En Question n°146 - septembre 2023

La formation à la transition : une expérience transformatrice

La vague a monté en l’espace d’une année à peine. D’abord, avec le rapport Sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique et du développement durable dans l’enseignement supérieur de Jean Jouzel et Luc Abbadie, publié en février 2022. Ensuite, avec une note de cadrage du Ministère français de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, sortie en juin 2023, qui établit un « socle commun de connaissances et compétences » à intégrer dans les formations universitaires de premier cycle. La « formation à la transition écologique et sociale » rentre ainsi officiellement dans les agendas des établissements français d’enseignement supérieur : un premier pas qui pourra servir de tremplin pour une plus large conscientisation sociétale autour du changement climatique et de ses enjeux pour nos façons de vivre et d’habiter la Terre.

crédit : Tim Mossholder – Unsplash

Et pourtant, l’idée même de « formation à la transition » se fonde sur ce qui peut apparaître un pari. D’un côté, il y a l’urgence objective de réduire les émissions de gaz à effet serre avec des échéances très proches, vu l’étendue du changement à réaliser. D’un autre côté, l’entreprise éducative possède son propre temps et, comme le suggère Dominique Cottereau dans son livre L’éducation à l’environnement : L’affaire de tous ? (Éditions Belin, 2014), il faut veiller à distinguer les actions qu’on peut attendre de générations différentes. Concrètement, dit Cottereau, il est important de ne pas chercher à attribuer précocement des responsabilités, surtout quand elles peuvent dépasser la capacité d’agir d’un certain groupe d’âge, afin d’éviter la paralysie que ce sursaut d’ambition peut induire. La formation à la transition est donc un investissement dans les générations futures, à un moment où l’idée même de futur paraît se comprimer sous le poids d’échéances cruciales pour la poursuite de la vie humaine sur Terre (telle qu’on la connait). Entre l’urgence de ces constats et le temps de la formation, il peut exister un décalage insurmontable. Comment garder alors de l’espérance face à ce type d’injonctions contradictoires ?

La transition comme espace de résonance

Ma position vis-à-vis de cette question puise ses racines dans mon propre parcours de chercheur embarqué dans le milieu associatif, souvent en posture d’accompagnateur de projets de transition. Par exemple, pendant mon doctorat de recherche en sociologie, entre 2012 et 2015, j’ai pu suivre de très près l’évolution du mouvement des « Villes en Transition » (Transition Towns) au Royaume-Uni, dont j’ai décrit les phases principales dans le livre Everything Gardens and Other Stories : Growing Transition Culture (University of Plymouth Press, 2015). En une phrase, ce qui m’a le plus frappé, par rapport à la trajectoire évolutive de ce mouvement, a été sa capacité d’engendrer des résonances[1] aptes à fédérer différentes pistes d’expérimentations qui existaient déjà, même si de façon plus isolée. Par exemple : la permaculture, l’expérimentation avec les monnaies complémentaires ou encore les initiatives de soutien au développement économique local. La force du mouvement des Villes en Transition n’a donc pas été d’apporter « du nouveau », mais plutôt de savoir infuser de l’énergie nouvelle dans des pistes déjà connues, dont le sens était renouvelé par leur inscription dans une forme plus large de vie post-carbone.

Quelques années plus tard, je me retrouve à mener une enquête postdoctorale (grâce au soutien de la Fondation d’entreprise Michelin) qui m’a permis d’étudier la pédagogie du Campus de la Transition durant ces douze derniers mois.

