Le 10 octobre 2010

« Illégal », le film d’Olivier Masset-Depasse

Réflexions sur la migration, l'illégalité et la détention

Illégal, le film d’Olivier Masset-Depasse, sorti en octobre 2010, nous renvoie à une  réalité préoccupante, celle des migrants détenus dans des centres fermés. Tania, une femme russe, vit en Belgique avec son fils Ivan, depuis huit ans. Sans papiers, dans la crainte d’être contrôlés et arrêtés par la police. Des papiers, elle en obtient des faux. Mais elle sera arrêtée, parvenant néanmoins à faire fuir son fils de 13 ans. Détenue dans un centre de détention, elle y est – avec les hommes, femmes, enfants qui y sont enfermés – rabaissée au rang des délinquants, subissant humiliations et, même, traitements inhumains… Un parcours qui nous interroge !
 

À l’égard de la réalité complexe des demandes d’asile et des politiques à mettre en oeuvre, des rapports circonstanciés sont publiés, établis par des associations qui prennent à cœur les personnes et leurs droits. Des actions sont menées sur le plan personnel, offrant accompagnement psychosocial et juridique. Des actions sont également menées sur le plan structurel du politique. Nous pensons, par exemple, à ce que réalise en Belgique le « Jesuit Refugee Service » (JRS)[1], également présent de par le monde, avec bien d’autres associations que l’on retrouve dans les diverses régions du pays et qui se trouvent réunies dans des coupoles comme le CIRÉ (Coordination et Initiatives pour réfugiés et étrangers)[2], Vluchtelingenwerk Vlaanderen[3] ou le FAM (Forum Asile et Migrations)[4].

Le présent document, qui est publié à l’occasion des 10 ans du JRS-Belgium, ne prétend pas fournir une analyse exhaustive et décisive. À partir d’un film de qualité, il propose des réflexions qui vont au cœur de l’humain, il invite à des questionnements de « sens » qui concernent les fondements les plus profonds de nos conceptions de vie et de notre agir personnel et collectif. Étape dérangeante peut-être, mais indispensable pour avancer dans la construction d’une société éprise de justice.

Réflexions sur la migration, l’illégalité et la détention
 

Le film « Illégal » d’Olivier Masset-Depasse ne laissera personne indifférent. Ce que nous y voyons est si violent que nous voudrions, comme des autruches, nous cacher la tête dans le sable pour ne pas être confrontés à toute cette violence. Si durs sont les faits brutaux, les paroles sans cœur, l’abus de pouvoir impitoyable. Il est difficile alors de prendre la parole. N’allons-nous pas avec des mots trop faciles voiler la clarté crue que le film nous dévoile et les expériences des « illégaux » ?  Et cela alors qu’on voudrait dire : ce qui nous est donné à voir, ce n’est pas possible, ce n’est pas permis, c’est intolérable, c’est illégal. Dans les pages qui suivent nous ne voulons rien faire de plus que de partager quelques réflexions, sous forme d’aphorismes pour ainsi dire, sans prétendre fournir une analyse exhaustive et décisive. 

Identification
 

Le film nous invite à nous identifier avec Tania, avec Ivan, avec Zina, avec Lieve et avec tant d’autres personnages, même avec les policiers brutaux, les interrogateurs rusés, les avocats impuissants. Nous pouvons ainsi partager les angoisses, la souffrance, les humiliations, la colère, les frustrations, mais aussi les aspirations, l’affection et l’amour qui habitent ces personnes. Le monde des « illégaux » ne reste pas alors un pur problème théorique dont nous pourrions discuter de l’extérieur dans des débats politiques, juridiques ou économiques sur la migration et sur les réfugiés. Le sort des « illégaux » devient maintenant une question personnelle, dans laquelle nous sommes impliqués et à laquelle nous sommes mêlés d’une manière existentielle nous et notre société.

Dans ce processus ou cet effort d’identification, nous ne pouvons pas en rester au stade de l’émotion sentimentale : les émotions sont une entrée dans la profondeur de nos expériences humaines, mais elles peuvent aussi être un piège qui nous empêche de poser les questions que nous devons formuler pour mieux nous connaître et mieux connaître les sociétés dans lesquelles nous vivons.

Comment réagissons-nous à la violence que nous subissons ou que nous pratiquons ?  Comment vivons-nous les frustrations ?  Reconnaissons-nous l’odeur de la vie et de la mort ?  Qu’est-ce qui nous paraît acceptable ou non ?  Discernons-nous ce qui est digne ou indigne de l’être humain ?  Qu’est-ce qui est juste ou injuste pour les personnes ?  Qu’est-ce qui est en jeu ?  Quelles sont les valeurs qui nous portent ?  Sommes-nous capables de solidarité humaine ?  Qu’est-ce qui nous empêche d’être aux côtés de nos sœurs et frères humains ?  Où les gens sont-ils exclus ou traités de façon inhumaine et donc rejetés hors du cercle de l’humanité ?  À quoi sommes-nous prêts et de quoi sommes-nous capables ?  Quelles sont les forces qui animent nos cœurs… angoisse, compassion, colère, douleur, désirs… ?

