltaire, Rousseau, etc. L’idée des Lumières, c’est de désacraliser le pouvoir : on coupe la tête du Roi et on décide que ce n’est pas la tradition qui va nous dicter ce que l’on va faire. C’est la liberté. Deuxièmement, c’est l’égalité, garantie par l’État de droit, avec la séparation des pouvoirs (Montesquieu), censée en principe défendre les droits de toutes et de tous. Troisièmement, puisque beaucoup de révolutionnaires sont des bourgeois, c’est la propriété privée, qui est érigée en droit sacré et inviolable dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Depuis une quarantaine d’années, le post-libéralisme a mis à mal cet héritage des Lumières. Le pouvoir, donné aux marchés financiers, est re-sacralisé. L’État de droit est en partie détourné en faveur d’un petit groupe. La pratique de l’évasion fiscale illustre bien qu’on n’est pas tous égaux devant la loi, par exemple. Enfin, le post-libéralisme absolutise la propriété privée. Tout est susceptible de devenir marchandise : nos appartements, nos voitures, nos vies, le corps humain, la forêt, la mort…
L’idéologie post-libérale déchire le lien social et n’offre plus d’horizon alternatif, aucun sens eschatologique. Chez beaucoup, cela crée une réaction de survie, tribale. Le principe fondamental devient alors la distinction entre les amis, dans ma tribu, et les ennemis, contre qui je me crois autorisé à exercer la violence. On peut observer cela tant du côté des victimes de la globalisation marchande que du côté de ses gagnants. Par exemple, en Afrique subsaharienne, Boko Haram a recréé des liens de solidarité élémentaire dans une espèce de tribu identitaire violente.
Les plus favorisés peuvent aussi avoir un réflexe tribal, d’entre-soi. Au Nigéria, par exemple, Sœur Cécile Renouard, religieuse de l’Assomption, et moi-même, avons constaté un phénomène de « bunkérisation » des élites : ainsi, des expatriés, qui gagnent très bien leur vie, y vivent dans des villages derrière des murs d’enceinte de quatre mètres de haut, avec des barbelés, des miradors, des chiens, des policiers, une milice privée… On observe le même genre de phénomène au Brésil, au Mexique et aux États-Unis, avec les gated communities (quartiers résidentiels fermés), où les plus privilégiés se coupent complètement du reste du monde. En outre, dans les contacts que j’ai avec une certaine élite financière, j’observe une tentation de l’île déserte très forte, face aux enjeux climatiques. Certaines personnes très favorisées se disent que, si vraiment l’atmosphère se réchauffe trop, elles iront se replier à un endroit où elles se sentiront à l’abri de la chaleur, des revendications des catégories populaires et des gens qui souffrent. C’est du tribal qui hante les consciences. Je pense qu’en tant que chrétiens, nous devons lutter contre ce phénomène de désolidarisation et de déresponsabilisation vis-à-vis du reste de l’humanité et du monde. D’autant que cette fameuse « île déserte » n’existe pas.
Ce réflexe tribal s’observe également dans la résurgence des extrêmes-droites en Occident. Le trumpisme, aux États-Unis, concerne surtout les classes moyennes américaines blanches qui sont effrayées par le déclassement social et se sentent menacées par les « minorités de couleur »… Cela concerne aussi l’Inde avec un hindouisme violent et peu tolérant, l’Italie avec le succès de Giorgia Meloni… Certains Italiens votent pour Meloni parce qu’ils ont peur ; ils voient la perte du pouvoir d’achat, la dissolution du lien social, la crise écologique majeure – certains ménages italiens n’avaient plus d’eau au robinet cet été… Alors évidemment, dans la confusion, d’aucuns se cherchent des boucs émissaires. Pour les trumpistes, ce sont les migrants qui traversent le Mexique depuis le Sud, et pour les melonistes ce sont les migrants qui traversent la Méditerranée depuis la Libye. Même chose aussi en Suède, qui n’a pas de tradition fasciste mais qui voit l’extrême droite arriver massivement dans son paysage. Le réflexe tribal, face à la dissolution du lien social provoqué par le post-libéralisme, est une fausse réponse. La bonne solution, je crois, ce sont les communs. Il ne s’agit pas de supprimer la propriété privée ou la propriété publique, mais de leur mettre des limites. L’État pourrait se charger de garantir les conditions de possibilité d’émergence des communs dans la société civile.
Faut-il des institutions pour prendre soin des communs ?
C’est une question très importante. Ma réponse est oui. Certains, comme Pierre Dardot et Christian Laval (Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle) rêvent d’une société exclusivement constituée de communs, avec en arrière-fond, je crois, un imaginaire un peu conseilliste et anarchiste. Personnellement, je ne crois pas que cela soit possible. L’expérience suggère que, si l’on ne protège pas les communs, ils se tribalisent : dès qu’il y a de la souffrance sociale, le réflexe identitaire de solidarité élémentaire, c’est le tribal. On assiste alors souvent à une re-tribalisation des communs – comme au Liban depuis plusieurs années, me semble-t-il. Une autre menace, c’est la re-privatisation des communs : Airbnb, BlaBlaCar… Donc, si on veut voir fleurir les communs, il faut un État de droit, qui protège les communs, qui soutienne les associations, les ONG, la société civile, etc.
