En Question n°136 - mars 2021

JEUX D’OMBRES OU JEUX DE DUPES ? DE LA DIFFICULTÉ DE SE FAIRE UN AVIS

Nous sommes dans une situation délicate, qui nous demande sans répit de prendre des décisions et de les prendre, encore bien, de manière raisonnable. Est-il vrai que le nucléaire est une énergie du passé ? Faut-il supprimer la cour d’assises pour une justice moderne et humaine ? Quel est le juste prix du pain ? Quelles relations diplomatiques entretenir avec une théocratie ? Pourquoi ne pas mécaniser la gestation ? En ces temps de pandémie, quelles sorties autoriser pour nos ados qui n’en peuvent plus d’être confinés aux écrans ? En toutes ces choses, il nous reviendrait donc d’être raisonnables : non seulement d’avoir un avis, mais aussi que cet avis soit raisonnable, qu’il repose sur une perception adéquate de ce dont il s’agit et des enjeux… Ce n’est pas rien.

crédit : Mika Baumeister – Unsplash

Avoir un avis, c’est facile. Mais pourquoi est-il si difficile de se faire un avis sur toutes ces choses ?  Sans doute parce que bien souvent les choses ne sont pas tout à fait claires ; il y reste en général une opacité et une dispersion qui rendent difficile notre effort pour savoir clairement et complètement ce qu’il en est. La tâche semble plus facile pour les choses qui peuvent s’offrir à notre regard, que nous pouvons saisir dans leur objectivité et à propos desquelles nous pouvons collecter des informations fiables. Plus nous connaîtrions les faits dans leur clarté, plus il serait aisé de nous faire un avis. Nous suffirait-il donc, même si cela n’est pas une mince affaire, de nous informer le mieux possible sur les faits ?

La mémoire et l’imagination 

Sitôt cet espoir énoncé, nous nous souvenons d’une chose que Machiavel nous a apprise et qu’il serait imprudent d’oublier. C’est que nous, humains, tendons à considérer comme « naturelles » ou allant de soi les choses que nous voyons en regardant autour de nous, telles qu’elles sont dans les faits… cela, du moins, si nous n’avons pas en mémoire qu’elles furent un jour autrement (Zuckert). Comme toujours avec cet auteur, on ne sait trop s’il donne ainsi un conseil au tyran (Prince, si tu veux effacer toute résistance au nouvel ordre des choses que tu as imposé, fais comme l’écrira Orwell, efface toute mémoire du passé !) ou bien s’il nous invite à ne pas être les dupes de la fausse clarté des faits (Les amis, pour bien juger des choses, ne les voyez pas seulement telles qu’elles sont actuellement, mobilisez aussi ce qu’elles ne sont pas, souvenez-vous notamment de ce qu’elles furent jadis).  

Les choses seraient donc plus compliquées que ne le croit cet espoir, et la seule clarté ne serait pas suffisante pour bien juger des choses. C’est aussi ce que nous disent les belles pages d’un auteur très différent, Hannah Arendt, à propos de la prière du roi Salomon, qui demanda à Dieu de lui accorder le don d’un « cœur compréhensif ». Ce don est  irréductible aussi bien à la pure réflexion qu’au simple sentiment ou à la simple addition des deux, écrit Arendt, et pour le traduire « en termes plus familiers sinon plus précis », nous pouvons l’entendre comme la faculté d’imagination : « Seule l’imagination nous permet de voir les choses sous leur vrai jour, de prendre du champ face à ce qui est trop proche afin de le comprendre sans partialité ni préjugés, de combler l’abîme qui nous sépare de ce qui est trop lointain afin de le comprendre comme s’il s’agissait d’une réalité familière »[1].

Prendre la mesure du réel supposerait non seulement la clarté des données, mais aussi ce que Machiavel appelle la mémoire et ce qu’Arendt appelle l’imagination.

Une vieille idée

C’est donc une affaire compliquée que de se faire un avis. Pour autant du moins que l’on assume ce que cette expression présuppose en général, à savoir qu’il s’agit d’un avis ou d’une opinion qui ne soit pas simplement arbitraire mais qui tienne compte raisonnablement des enjeux. Sans doute considère-t-on, dans le monde qui est le nôtre, que ce présupposé va naturellement de soi… mais est-ce bien vrai ? Si cette exigence n’est pas aussi naturelle qu’il y paraît, sans doute importe-t-il d’en prendre plus exactement la mesure si nous voulons juger de la pertinence d’affronter cette difficulté de se faire un avis. Peut-être, après tout, devrait-on s’en débarrasser, et se satisfaire d’avoir un avis (ou pas) ?

