La critique, une parole au service de la libération
La critique de la domination et sa catégorie conceptuelle centrale, l’antagonisme dominant-dominé, sont un incontournable pour penser l’émancipation. Mais envisager l’action politique sous le simple prisme de l’opposition à l’ennemi peut mener au désastre. Comment conserver l’exigence critique sans sombrer dans le manichéisme ?
La critique de la domination, comme tâche intellectuelle, part d’un constat aussi limpide qu’inquiétant : de tous temps, il y eut des dominants, et des dominés. Pas un texte situé dans la lignée de Karl Marx et sa critique de l’économie politiquene s’évite de mentionner ce fait. Ainsi Max Horkheimer, figure tutélaire de l’École de Francfort[1], rappelle-t-il que « l’existence de la société a toujours été (…) fondée sur l’oppression pure et simple (…), jamais (…) elle n’a été le produit de la spontanéité consciente d’individus libres ». Face à cette vérité historique, la critique se veut une analyse sans concession des mécanismes qui perpétuent l’oppression.
Actualité de la critique
Le rapport de la critique à la souffrance est aussi lucide que militant. L’enjeu n’est pas, pour les penseurs de la critique, de gloser sur la fatalité du mal et l’âpreté de la condition humaine. Ils furent d’ailleurs sévères à l’égard des réflexions théologiques qui tendent à essentialiser le malheur. Au contraire : la théorie critique s’est toujours voulue praxis, c’est-à-dire engagement concret dans la société dans le but d’abolir les causes de l’injustice. En cela, la critique n’est jamais simple constat, mais toujours dénonciation d’une hiérarchie. Les enjeux que la critique explore ne sont pas l’orgueil, le stupre ou la lâcheté, mais le salaire, la production et la politique. Ce que la critique met en lumière, ce ne sont pas les défauts humains qui justifieraient prétendument les situations de misère, mais une injustice qui n’a cessé de perdurer : les uns s’enrichissent en soumettant les autres. À ce schéma économique fondamental s’adossent des structures culturelles, dont les contours sont variés, mais la logique latente toujours semblable : les citoyens athéniens se réunissaient entre pairs pendant que femmes et esclaves s’occupaient de la maison, les propriétaires blancs étasuniens « privaient les Noirs de leur liberté et (…) profitaient de ce vol à chaque heure de leur vie » (James Baldwin) et Colette écrivait des textes signés ensuite par son époux. La critique de la domination, c’est l’intransigeance quant à ces réalités, le refus éclairé « des mensonges au moyen desquels on veut déguiser ou excuser l’humiliation systématique du plus grand nombre » (Simone Weil).
Comprise en ce sens, la critique d’inspiration marxienne n’a rien perdu de son actualité. La domination, en effet, est tout sauf un reliquat historique. Parfois cachée à nos yeux, elle continue à tracer une épaisse limite entre ceux qui en bénéficient, et ceux qui la subissent. « Cela fait des dizaines d’années que le secteur textile est traversé par des scandales honteux : des enfants qui fabriquaient les ballons de foot Nike à l’effondrement du Rana Plaza et dernièrement le scandale des Ouighours. Aucune des entreprises qui ont été reconnues participantes de ces drames n’a été condamnée », soulevait récemment Julia Faure, cofondatrice d’une marque écoresponsable. Ainsi, formuler une critique radicale de la production massive de la douleur semble relever de la responsabilité morale de tout un chacun.
Ici et maintenant
Face au tragique de l’histoire, la critique se donne pour mission de refuser le statu quo, et veut briser les verrous du réflexe intellectuel qui tend à poser la domination comme une fatalité. Si les sociétés ont toujours favorisé une minorité s’enrichissant sur le dos d’une majorité, cela ne signifie pas qu’il s’agisse de l’ordre nécessaire des choses, mais plutôt qu’un changement drastique doit être opéré, et tout ce qui s’affiche comme évident, remis en cause. Horkheimer, encore : « l’attitude que nous appellerons critique est caractérisée (…) par une méfiance totale à l’égard des normes de conduite que la vie sociale (…) fournit à l’individu ». Tel est le mouvement de la critique de la domination : le constat de la répétition historique de l’exploitation, auquel répond un scepticisme à l’égard de ce qui est établi.
Nous l’avons dit : l’objet de la critique est politique. Cela signifie que les théoriciens critiques posent le monde non seulement comme terrible en l’état, mais également comme redéfinissable : au même titre qu’on peut modifier un mode de gouvernance, il serait possible d’interrompre la logique de la domination, et réaliser une société réconciliée. Le verbe ‘interrompre’, dont on retrouve un écho chez Walter Benjamin, philosophe communiste qui décrivait la révolution comme le « frein d’urgence » de l’histoire, n’est pas anodin. Il indique que la critique est hantée par un sentiment d’immédiateté : le désastre en cours doit être, sans concession et dès maintenant, endigué.