Le Campus de la Transition  
Le Campus de la Transition est une association sans but lucratif créée en 2018 et qui s’est affirmée au fil des années comme un centre de référence des nouveaux savoirs et des concepts émergents pour faire face aux défis énergétiques, climatiques, environnementaux et sociétaux contemporains. Pour agir à la hauteur de ces enjeux, le Campus réunit dans le domaine de Forges, près de Paris : (1) un centre de formation à la transition pour les établissements de l’enseignement supérieur et les personnes en responsabilité, (2) un écolieu et (3) un laboratoire d’expérimentation et de recherche-action au service des nouveaux modes de vie conviviaux et durables.   https://campus-transition.org/

Côté formation, la pédagogie du Campus se base sur une approche dite des « six portes ». Décrites dans le Manuel de la Grande Transition (Les Liens Qui Libèrent, 2020), co-écrit par un collectif de chercheuses et de chercheurs engagés (le Collectif FORTES), les « portes » ne sont rien d’autre que des « terrains de questionnements » par rapport à la transition écologique et sociale. Brièvement, on y trouve : Oikos, la porte des constats liés au climat ; Ethos, la porte des valeurs à la base de nos institutions et vies collectives ; Nomos, la porte des normes, des indicateurs et des modes de gouvernance ; Logos, la porte des imaginaires et des narrations collectives ; Praxis, la porte qui questionne les modes d’action pour une société durable, et Dynamis, la porte de la reconnexion à soi, aux autres et au monde du vivant.

Chacune de ces portes regroupe des sujets reliés entre eux, qui vont à leur tour résonner avec des publics d’enseignants-chercheurs aux compétences spécifiques. En soi, un peu comme le mouvement des Villes en Transition, la pédagogie des six portes n’apporte pas de nouveaux constats en tant que tels. Par contre, elle crée un « terrain de résonances possibles », où des questionnements apparemment silotés au sein de disciplines différentes vont rayonner plus largement, par le fait d’être positionnés les uns à côté des autres dans une vision systémique et transdisciplinaire des enjeux.

Les auteurs du Manuel de la Grande Transition jouent explicitement avec cette résonance, au point de suggérer différents chemins possibles pour parcourir le texte, chemins qui permettent de relier chaque porte aux autres. Par exemple, le chemin « Du diagnostic à la décision pour un monde commun » invite à partir du constat (porte Oikos) pour passer au discernement éthique (porte Ethos) en soutien d’un regard critique vers les normes et les modes de gouvernance (porte Nomos). La mise en action de ce regard critique passe par de nouveaux récits (porte Logos), par une intelligence des possibilités d’action disponibles à différentes échelles (porte Praxis) et par un ancrage de son engagement dans une plus forte connexion à soi-même, aux autres et au vivant (porte Dynamis). Il ne s’agit ici que d’un exemple des chemins possibles qui s’ouvrent aux lectrices et aux lecteurs du Manuel de la Grande Transition (un assortiment de ces parcours possibles se trouve aux pages 28 à 30 du manuel). Ainsi, chaque porte est à penser non pas comme une entrée dans un labyrinthe, où les chemins peuvent ne jamais se croiser, mais plutôt comme le début d’un pèlerinage, qui peut démarrer en des lieux différents, mais dont les chemins finissent par se rejoindre.

La formation comme pèlerinage

Une autre facette qui fait du pèlerinage une bonne métaphore pour la formation à la transition tient à son côté expérientiel. Si on pense au Chemin de Compostelle, personne ne peut nier qu’il représente une expérience transformatrice, même si on ne saurait pas attribuer cette valeur transformatrice à un ingrédient plutôt qu’à un autre : qu’il s’agisse des rencontres sur le chemin, de la fatigue de la marche, de la simplicité, de la démarche intentionnelle, de la beauté des lieux. En tout cas, il y a quelque chose de formateur qui se joue dans chacun de ces aspects, et qui fait que ce chemin est resté une expérience profondément transformatrice pour des générations de pèlerins qui s’y sont exercées depuis le Moyen Âge.

De façon similaire, la formation à la transition ne se joue pas que par l’assimilation de nouvelles connaissances : l’expérience vécue demeure une partie essentielle de sa valeur transformatrice. Cet élément expérientiel est thématisé par plusieurs approches pédagogiques. Dans la pédagogie du Campus de la Transition, un concept central est celui de « tête-corps-cœur » (dont une description approfondie se trouve dans le petit manuel Pédagogie de la Transition (Les Liens Qui Libèrent, 2021). Une pédagogie tête-corps-cœur invite à thématiser comme source d’apprentissage, à la fois, les connaissances autour d’un sujet, mais aussi les expériences vécues dans un milieu d’expérimentation ; expériences qui ont à la fois un côté corporel et affectif.