Cette exigence, qui jusqu’à présent nous semble encore naturelle, a pour elle de s’appuyer sur une vieille idée. Nous y avons été habitués depuis Platon en quelque sorte, grâce notamment à l’efficacité de son allégorie de la caverne qui a si puissamment influencé ce que nous sommes devenus. Cette idée, c’est qu’il importe de ne pas en rester à notre première perception du réel, à ce que nous prenons d’abord pour la réalité et dont il s’avère que ce sont en réalité des ombres.  

Sortir de la caverne

Selon la perspective ainsi ouverte il y a bien longtemps, il importerait de ne pas rester les dupes de notre premier rapport au réel qui, en se basant sur nos sens, ne nous donne accès qu’aux apparences des choses – comme des ombres projetées sur le fond d’une caverne dans laquelle nous sommes enchaînés. Ce qui s’élabore ainsi, c’est l’idée que seule la raison nous permet de percevoir ce qu’il en est réellement des choses, de nous libérer des chaînes de l’ignorance qui nous condamne à ces seules ombres, et qu’il importe de nous tourner vers la perception du réel dans sa pleine clarté, vers la connaissance de ce que sont les choses dans leurs natures et non dans leurs apparences. C’est le difficile chemin de la raison, posé depuis lors comme la voie qui nous permettra d’émerger de l’obscurité et de progresser…

Mais de progresser vers quoi, au fond ? Et après tout, pourquoi importerait-il de se fier à la raison plutôt qu’à la perception des apparences ou des ombres ? Voilà sans doute à quoi tient la délicatesse de notre situation aujourd’hui : c’est que nous sommes à la fois imprégnés de cette confiance dans la raison, avec tout ce que cette confiance impose comme exigences, et dubitatifs quant au bien-fondé de cette confiance et de ces exigences. Pourquoi cela importerait-il, après tout ?

Car entre-temps l’expert est passé.

Déjà chez Platon, dira-t-on, se marquait ce retournement de l’exigence de rationalité en prétendue supériorité de celui qui sait, le « philosophe-roi », qui détiendrait le savoir au nom duquel organiser la vie des autres, la vie de la cité[2]. Autrement dit, dès cette élaboration de l’exigence de raison, celle-ci aurait presque aussitôt été réduite au savoir de l’expert, au savoir qui permet de contrôler, de fabriquer et de produire. Aristote lui-même se serait opposé à cette réduction, dans l’œuvre de son maître Platon, pour clarifier au contraire ce que fait disparaître cette réduction de la raison à sa forme de savoir expert : le pluralisme essentiel à la raison pratique ou à la raison par laquelle des sujets libres pensent l’action. Qu’il importe de se libérer des apparences pour accéder à la raison se retourne, presque aussitôt et presque nécessairement (mais c’est ce presque qu’il faut investir !), en revendication de supériorité de celui qui sait sur l’ignorant, en prétention à savoir à sa place. Revendication qui deviendra d’autant plus nuisible chaque fois qu’elle se targuera d’un savoir révélé, comme ce fut aussi le cas dans notre histoire.

Un succès ambigu

D’une telle prétention la Modernité nous libéra : il n’est pas de savoir métaphysique, ni rationnel ni religieux, au nom duquel pourrait s’exercer une autorité sur l’humain. Il n’est de savoir que scientifique, et les sujets humains ne doivent se soumettre à nulle autre tutelle qu’à leur jugement éclairé. Ainsi la Modernité peut-elle se définir comme une libération du sujet de toute autorité d’un savoir qui prétendrait savoir à sa place, et elle exige de lui qu’il se conduise par sa propre raison tant sur le plan individuel (l’autonomie) que sur le plan collectif (la démocratie). Ainsi le vieux plaidoyer pour la raison remporte un succès frappant. Mais sans doute faut-il être attentif à ce qu’il y a d’ambigu dans ce succès, si nous voulons prendre la mesure de la situation délicate qui est la nôtre aujourd’hui.

