La dignité par l’emploi : Territoires Zéro Chômeur
Italie, 1956 : Danilo Dolci, pédagogue, activiste, lance en Sicile la « grève à l’envers » : il conduit un groupe d’ouvriers sans emploi pour travailler dans la ‘Trazzera vecchia’, une route laissée à l’abandon près de Partinico. Son action se fonde sur l’article 1 de la Constitution de la République italienne, selon lequel « L’Italie est une République démocratique, fondée sur le travail » et l’article 4 qui précise : « la République reconnaît le droit de tous les citoyens à travailler et favorise les conditions qui rendent ce droit effectif ».
France, 2010 : Patrick Valentin, militant de l’économie sociale, et le mouvement ATD Quart Monde imaginent le projet ‘Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée’ (TZCLD). C’est l’objet d’une loi d’expérimentation en 2016, portée par le député Laurent Grandguillaume et par l’association TZCLD. La loi de 2016 portait sur 10 territoires et une expérimentation de 5 ans ; elle a été prolongée en décembre 2020 par une deuxième loi permettant de poursuivre l’expérimentation sur les 10 premiers territoires et de l’étendre à 50 territoires supplémentaires. Ce projet se fonde lui aussi sur un article du préambule de la Constitution française de 1946 : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ».
Il s’appuie sur trois principes fondamentaux et un cadre méthodologique précis.
Les principes fondamentaux
- Personne n’est inemployable, toutes celles et ceux qui sont durablement privés d’emploi ont des savoir-faire et des compétences.
- Ce n’est pas le travail qui manque, c’est l’emploi, puisque de nombreux besoins de la société ne sont pas satisfaits.
- Ce n’est pas l’argent qui manque puisque le chômage de longue durée entraîne de nombreuses dépenses et manques à gagner que la collectivité prend à sa charge.
Le cadre méthodologique
- Le Comité Local pour l’Emploi (CLE) regroupe tous les acteurs impliqués du territoire (politiques, économiques, institutionnels, associatifs). Il définit la stratégie du Droit à l’Emploi et pilote sa mise en œuvre. Il s’appuie sur une équipe projet opérationnelle chargée de rechercher les personnes privées durablement d’emploi (PPDE) et d’identifier les travaux utiles.
- Les Entreprises à But d’Emploi (EBE) : ces entreprises sont créées dans les territoires habilités pour embaucher les PPDE et réaliser des travaux utiles à la collectivité.
- L’exhaustivité territoriale : un emploi dans une EBE doit pouvoir être proposé à toutes les PPDE du territoire habilité, sans exclusion. Ces personnes doivent être privées d’emploi depuis plus d’un an et domiciliées depuis plus de six mois dans le territoire.
- L’absence de sélection : l’embauche dans une EBE est non sélective ; elle intervient en fonction de la date d’inscription sur la liste des volontaires, mise en place par le CLE.
- La supplémentarité des emplois : ils répondent à des activités utiles pour le territoire, validées par le CLE, et ne doivent pas entrer en concurrence avec les activités existantes sur le territoire.
- La qualité de l’emploi : Les emplois proposés sont des emplois décents à durée indéterminée et à temps choisi afin de s’adapter aux souhaits et capacités du salarié ; ils sont rémunérés au moins au niveau du SMIC.
En Belgique…
Convaincus par l’expérience française, de nombreux acteurs de la société civile, des élus et des communes se sont mis en marche en Wallonie et à Bruxelles pour préparer le terrain pour une expérimentation belge des TZCLD. Cette mobilisation s’est même accrue suite aux déclarations de politiques régionales bruxelloise et wallonne de 2019. Ce niveau de mobilisation, partout dans le pays, devrait envoyer un signal fort aux ministres concernés.
Force est de constater que les politiques ne sont toujours pas au rendez-vous. À Bruxelles, après un long et consciencieux travail de concertation et de recherche mené par Actiris, on attend toujours que le gouvernement donne son avis sur la question, bien qu’au moins six communes de la région aient déjà enclenché, de manière variable, un processus de mobilisation sur leur territoire.
En Wallonie, après de nombreux rebondissements, le gouvernement a annoncé[1] le 28 avril dernier sa décision de créer des « Territoires Zéro Chômeurs », inspirés dans les grandes lignes des TZCLD français. Avec au moins un bémol car il n’est actuellement pas prévu de créer des entreprises à but d’emploi, mais plutôt d’accréditer des entreprises ou dispositifs d’insertion.
En Flandre, c’est SAAMO (Samen uitsluiting aanpakken – la Fédération des initiatives d’action communautaire) qui souhaite relever le défi des TZCLD : un premier projet se prépare à Willebroek, une commune dans la province d’Anvers avec un taux de pauvreté élevé, suite à une longue période de déclin industriel. SAAMO a une réputation solide dans le domaine de l’économie sociale, et réussit assez bien à mobiliser des acteurs publics et privés, y compris les fonds structurels européens. D’autres équipes de SAAMO sont intéressées par le concept, notamment à Gand, Anvers et Ostende, où l’on capitalise sur l’expérience des services de proximité (Lokale Diensteneconomie), un programme d’économie sociale qui combine trois objectifs : création d’emplois pour des demandeurs d’emploi éloignés du monde du travail, revitalisation de territoires défavorisés, et fourniture de services à la communauté locale.