Cette pédagogie tête-corps-cœur présente des fortes résonances avec la formation en « deux temps et trois mouvements » dont parle le chercheur Gaston Pineau dans son texte Temporalités en formation (Anthropos, 2000). Pineau et ses collaborateurs (tels que Pascal Galvani, Dominique Cottereau et Dominique Bachelart, entre autres) ont exploré, dans maintes publications, trois directions possibles, ou « mouvements », de l’activité de formation : l’autoformation, qui se joue par l’assimilation d’une expérience au sein de son histoire de vie, l’hétéroformation qui passe par l’intervention d’un autre, que ce soit un enseignant ou un co-apprenant, et enfin l’écoformation, qui se base sur l’attention portée aux milieux écologiques qu’on habite. À côté de ces trois mouvements, Pineau distingue aussi deux temps, modelés sur l’alternance jour/nuit. Dans un contexte de formation, ce binôme s’enracine dans la différence entre activités « formalisées » et activités que l’apprenant fait « hors cadre », dans un régime « nocturne » d’apprentissage – cette phase, même si moins visible, n’est pas moins importante pour la transformation de ses façons d’être au monde. Dans les deux cas, c’est-à-dire dans la pédagogie tête-corps-cœur et dans la pédagogie en deux temps et trois mouvements, la formation à la transition joue sur la mise en résonance de différentes dimensions de la personne et de l’expérience qu’elle peut faire d’une nouvelle relation au monde.

Le pèlerinage comme accélération

À l’issue de ce court excursus sur quelques approches pédagogiques pour former à la transition, et sur leurs stratégies pour induire une résonance entre différents sujets (approche des six portes) et entre différents facettes de la personne et du monde (pédagogie tête-corps-cœur, pédagogie en deux temps et trois mouvements), il nous reste à traiter la question que nous avions lancée au début de cet article : Face à l’urgence climatique, peut-on encore accorder suffisamment de temps à la formation ?

Ma réponse est « oui ». J’en suis convaincu ! Cet optimisme de ma part vient d’un travail approfondi sur le terrain. Durant cette année 2022-2023, j’ai pu accompagner l’équipe des formatrices et des formateurs du Campus de la Transition dans leur travail et j’ai participé avec eux à un groupe d’analyse de pratiques. Mon expérience de cet accompagnement est décrite dans le rapport Accorder les temps : les enjeux du métier de formatrice et de formateur au Campus de la Transition (à paraître prochainement dans la série « Expériences et Témoignages du Campus de la Transition » sur le site web du Campus de la Transition). Dans ce texte, je propose qu’un élément clé pour évaluer le sens de la formation à la transition soit le temps. Ou, encore mieux, les temps – au pluriel.

Le domaine de la formation à la transition est un terrain où se croisent plusieurs types d’activités, et notamment, dans la pratique des formatrices et des formateurs du Campus de la Transition : la négociation d’un programme de formation avec des partenaires (qui peuvent ne pas partager les mêmes idées concernant la « formation à la transition ») ; les préparatifs pour l’accueil des groupes en formation ; le lien à faire avec des expériences telles que  la vie dans un écolieu ; la mise en mouvement de différents publics par rapport aux enjeux multiples de la transition ; l’écoute et l’interaction lors des « conversations entre collègues » qui ont lieu au sein des sessions de formation ‒ conversations qui constituent un terrain fertile du fait qu’elles se tiennent dans un contexte « autre » que celui du travail ; l’accompagnement de l’assimilation par les participants de ce qui est vécu à plusieurs niveaux dans le contexte de la formation ; ou encore la réflexion pédagogique entre formatrices et formateurs.

Or, chacune de ces activités possède son propre rythme, ce qui pose le défi d’aménager les temps de ces différentes activités afin qu’elles puissent rentrer en résonance et, de cette manière, conduire à des « temps forts » d’apprentissage.