Une telle vision n’est pas étrangère à la pensée judéo-chrétienne, habituée à considérer l’irruption radicale d’une nouveauté, et Benjamin décrivait d’ailleurs le moment révolutionnaire comme « messianique ». Le lecteur du Nouveau Testament sait à quel point Jésus réclame une renonciation soudaine aux satisfactions du quotidien pour s’engager dans une vie transfigurée : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre : je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Oui, je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère » (Matthieu 10, 34-35). N’a-t-il pas annoncé le conflit qui oppose tout enfant habité par la radicalité évangélique aux parents inquiets pour son avenir professionnel ? Le pédagogue Paulo Freire, figure associée à la théologie de la libération, appelait d’ailleurs à incarner la Pâques comme une résurrection qui impliquait, pour le bourgeois, de mourir aussitôt à lui-même. « Je ne peux expérimenter une renaissance du côté des opprimés qu’en naissant à nouveau, avec eux, dans le processus de libération », écrivait-il, confirmant par-là même qu’en matière d’émancipation, tant pour la critique que pour les chrétiens, il existe un moment décisif où se vit, concrètement, la renonciation à ce qui aliène.
Le fantasme de l’ennemi
La critique a ceci d’essentiel qu’elle nous pousse non seulement à acter l’étendue du désastre – et qui peut prétendre ignorer ce que l’organisation de notre économie fait aujourd’hui aux humains et à la nature ? –, mais qu’elle rend également visible l’intensité du changement nécessaire pour réaliser une société véritablement humaine. Elle n’est pourtant pas à l’abri d’une tentation mortifère, dont il nous faut dire un mot.
Nous l’avons vu avec Horkheimer : si l’histoire est marquée par l’exploitation, aucun modèle de pensée ne peut être admis sans un examen attentif, et tout est suspecté d’être source d’oppression. Or, à partir de ce postulat risque de s’articuler le danger inhérent à toute critique en route vers la radicalité. Non seulement la critique, en tant qu’elle décrit le monde comme absolument contingent et donc absolument substituable, peut encourager des ambitions démiurgiques de reconfiguration totale, mais elle tend de surcroit à identifier ce qui est en situation de domination avec l’Ennemi à abattre.
Marx lui-même estimait que la révolution devait résulter d’un antagonisme : « toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusqu’alors », écrit-il dans L’Idéologie allemande. À la question « comment transformer le monde ? », la critique répondit ainsi maintes fois : en désignant l’adversaire, et en convainquant les opprimés que le vaincre améliorera leur sort. En 2020, la journaliste Léa Salamé interrogeait Geoffroy de Lagasnerie, sociologue et militant de gauche radicale, sur ses critères pour désigner sa famille politique, notamment lorsqu’il utilisait le pronom ‘on’ pour parler de son camp. Il répondit : « C’est un ‘on’ auto-référentiel. Tous les gens qui sont de mon côté vont tout de suite le sentir, et tous ceux qui ne vont pas le sentir vont se demander qui est ce ‘on’. Ça, ça produit déjà une frontière très forte ». Obnubilés par l’urgence de transformer de fond en comble la société, les théoriciens critiques risquent parfois de s’égarer dans des ambitions aux relents militaristes et manichéens, car « seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles » (Marx).
La défaite de la pensée critique vient alors d’une dégringolade : celle qui mène du couple dominant-dominé au diptyque ennemi-ami, qu’on retrouve dans la théologie politique de Carl Schmitt, juriste et théoricien allemand, lecteur de Lénine qui finit par prêter allégeance au nazisme. Dès que l’autre se retrouve posé comme celui dont la non-existence me serait bénéfique, la possibilité d’une justice proportionnée s’effondre, et le pire de l’humanité peut advenir. La haine du bourgeois qui traverse l’histoire de la pensée critique a malheureusement, dans l’histoire, pu nourrir des violences dans lesquelles se sont retrouvées les deux totalitarismes. À propos de la rhétorique bolchevique, l’historien Bernard Bruneteau rappelle ainsi (en nuançant par ailleurs) que « lorsque le ‘bourgeois’ (…) est qualifié de ‘pou’ et de ‘buveur de sang’, c’est à un processus de racialisation de la ‘classe’ que l’on a affaire ». Le récent ouvrage de l’essayiste Nicolas Framont à propos de la bourgeoisie, dangereusement titré Parasites, n’est-il pas, malgré son évidente qualité critique, emblématique de cette tendance ?