Voilà des questions qui nous atteignent dans la profondeur de notre être. Ce n’est pas de l’émotivité superficielle. Ce sont des questions auxquelles nous répondons en fait, même quand nous ne donnons pas de réponse explicite. Dès que nous en sommes conscients, nous savons que ce sont des questions qui nous interpellent sur la manière dont nous voulons vivre, chacun de nous individuellement et nous tous ensemble.

Ce sont des questions difficiles et nous avons tendance à nous y soustraire. Nous ne le savons en outre que trop bien : même quand des conceptions, opinions, attitudes et actions paraissent raisonnables et politiquement, juridiquement ou économiquement « clean », elles ne sont pas pour autant humaines, elles ne reflètent pas pour autant la réalité profonde d’une véritable dignité humaine. Si nous n’apprenons pas à nous placer à cette profondeur existentielle dans les questions de migration et de réfugiés, nous ne faisons pas droit à la réalité, et même les discours les plus raisonnables sur ce qui est devenu des « problématiques » sonnent creux.

Se cacher derrière les systèmes
 

L’angoisse, la solitude, la frustration et l’humiliation que portent des gens comme Tania et Ivan, sont humainement si pénibles et déstabilisantes que nous en avons peur et que nous ne voulons pas y être confrontés. En outre, parce que nous savons que, comme personnes, nous valons beaucoup plus que la manière dont ces personnes – nos semblables – sont traitées, nous essayons de nier que nous aussi nous pourrions avoir part à ce que notre société leur fait subir. C’est pourquoi nous construisons des systèmes et des institutions, derrière lesquels nous pouvons nous abriter, de sorte que nous ne sommes pas directement en contact avec les personnes humiliées et que nous ne sommes pas confrontés à notre propre inhumanité et notre propre violence. Alors nous ne sommes pas obligés de voir le visage de la personne à qui nous enlevons la dignité et dont nous bafouons les droits ; alors nous ne sommes pas confrontés non plus à notre cœur dur, obscurci par le goût d’une vie facile et la peur de perdre notre bien-être. Cette dureté de cœur nous pousse à exclure les autres et à assurer notre propre bien-être à leur détriment. Ces systèmes sont violents et entretiennent la violence.

Par nos institutions et nos règles nous limitons le contact direct avec les migrants. Nous les plaçons en dehors de notre légalité en leur refusant les papiers qui les légitimeraient et en les tenant ainsi hors de notre cercle. Nous les enfermons dans des centres fermés : eux se retrouvent au « dedans », tandis que nous parvenons à rester au « dehors », aveugles à ce qui se passe derrière les barbelés. Nous dressons les règles comme des murs derrière lesquels les migrants peuvent être enfermés, mais aussi derrière lesquels les juges, les gardiens et nous-mêmes pouvons nous abriter. Nous réglons de manière juridique la zone grise dans laquelle la dignité humaine peut être violée. Est-ce mieux que Guantanamo ?  Est-ce mieux que le mur construit par Israël dans le territoire palestinien occupé ?  Cela se passe, peut se passer mais est-ce légitime ?

Les brèches fécondes du système
 

Si puissant que notre système puisse être, il y a toujours des brèches, des lignes de fracture. Les migrants et les illégaux souffrent, leur souffrance et leur impuissance sont brutales et révoltantes. Mais les gardiens aussi sont touchés dans leur humanité ; ils souffrent de ce que, dans leur confrontation avec la souffrance de leurs frères humains, la compassion naturelle est refoulée, ils sont forcés d’agir de manière machinale, sans réfléchir. Finalement cette inhumanité devient pour eux insupportable, comme le montre la situation de Lieve, la gardienne qui au bout du compte n’en peut plus quand le choc – le suicide d’une femme africaine – est devenu insupportable.