Et faut-il des institutions internationales ?
Le niveau international est le grand impensé aujourd’hui. Beaucoup estiment que les Nations unies ne suffisent plus à animer et réguler la communauté internationale. Elles ont été muettes et impuissantes pendant la pandémie du covid. L’ONU n’est guère adaptée à ce genre de situation. De même, avec l’Ukraine, mais pour des raisons différentes, à cause du veto de la Russie au Conseil de Sécurité. Ce n’est pas une manière de dire que l’ONU ne sert à rien, mais plutôt que le cosmopolitisme, tel qu’on l’a compris après le Traité de Westphalie en 1648, puis avec Kant (de nouveau), ne suffit plus. La communauté internationale ne peut pas reposer simplement sur la discussion des États-nations entre eux telle qu’on l’a organisée au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Il nous faut d’autres institutions pour prendre soin de nos communs globaux, comme la santé – la pandémie nous a montré que ma santé dépend de celle des familles à Wuhan –, la biodiversité, les fonds marins, le climat, l’eau, les langues, les cultures, etc. Si on les privatise, on les détruit. Il n’y pas d’État mondial – heureusement– pour imposer la loi. Et la tribalisation de nos richesses nous ferait courir le risque d’une guerre perpétuelle. Donc, il faut inventer des institutions internationales pour prendre soin de ces communs.
Comment ? En agissant sur deux tableaux simultanément. D’une part, réformer les institutions déjà existantes, comme l’ONU, le FMI, l’OMS, l’OMC… pour les faire avancer dans la direction des communs. La réforme de la gouvernance interne du FMI, par exemple, est à l’ordre du jour depuis longtemps. Et d’autre part, créer de nouvelles institutions. À cet égard, DNDi (Drugs for Neglected Diseases initiative) est un excellent exemple dont on pourrait s’inspirer. Il s’agit d’une plateforme indépendante, créée en 2003 à Genève par des médecins, qui développe des thérapies contre des maladies négligées par le secteur privé, parce que les gens qui en souffrent sont trop pauvres et ne sont donc pas intéressants pour les grands groupes pharmaceutiques privés. DNDi distribue par exemple une thérapie contre l’hépatite C pour 300 dollars, en Égypte, alors que cela coûte au moins 2.000 euros en Europe. Donc, ce n’est pas gratuit, ce n’est pas public, mais ce n’est pas un bien privé classique non plus, sinon cela coûterait trop cher. Comment DNDi y arrive-t-elle ? En organisant le dialogue entre les industries pharmaceutiques du secteur privé, les États souverains, qui financent la recherche, et des ONG humanitaires, médicales, de développement, etc. C’est du dialogue entre ces partenaires, qui sont traditionnellement plutôt en concurrence, que naît ce miracle. On retrouve les huit règles d’Elinor Ostrom[1] qui confirment que DNDi est un exemple d’institution hybride internationale, ni purement publique, ni purement privée, qui prend soin de certains aspects de la santé comme commun global. Cela ne suffit pas car DNDi ne s’occupe que de maladies négligées par le secteur privé, mais c’est en tous cas la preuve que c’est possible.
Est-ce que le modèle occidental de démocratie libérale représentative est adapté à une société des communs ?
Il faudrait étudier chacune de ces démocraties libérales parlementaires auxquelles vous pensez mais, de manière générale, je ne pense pas du tout qu’il faille renverser nos institutions pour honorer les communs. Ce qu’on pourrait faire, c’est inscrire dans nos constitutions la protection des communs. En Italie, un juriste, Stefano Rodotà, avait proposé d’inscrire l’eau comme bien commun dans la constitution. Il n’y est pas parvenu, mais je crois que c’est une bonne idée. Il y a une initiative analogue qui a été prise par des sénateurs socialistes en France, et je pense qu’ils ont raison. Nous pourrions avoir un grand et vrai débat démocratique sur les biens que nous voulons inscrire dans notre Constitution comme biens communs, qui ne pourront jamais être privatisés ou confisqués par l’Etat. Néanmoins, l’essentiel, me semble-t-il, c’est que l’État assure les conditions de possibilité d’émergence des communs dans la société civile. L’État est indispensable mais il doit s’agir d’un État démocratique qui renouvelle sa compréhension de sa mission, et qui comprenne que sa tâche n’est pas uniquement de gérer des biens publics, comme la police, l’armée ou l’éducation, mais aussi d’aider la société civile à inventer des communs, d’aider des entreprises à fonctionner comme des communs, etc.
Comment la catégorie des communs permet d’éclairer le style chrétien face à la crise écologique et sociale ?