Qu’est-ce qu’un « temps fort » ? D’après mon expérience, on peut en trouver de deux types : soit lorsque l’attention d’un groupe se fait profonde ; ou alors, quand une collaboration inattendue s’installe. Exemple : un groupe de profs sortent de leur formation avec une prise de conscience partagée de ne pas avoir juste « fait un détour » de quelques jours dans un écolieu, mais d’avoir vraiment avancé sur des questions qui interpellent leur vécu professionnel de tous les jours, de sorte qu’ils trouveront entre eux un nouveau terrain commun sur lequel pouvoir continuer à bâtir, une fois la formation terminée.

Au cours de ces « temps forts », j’ai l’impression d’avoir assisté à des accélérations, que je décrirais comme des montées en intensité d’une activité dans laquelle est investi le groupe en formation. Or, une telle accélération n’est pas à entendre comme un « sprint imposé » de l’extérieur, en vue d’une échéance qui pourrait être indifférente au rythme des activités exercées par le groupe. Au contraire, il s’agit d’une intensification de l’intérieur, qui peut se manifester par une conscientisation explicite, par une proposition inattendue trouvant une fenêtre d’opportunité pour s’épanouir, ou encore par une initiative accueillie dans un partage sincère d’intentions parmi les participants. L’accélération dont je parle est donc une accélération « par la résonance ».

Une autre façon encore de se représenter de quoi la formation à la transition peut être une accélération, nous est fournie par la notion de kairos. Ce mot grec se réfère au temps, non pas dans le sens d’une succession d’instants, mais dans le sens du « temps opportun » ou du « temps propice ». Pascal Galvani, professeur en psychosociologie de l’Université du Québec à Rimouski, mobilise ce terme dans son texte Autoformation et connaissance de soi (Éditions Chronique Sociale, 2020). Pour lui, le kairos de formation est tout moment « intense » où une personne se surprend à mobiliser une compétence nouvelle… sans en avoir complètement conscience. Le travail de formation consisterait alors en la mise en place d’occasions de rendre consciente cette intelligence de l’agir qui s’avère capable d’accueillir la complexité du réel et d’y répondre de façon ajustée.

L’accélération par la résonance passe donc par une multiplication de tels moments intenses, ces kairos de formation. Pour y parvenir, les formatrices et les formateurs à la transition doivent maitriser l’art de composer, dans le contexte d’une formation, les rythmes de courants d’activité différents et complémentaires, tels que : les questionnements existentiels de chaque participant, les dynamiques préexistantes dans un groupe de collègues qui participent à une formation, ou encore l’activité d’assimilation des apprentissages à plusieurs niveaux différents d’expérience. Dans mon rapport, basé sur l’expérience des formatrices et des formateurs du Campus, j’appelle cette habilité l’art d’« accorder le temps » de formation.

On revient ainsi au pèlerinage qui est, lui aussi, un accélérateur de kairos de formation par la composition résonante d’une pluralité de dimensions de la personne et de son expérience du monde. De façon analogue, j’oserai alors mettre la formation à la transition dans la même catégorie d’ « accélérateurs de résonances » que les pèlerinages. Ces accélérateurs de moments intenses d’expérience offrent, à mon avis, grâce à leur cohérence profonde avec la complexité de l’humain et du monde, la meilleure garantie possible de co-produire des formes de vie qui soient vraiment capables de répondre à la complexité des enjeux de la transition et, au final, d’être durablement vivables.

Notes :

  • [1] ­Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, dans un livre d’entretiens avec le chercheur Nathanaël Wallenhorst, Accélérons la résonance (Le Pommier 2022), décrit la résonance comme la manifestation d’une relation avec l’autre et donc avec le monde : « c’est lorsque nous sommes prêts à écouter la voix de l’autre, et à rendre la nôtre plus perceptible » (p. 34). Dans cet article, j’utilise le mot résonance pour designer tous les moments où une relation à l’autre s’établit, sans être imposée de l’extérieur, mais où s’opère un ajustement réciproque qui rend la relation riche de sens pour l’un et l’autre.