Les systèmes qui nous protègent de la souffrance des gens que nous traitons avec violence, sont déshonorants pour les « autres » et pour « nous-mêmes » ; pour les victimes directes, les migrants, et pour ceux qui mettent en place le système qui les déshonore. Dans l’avion les gens se révoltent contre la violence et refusent de laisser faire la police. Cela ne nous rappelle-t-il pas les images de touristes aux Îles Canaries qui spontanément partagent boisson et nourriture avec les migrants assoiffés, échoués sur les plages ?  Aussi longtemps que nous ne sommes pas confrontés avec la réalité humaine, que nous reconnaissons comme la nôtre, et aussi longtemps que nous ne sommes pas assez choqués pour voir avec les yeux des migrants ou sentir avec leur corps, nous ne réagirons pas. Le choc de l’humanité partagée est la brèche dans le système. Ne s’agit-il pas de moments de grande grâce, où notre humanité se manifeste comme responsabilité pour nos sœurs et frères humains au milieu d’une inhumanité qui s’est établie aussi avec notre concours ?

Construire la communauté : l’exigence de la politique
 

Ces mécanismes sociaux et nos échappatoires institutionnelles parlent abondamment de la violence dans nos rapports sociaux et notre manière de vivre. Si nous allons jusqu’à construire des systèmes déshonorants, cela ne peut signifier qu’une chose : c’est que les enjeux sont grands. Si ces systèmes cherchent à dissimuler notre violence et ses victimes, cela veut dire que nous ne sommes pas fiers et que nous avons honte de la manière dont nous vivons. Qu’y a-t-il donc que nous voulons cacher, qui est si important pour nous et dont pourtant nous avons honte ?

Quand nous commençons à nous poser des questions parce que nous nous laissons toucher par le visage de notre compagnon humain souffrant, alors vient la force de faire, de manière consciente, de la politique, comme le soin de la « polis », de la cité dans laquelle nous vivons, la cité des humains. Quels sont nos buts politiques ?  Quelles règles du jeu politique pratiquons-nous ?  Quelles valeurs recherchons-nous dans la construction de notre vivre ensemble ?  À quel prix reviennent les institutions et les lois avec lesquelles nous structurons notre société ?  Pourquoi nous comportons-nous parfois de manière indigne à l’égard des migrants et d’autres minorités ?  Quelles sont les angoisses que nous nous efforçons de conjurer sans y parvenir parfaitement ?  Notre pensée et notre agir politiques n’ont-ils pas besoin d’un sérieux examen de conscience ?  Gérons-nous nos relations sociales de telle manière que cet examen de conscience devienne possible ?

Dans notre pensée et notre agir à l’égard des migrants menaçants – si menaçants que nous les excluons et les rejetons dans l’illégalité – les questions politiques se manifestent. Elles montrent une grande complexité et sont liées aux les relations internationales et à notre téméraire confiance dans les logiques économique et militaire. Des pensées à court terme et à courte vue sont ici insuffisantes. Cette politique est radicale et transformante quand elle souhaite apprendre des « autres », créatifs mais non écoutés.

Les petits jeux du pouvoir et le pouvoir de l’amour
 

Le film connaît un « happy end », non seulement dans le sens que Tania et Ivan se retrouvent et s’embrassent à nouveau au terme d’une histoire douloureuse, mais aussi parce que cette fin manifeste la force qui leur permet de tenir bon au milieu des petits jeux de pouvoir inhumains et de la violence qui domine tout. Le film met à nu en effet beaucoup de violence : les interrogatoires policiers, les relations entre migrants et l’abus qui est fait de la situation des sans-papiers, la manière dont les gardiens évacuent leurs propres frustrations et humiliations, la manière dont on s’abrite derrière des règlements et des formalités, etc. C’est une litanie sans fin. Malgré cette violence omniprésente, des personnes préservent leur dignité, leur compassion pour leurs frères et sœurs humains, leur soutien et leur amitié mutuels. Et la force de Tania, c’est de maintenir son lien avec Ivan : cela aussi est une leçon du film.

Les abus et les jeux de pouvoir ne sont pas seulement le fait d’individus, comme si nous pouvions résoudre ces abus en jugeant publiquement selon nos règles juridiques quelques individus qui se sont rendus coupables d’actes de violence. C’est une échappatoire lorsque nous essayons de faire oublier notre responsabilité dans l’établissement et le maintien de structures et d’institutions déshumanisantes, en portant l’attention sur les crimes personnels d’individus. Nous attribuons l’abus de pouvoir à des individus qui deviennent les boucs émissaires et nous oublions la pression du système, l’abus qui résulte  de nos formes de vie sociale dominées par l’administratif et le juridique dont personne n’est responsable individuellement mais qui pourtant sont établies et subsistent avec la complicité de tous. Avons-nous le langage pour exprimer cette responsabilité sociale et systémique ?  Pouvons-nous parler de quelque chose comme une responsabilité commune et une complicité avec le système ?