Dans le livre des Actes des Apôtres, on peut lire deux fois de suite, au moins : « ils mettaient tout en commun » (aux chapitres 2 et 4). Ainsi, Luc, qui a écrit les Actes des Apôtres, n’hésite pas à décrire l’Église « primitive » comme une communauté de femmes et d’hommes dans laquelle on met tout en commun. Il va même plus loin, en Actes 5, en décrivant l’épisode d’Ananias et Saphira, qui forment un couple chrétien mettant en commun la majorité de leurs biens, mais qui gardent sous le coude un petit quelque chose. À cause de cela, ils sont foudroyés par Dieu. C’est une figure littéraire pour dire que la communauté ecclésiale prend très au sérieux le danger de re-privatisation des communs. On a le pendant symétrique, du côté de l’État : en Actes 12, Luc décrit l’épisode d’Hérode qui s’assoit sur le trône (contrairement au Ressuscité) et se fait acclamer comme Dieu par la foule. Lui aussi est foudroyé. Pour la communauté chrétienne selon Luc, il y a donc deux écueils à éviter : la privatisation subreptice du monde et l’absolutisation du pouvoir étatique. Une troisième voie, intermédiaire, est celle des communs. Les communs donnent certainement l’occasion aux chrétiens aujourd’hui de renouer avec la grande tradition chrétienne, celle des Actes des Apôtres : le partage.
On peut même aller un petit peu plus loin en se demandant ce que signifie l’Eucharistie aujourd’hui pour les chrétiens. Non seulement le Christ refuse de s’asseoir sur le trône, mais encore il nous donne son corps à manger. À l’Eucharistie, on mange tous du même pain. Le corps du Christ est partagé en commun « pour nous ». Au fond, le partage en commun est constitutif de l’expérience chrétienne, du mystère du Christ. Œuvrer à l’élaboration des institutions capables de prendre soin de nos communs est donc une manière pour les chrétiens de répondre à la crise écologique et d’honorer leur vocation.
Comment inclure la diversité – sociale et culturelle – dans les communs ?
Il faut veiller à ce que les lieux de gouvernance soient ouverts à la délibération de toutes et tous, y compris à celles et ceux qui, d’ordinaire, n’ont pas droit à la parole, et celles et ceux qui pourraient venir de l’extérieur de la communauté. Il y a une question fondamentale à se poser sur la frontière des communs : où s’arrête la communauté ? Et comment organiser ses relations avec le reste du monde ? Une réponse possible, c’est qu’à la fois à l’intérieur du commun, de la communauté qui en prend soin, et à sa frontière, sur son bord, il y a une expérience de fond qui permet de vivre la délibération. C’est la règle d’or, qu’on trouve chez Luc et chez Matthieu : « tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux ». Le théologien jésuite Christoph Theobald la reformule ainsi : « prendre la place de l’autre sans quitter la sienne ». C’est une expérience spirituelle extraordinaire. Elle a partie liée avec l’impératif catégorique de Kant : « agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle ». Si je fais de l’évasion fiscale et si tout le monde en fait autant, il n’y a plus de service public… La bonne manière de prendre soin de la frontière du commun, ce n’est pas de ré-instituer du tribal, qui est construit sur la dialectique amis-ennemis, mais de vivre la règle d’or : vis-à-vis de ceux et celles qui ne font pas partie de la communauté, que j’agisse comme je souhaiterais qu’ils agissent avec moi. Cela ne veut pas dire qu’il faille nécessairement les intégrer dans la communauté. Par exemple, ce qu’on appelle « les bonnes relations de voisinage » dans les appartements, les copropriétés ou les quartiers, c’est exactement cela. C’est à la fois élémentaire, quotidien, banal et extrêmement exigeant.
Vous êtes particulièrement au fait de la gravité et de l’urgence de la situation écologique et sociale… Qu’est-ce qui vous donne malgré tout de l’espérance et quel est le moteur de votre engagement ?
Le moteur de mon action, c’est le fait d’être jésuite et donc d’être envoyé en mission. J’essaie de le vivre dans la tradition de la Compagnie : nous sommes « envoyés dans la vigne du Père, où le Christ nous attend ». Cela veut dire que j’arrive dans un monde qui est déjà habité par Dieu, qui est au travail, bien avant moi – il nous précède. Il est au travail dans le cœur des femmes et des hommes que je rencontre, dans nos relations, dans la nature. Et je suis envoyé pour collaborer avec lui. Dans Jean 4, il est dit que la moisson est très abondante mais que les ouvriers sont peu nombreux. La tâche est immense. Donc, je suis envoyé comme ouvrier, humblement, parmi les autres. C’est le geste fondateur.
Ensuite, face à l’extrême gravité de la situation écologique – puisque désormais les climatologues parlent même de la possibilité, à terme, de l’extinction de l’humanité –, ce qui m’aide, c’est la force, le courage et l’énergie de la jeune génération. Ce sont eux qui me portent. Celles et ceux qui m’entourent à Georgetown et tous les autres que je rencontre. C’est pour eux que je me lève le matin et c’est eux qui me donnent la force de tenir. Néanmoins, comme tout le monde, il y a des moments où je suis épuisé, pas simplement physiquement mais aussi moralement, voire spirituellement. On a besoin de se ressourcer. La prière est le lieu privilégié par excellence du ressourcement. Mais ma prière elle-même est habitée par les rencontres que je fais avec les jeunes, et la manière dont ils témoignent de l’Esprit Saint qui les habite.
Notes :
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[1] Voir l’article de Nicole Alix, « La modernité des communs ».