Le problème du mal
Une ligne de crête s’impose : nous devons acter l’insupportable répétition de la domination, et donc assumer l’illumination critique, sans céder au fantasme d’une source cancéreuse à expurger du corps social. Il ne s’agit certainement pas de fuir toute lutte, car il est évident que vouloir bâtir une société écologique, par exemple, implique d’empêcher certaines entreprises de se lancer dans des projets pharaoniques et dévastateurs. S’il y a volonté de changer le cours des choses, alors adviendra nécessairement le moment de la confrontation. Néanmoins, il faut récuser tout mythe qui poursuit l’illusion d’une solution miracle reposant sur la désignation d’un bouc-émissaire grossièrement défini.
Dans son livre intitulé Le Chômage créateur (1978),Ivan Illich, prêtre frondeur, défendait que toute institutionnalisation, qui suspend toujours l’initiative humaine au profit d’une uniformité oppressive, prend sa source dans l’identification unilatérale d’un péril à éliminer. Avec intelligence, il observait un changement dans la façon dont nous, modernes, percevons le mot « crise ». Pour les grecs, le terme crisis signifait « choix » ; c’était le moment opportun pour prendre une décision. Dorénavant, il « évoque une menace inquiétante mais identifiable contre laquelle l’argent, la puissance de l’homme et le management peuvent être ralliés » ; et la décision n’ouvre plus l’avenir, mais statue sur ce qui doit disparaître. Plus récemment, en 2019, l’avocat François Sureau s’inquiétait de voir advenir une société « qui ne peut plus tolérer en elle-même le problème du mal, parce qu’elle a cessé de pouvoir en donner des raisons théologiques ». En résultat de quoi elle renforce la surveillance, les appareillages militaires et la répression sous toutes ses formes. Il y a sans doute là un avertissement à entendre : la critique ne peut pas exclure d’un revers de la main le problème du mal, et sans doute doit-elle davantage prendre en considération les ambivalences qui sont les nôtres. Faire de la destruction de l’ennemi l’objectif politique par excellence renforcera toujours le contrôle, l’ordre et la méfiance, tant de replis que la critique cherche pourtant à déconstruire. Peut-être devons-nous alors oublier un temps l’adversaire, et nous reposer la question de cette crisis dont nous parlaient les anciens. Une fois exclue l’option épuratrice, quel choix pouvons-nous poser afin de dépasser les antagonismes et « soulever le poids qui écrase la masse des hommes » (Simone Weil) ?
La critique et la parole
On serait injuste avec la critique si on se cantonnait à s’émouvoir de son aspect va-t-en-guerre. Car nombreux sont les intellectuels qui se sont protégés de cette tentation, et ont rendu à la critique sa fonction première, évoquée plus haut : celle de révéler les humiliations dont tant font l’objet. Ainsi, pour le théologien Jacques Ellul, faire la critique d’une situation consiste à en faire « non pas l’accusation, mais au sens premier, la séparation, le discernement du vrai et du faux ». La critique doit toujours renouer avec cette vocation première : mettre en lumière ce qui, derrière les façades mensongères d’une société prétendument réconciliée, paie la facture de nos aveuglements. Sans doute le premier geste à poser pour embrasser cette attitude consiste-t-il à parler, car Ellul ajoutait : « la critique est le domaine d’élection de la parole ». On peut en effet faire l’hypothèse que toute résistance à la domination aura toujours à voir avec l’expression d’une voix jusqu’alors étouffée : le féminisme exprime la voix des femmes meurtries, la désobéissance civile celle d’une nature non-considérée dans l’économie capitaliste et même le marxisme, dans ce qu’il recèle de plus noble, a d’abord été le porte-parole du prolétariat. Voilà peut-être une critique que ce dossier contribuera à faire exister : celle qui dévoile que l’humanité est meurtrie par la domination, et provoque, de fait, une crise, non pas au sens de l’identification d’un coupable, mais d’un appel à réagir à la douloureuse vérité. Avant de s’engager dans une praxis révolutionnaire, on se souviendra des mots de Paulo Freire : « un règne de paix non-perturbée n’est pas pensable dans l’histoire. L’histoire est devenir : c’est un évènement humain. Mais plutôt que de se sentir déçu et effrayé par la découverte critique de la tension dans laquelle cette humanité me place, je découvre en elle la joie d’être », et d’œuvrer à la libération.
Notes :
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[1] L’École de Francfort est un groupement pluridisciplinaire de penseurs fortement influencés par Marx et Freud. Constitués en école dans la foulée de la première guerre mondiale, ils étudièrent le capitalisme sous différents aspects, notamment en interrogeant son lien avec le fascisme, et sont à l’origine de ce qu’on nomme aujourd’hui les cultural studies, à savoir le champ d’étude qui cartographie les relations de pouvoir et leurs moyens de légitimation dans une société donnée.