Illégal
 

Le titre du film « Illégal » me frappe. Il me rappelle des paroles que Mgr Paul Vandenberghe, alors évêque d’Anvers, prononçait à la Faculté de théologie de la Katholieke Universiteit Leuven : « Personne n’est illégal. Il y a des personnes sans papiers parce que nous ne leur accordons pas de papiers ; ce ne sont pas des illégaux. Les gens ont le droit de migrer, comme ils ont aussi le droit de ne pas migrer s’ils ne le veulent pas ». Le point de vue de l’Église sur « les personnes en mouvement » est très radical et permet que les personnes en mouvement, parmi lesquels les migrants et les réfugiés, mettent aussi vraiment en question les formes de notre vie en société.

« Illégal » est aussi un mot choquant : c’est vexant et erroné. Mais nous avons aussi appris du combat des personnes opprimées comment elles trouvent une force de résistance quand elles portent comme un titre d’honneur le terme insultant qui est utilisé contre eux : la violence sociale que l’insulte laissait apparaître est ainsi impitoyablement démasquée d’une manière créative et inattendue. « Illégal » est un titre d’honneur critique, qui nous rappelle comment nous traitons les gens. Nous ne pouvons pas tout simplement escamoter le mot, parce que ce serait escamoter la dureté de la réalité. « Personnes sans papiers » – une expression que nous employons avec respect pour la dignité humaine des migrants – ne peut pas devenir un euphémisme qui recouvrerait la dure réalité. L’expression « personnes sans papiers » est peut-être trop éloignée des barbelés qui entourent les centres de détention.

Christophe Renders, directeur du JRS Belgique, a attiré mon attention sur une autre signification du titre « Illégal » qui m’avait échappé : Olivier Masset-Depasse veut dire que le système est « illégal ». Le titre, qui n’est pas au féminin,  ne fait donc pas allusion à Tania : ce qui est illégal, dans le sens profond du terme comme injustice et violation des droits humains, c’est justement le système qui déclare que des personnes sont illégales et les traite ainsi, un système que nous instaurons et conservons.

À l’école des migrants
 

Le Service Jésuite des Réfugiés exprime son expérience avec trois mots-clés qui explicitent son approche des réfugiés comme une expérience intime de rencontre : to accompany, accompagner, to serve, servir, to advocate, défendre (plaider la cause). Les réfugiés et les migrants – en particulier les migrants que nous n’acceptons pas et à qui nous ne donnons pas de papiers – ne sont pas seulement des gens à qui nous devons de l’aide parce qu’ils sont nos frères et sœurs humains vulnérables et blessés, ils sont aussi des compagnons de route avec qui nous pouvons changer notre vivre ensemble et recevoir la grâce d’être des hommes et des femmes nouveaux. Leur souffrance et leur force de vie sont le lieu sacré d’une rencontre intime qui est aussi rencontre de Dieu. Quel chemin faisons-nous dès lors ensemble ? Comment pouvons-nous vivre nos rencontres avec  les réfugiés et les migrants et nouer avec eux un vivre ensemble ?

Dans leur souffrance, qui révèle aussi notre violence, les migrants poussent un cri qui finalement est aussi notre cri pour une vie digne. Dans le contact avec eux, qui fait tomber les masques, nous découvrons tous la solidarité qui fait de nous des êtres humains avec les autres êtres humains. C’est en même temps un défi, celui de démasquer les systèmes que nous mettons nous-mêmes en place et derrière lesquels nous dissimulons nos angoisses et notre égoïsme. C’est le défi de transformer les frontières qui séparent – les barbelés des centres fermés – en lieux de rencontre dans lesquels nous discernons un nouveau monde.

La vie avec les migrants révèle en même temps, à partir des forces qui leur permettent de survivre dans l’inhumanité, la vision dans laquelle nous pouvons tous puiser, non seulement pour tenir bon mais également pour construire de façon créative un nouveau vivre ensemble.

Notes :

  • [1] Fondé en 1980 par le Père Pedro Arrupe, alors supérieur général des jésuites, comme une réponse spirituelle et concrète aux besoins des réfugiés de par le monde, le Jesuit Refugee Service (JRS) est une ONG internationale active dans plus de 50 pays. Elle est présente en Belgique depuis 2000 : JRS Belgium, rue Maurice Liétart 31/9, 1150 Bruxelles – www.jrsbelgium.org. Le réseau européen du JRS a ses bureaux à Bruxelles : JRS Europe, rue du Progrès 333/2, 1030 Bruxelles – www.jrseurope.org.

    [2] CIRÉ, Rue du Vivier 80/82, 1050 Bruxelles – www.cire.be.

    [3] Vluchtelingenwerk Vlaanderen, Gaucheretstraat 164, 1030 Bruxelles –  www.vluchtelingenwerk.be.

    [4] Forum Asile et Migrations, Rue Maurice Liétart 31/4, 1150 Bruxelles – www.f-a-m.be.