Force est de constater que les initiatives TZCLD bottom-up de SAAMO se déploient sans cadre institutionnel et avec un financement précaire, qui ne garantit aucune continuité. Le gouvernement flamand vient même d’annoncer l’extinction progressive des subventions aux services de proximité, au vu des pénuries croissantes de main-d’œuvre dans la région. En même temps, il a l’intention d’imposer des services communautaires (quasiment non rémunérés avec une indemnité de 1,30 € / heure) aux chômeurs de longue durée, ce qui va dans le sens opposé des TZCLD. Ce seront donc la mobilisation locale, le volontarisme, la créativité et la vision de SAAMO (qui met la lutte contre l’exclusion sociale au cœur de ses priorités) qui détermineront les chances de réussite des projets TZCLD en Flandre.
Plusieurs raisons idéologiques et institutionnelles pourraient être évoquées pour expliquer la réticence des gouvernements à se lancer dans ce projet, mais il est évident que c’est son coût qui est le plus souvent pointé du doigt. À cet égard, une très récente étude de la KU Leuven est particulièrement intéressante : elle montre que l’investissement dans une vision plus inclusive du travail, qui part des personnes les plus privées d’accès à un emploi décent, est pourtant « économiquement sain » et « socialement rentable ».
Une analyse des coûts et bénéfices sociaux
À la demande de l’agence bruxelloise pour l’emploi Actiris, et en collaboration avec FactorX, la Higher Institute of Labour Studies (HIVA, Institut de recherche sur le travail et la société de la KU Leuven)de la KU Leuven a réalisé une « étude ex-ante sur les coûts et avantages sociaux » afin de tester la faisabilité économique du concept TZCLD[2].
La méthodologie d’analyse des coûts et avantages sociaux se distingue des bilans budgétaires classiques par sa perspective « sociétale ». En effet, il ne suffit pas de chiffrer les coûts et les avantages pour le gouvernement. Il faut également évaluer ceux pour d’autres parties prenantes telles que les entreprises sociales elles-mêmes, les employés du groupe cible, les clients et les tiers. Une initiative saine doit remplir plusieurs conditions : un emploi durable dans un travail de qualité pour le groupe cible ; la viabilité des entreprises sociales qui contribuent à la réalisation du concept ; la faisabilité budgétaire pour le gouvernement ; et enfin, un bénéfice net positif pour la société dans son ensemble.
En général, les entreprises sociales développent des activités dans des niches qui ne sont pas attrayantes pour les entreprises commerciales : leur valeur sociale n’est pas (suffisamment) rémunérée sur le marché libre. L’exemple de l’économie circulaire en est la meilleure illustration : grâce à la réutilisation, la montagne de déchets est réduite, ce qui permet d’économiser les coûts de collecte et de traitement, de réduire les émissions de CO2 et d’offrir une consommation moins chère aux ménages à faibles revenus. Dans une analyse des coûts et avantages sociaux, ces éléments sont également comptabilisés en termes monétaires. Même si une entreprise de recyclage ne peut survivre qu’avec des subventions publiques à durée indéterminée, elle est tout à fait rentable d’un point de vue sociétal.
L’étude tient également compte des effets secondaires macro-économiques (tant négatifs que positifs), ainsi que des retours à plus long terme. Ces derniers sont beaucoup moins visibles et donc incertains, mais pas irréalistes. Dans les territoires où des centaines de familles voient leurs revenus augmenter simultanément, il y a naturellement plus de consommation ; de plus, les entreprises sociales achètent également toutes sortes de biens et services intermédiaires. Ces dépenses créent des emplois supplémentaires dans d’autres entreprises, créant ainsi un cercle vertueux (effet multiplicateur). En outre, après quelques années, nous constatons également que, si la majorité des travailleurs en EBE (entreprises à but d’emploi) n’ont pas d’alternatives dans d’autres entreprises, une partie d’entre eux peuvent aiguiser leurs compétences grâce à leur réinsertion et deviennent éventuellement employables ailleurs sans subventions. La garantie d’emploi à durée indéterminée dans les entreprises à but d’emploi (EBE) n’empêche pas certains travailleurs de faire le saut vers des emplois non-subventionnés dans d’autres secteurs. Chaque employé du groupe cible qui fait cette transition permet d’embaucher un nouveau chômeur de longue durée, sans frais supplémentaires.
Dans ces hypothèses, le concept TZCLD est un investissement relativement coûteux mais socialement très rentable.
Le concept TZCLD est donc non seulement innovateur sur le plan social et éthique : il est également sain sur le plan économique, à condition que le gouvernement et les entrepreneurs sociaux le mettent en œuvre intelligemment.
BIBLIOGRAPHIE
- Daniel Le Guillou, Denis Prost, Zéro chômeur. Mobilisez votre territoire pour l’emploi !, Éditions Quart Monde/Éditions de l’Atelier, mai 2022.
- Claire Hédon, Didier Goubert, Daniel Le Guillou, Zéro chômeur, Éditions Quart Monde/Éditions de l’Atelier, 2019.
- Rendre effectif le droit à l’emploi pour tous, Revue Quart Monde, n°261, mars 2022.
Notes :
-
[1] « La Wallonie lance son dispositif ‘Territoires zéro chômeur de longue durée’ », RTBF, 28 avril 2022 (www.rtbf.be/article/la-wallonie-lance-son-dispositif-territoires-zero-chomeur-de-longue-duree-10983251).
[2] Lynn De Smedt, Frédéric Chomé et Ides Nicaise, Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée : analyse ex-ante des coûts et avantages sociaux, KU Leuven : HIVA, 2021, 115 p.