Succès en effet car, à la différence de la cité grecque à laquelle Platon voulait montrer qu’elle avait eu tort de condamner Socrate et qu’elle gagnerait au contraire à se fier à l’utilité de la raison, la cité moderne est si convaincue de celle-ci qu’elle en fait son fondement et son guide. Il ne s’agit plus désormais de connaître les choses dans leur nature, certes, mais de connaître la nature et les choses telles qu’elles sont dans les faits. La bienveillance avec laquelle la Modernité envisage le rôle de la raison dans le gouvernement des choses humaines nous paraît aujourd’hui naturelle : il nous semble naturel, comme on dit, que les décisions doivent être prises de manière raisonnable. Que ce soit à propos de la conclusion d’un accord international, de la construction d’un barrage ou d’une loi bioéthique, nous n’accepterions pas qu’il en aille autrement et nous faisons de la raison, sous la figure de l’autonomie, le dernier principe de notre éducation et de notre moralité.

L’ombre des Lumières

Un succès peut-être trop grand cependant et dès lors ambigu. Car la raison qui se voit attribuer ce rôle relève essentiellement de la maîtrise. Elle devient opérationnelle au service d’un arraisonnement du réel ou, comme l’écrit Hartmut Rosa, d’une « mise à disposition du monde ». Ceci n’est pas seulement vrai du fait de ce rôle qui est dévolu à la raison dans le projet moderne : la charge de guider nos choix et nos décisions et d’exercer ainsi notre maîtrise sur notre destin, plutôt que de dépendre des hasards ou des volontés divines. C’est vrai surtout parce que la raison s’est trouvée ainsi redéfinie, au moment où elle fut chargée de cette mission, qu’elle relève essentiellement de la maîtrise, et donc de l’effacement de tout ce qui échapperait à celle-ci. Autrement dit, cela ne concerne pas seulement le prolongement de la science en efficacité technologique, mais bien la science moderne elle-même : sa lumière suppose nécessairement, ou plutôt par méthode, la mise à l’ombre de ce qui ne peut être objet de maîtrise, de tout ce qui ne peut être mis à disposition.

Ainsi se met en place le vis-à-vis entre la raison et le sentiment, entre la science (identifiée à la connaissance de l’objectivité et ce qu’elle permet comme maîtrise) et tout ce qui est extérieur à l’objectivité des faits et de leur explication, tout ce qui ne relève dès lors que d’opinions subjectives qui n’auraient pas à se justifier en raison. L’expert est passé, disions-nous. Et son succès même, comme modèle de ce que la raison doit être et permet, est aussi la raison de l’ombre qui accompagne désormais la rationalité, ou de la mise à l’ombre qui s’attache à celle-ci… comme son ombre.

L’esprit critique

Chose étrange, mais qu’un Gaston Bachelard nous aide à comprendre en écrivant que « la connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres[3] ». Cette proposition ne s’applique pas seulement à la spécificité d’une discipline scientifique, qui doit construire son savoir spécialisé dans l’ignorance rigoureuse de tout ce qui ne relève pas de cette spécialisation. Elle s’applique, selon Bachelard, à toute connaissance quelle qu’elle soit : il en irait ainsi des Lumières elles-mêmes, de la science moderne dans son ensemble et même, élargissons, de notre modernité de sujets qui prennent des décisions raisonnables. Voilà qui donne un sens particulier à l’esprit critique : il s’agit certes de vérifier avec soin le bien-fondé de nos affirmations et de nos représentations, mais également de prêter attention aux ombres qu’elles projettent inévitablement, de nous apercevoir de ce qu’elles mettent à l’ombre. L’esprit critique comme scrupule !

C’est à cela aussi qu’il nous incombe aujourd’hui de faire face avec délicatesse, comme le montre également Étienne Klein dans son petit ouvrage Allons-nous liquider la science ?. Partant de l’ambiguïté avec laquelle nous nous rapportons actuellement à la science (à la fois l’adorant pour ses avantages et la dénigrant pour ses méfaits, adoration et dénigrement qui se nourrissent tous deux d’une confusion entre science et technique), cet auteur nous reconduit à l’ambiguïté de la science moderne elle-même. Mise en lumière sans pareil et sans précédent, la science moderne a aussi sa zone d’ombre, ou, plus précisément, l’efficacité de sa lumière repose sur son ombre !

C’est, nous raconte Klein, ce que Bertold Brecht met en scène dans sa pièce « Vie de Galilée ». Galilée, c’est le projet moderne de mathématisation du monde qui a permis des découvertes, des explorations, des récits d’une richesse extraordinaire et éclairante. « Cette mise en équation de la nature, d’une incroyable audace, écrit Klein, a néanmoins son revers : elle a constitué un aiguillage discret mais décisif dans la conscience occidentale[4] ». Et Brecht imagine un ancien disciple de Galilée qui, devenu moine, vient objecter à celui-ci combien la vision du réel qu’il apporte est inadéquate au regard de ce qui est essentiel à ses parents, « simples paysans » : comment tenir un monde signifiant si ce qu’est l’humain, et la Terre, et la vie est identifié à un petit amas de matière ? Que dit la raison de tout cela quand, comme l’écrit Klein, « la science nouvelle lance la Terre parmi les planètes, plaçant ainsi l’homme dans un lieu sans importance, oubliant de justifier la sueur, la patience, la soumission, anéantissant ce qui faisait le prix et le sens de la vie[5] » ?

Lucidité

Par lucidité ou par la force des événements, nous rencontrons aujourd’hui les conséquences de cette mise à l’ombre qui accompagne et permit l’efficacité de la rationalité moderne. Nous tenons certes encore à cette vieille demande de ne pas en rester à nos impressions premières et aux apparences et d’utiliser notre raison pour voir plus loin que le bout de notre nez. Si nous y tenons encore, pourtant, ce n’est pas parce que, comme le disaient Platon et Aristote, c’est en cela que l’humain peut mener une vie heureuse. C’est plutôt parce que cet effort de la raison est devenu une condition de la liberté, une condition pour ne pas être soumis à la tutelle mais, au contraire, pouvoir maîtriser Dame Fortune, comme disait Machiavel, contrôler le cours des choses et des épidémies. Sans compter que nous y tenons encore aujourd’hui parce que plus récemment nous avons fait du dépassement des préjugés et de l’esprit critique des valeurs essentielles au respect humain et à la vie collective.

Mais dans le même geste qui nous fait tenir encore à cette mobilisation de la raison, nous nous rendons compte que le mouvement par lequel nous passerions de l’ombre à la lumière a lui-même son ombre. Et nous ne voulons plus aujourd’hui en être les dupes. Au risque d’y renoncer ou de liquider la science, pour reprendre le titre de Klein. Ce qui nous laisserait avec moins d’ombre sans doute mais davantage d’obscurité.

N’est-ce pas de cela qu’il s’agit dans cette situation délicate qui est la nôtre, en particulier à cette « croisée des chemins » qui est devant nous aujourd’hui (Stiegler) ? Cette situation demande alors un surcroît de prudence pour la raison. Non pas une prudence précautionneuse, car il ne s’agit pas de ne prendre aucun risque et de garantir la maîtrise, mais au contraire de prendre en compte aussi l’incertain, l’indisponible et ce qui échappe à la lumière. Prudence de la raison, donc, mais d’une raison qui ne se confonde pas avec la forme qu’elle s’est (heureusement, pour bien des choses) donnée. Prudence d’une raison qui, pour se faire un avis, mobilise non seulement les données et leur explication, mais encore la mémoire, l’imagination – et une attention aux choses qui, scrupuleuse, ne réduit pas celles-ci aux objets en lesquels nous les transformons pour les connaître.

Bibliographie

  • Hannah ARENDT, « Compréhension et politique » dans Esprit, juin 1980, p. 66-79.
  • Gaston BACHELARD, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938.
  • Étienne KLEIN, Allons-nous liquider la science ? Galilée et les Indiens, Paris, Flammarion, 2008.
  • Hartmut ROSA, Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, 2020.
  • Barbara STIEGLER, De la Démocratie en Pandémie. Santé, recherche, éducation, Paris, Gallimard (Tracts, 23), 2021.
  • Jacques TAMINIAUX, Chroniques d’anthropologie politique. Poièsis et praxis des Anciens aux Modernes, Paris, Hermann, 2014.

Notes :

  • [1] Hannah Arendt, « Compréhension et politique », dans Esprit, juin 1980, p. 79.

    [2] Jacques Taminiaux, Chroniques d’anthropologie politique. Poièsis et praxis des Anciens aux Modernes, Paris, Hermann, 2014.

    [3] Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938, p. 13.

    [4] Étienne Klein, Allons-nous liquider la science ? Galilée et les Indiens, Paris, Flammarion, 2008, p. 29.

    [5] Ibid., p. 33.