La voie du renoncement
Le renoncement a mauvaise presse. Pourquoi le réhabiliter ? En quoi peut-il être porteur de vie ? Devons-nous tous et toutes renoncer, et à quoi ? À rebours du discours ambiant, le philosophe Matthieu Peltier propose une vision désirable du renoncement, qu’il voit comme une nécessité pour répondre au bouleversement écologique, mais aussi et surtout comme une occasion de croître en sagesse, de gagner en liberté et d’accéder à une vie plus grande.
Il existe aujourd’hui un paradoxe profond : alors que nos sociétés n’ont jamais été aussi riches et que les conséquences négatives de cette course à la richesse n’ont jamais été aussi criantes, l’idée de renoncement semble, quant à elle, n’avoir jamais suscité autant de défiance et de rejet. Dans notre monde contemporain, il paraît impensable qu’un parti politique puisse récolter des suffrages substantiels avec l’idée du renoncement. Il suffit de voir comment est reçue l’idée de décroissance de manière globale.
Par un mécanisme intrigant, le discours ambiant a réussi, à notre époque, à rendre suspecte cette notion qui, depuis la nuit des temps, relève de la plus élémentaire des sagesses : le renoncement. Pire : le renoncement est régulièrement associé à une forme de non-prise en compte de la misère qui sévit dans nos sociétés et au-delà. Comme si défendre l’idée de renoncement consistait à vouloir empêcher les plus démunis d’accéder aux biens de nécessité alors que c’est précisément l’inverse : ce n’est que par une limitation de l’accumulation de richesse chez les plus aisés que pourront s’envisager une plus grande égalité et une réduction de la misère.
Très habilement, le capitalisme, comme il sait si bien le faire, s’est réapproprié le vocabulaire et a fait du renoncement une idée négative, triste et sectaire.
La vie s’éteint sur terre
Pourtant, nous vivons dans un contexte qui devrait nous pousser à reconsidérer cette idée de renoncement comme une proposition plus que jamais sensée.
Le dernier rapport du Fonds mondial pour la nature (WWF, octobre 2024) nous rappelait récemment ce terrible constat : la vie est en train de s’éteindre partout sur terre. En seulement 50 ans (1970-2020), la taille moyenne des populations d’animaux sauvages a connu un déclin catastrophique de 73%, constate ce rapport « Planète vivante ». La cause principale : la réduction continue des espaces de vie au profit de l’expansion de l’activité humaine. Pour le dire simplement : nous sommes en train de transformer la planète en un gigantesque parking. Quelques semaines plus tard (du 21 octobre au 1er novembre 2024), la COP sur la biodiversité à Cali en Colombie débouchait sur un échec.
Côté climat, nous ne parvenons toujours pas à stopper l’augmentation des émissions mondiales de CO2 et 2024 sera très certainement l’année où l’humanité a émis le plus de gaz à effet de serre de toute son histoire.
Un brin de lucidité devrait nous faire entrevoir cette évidence : nous devons nous limiter dans notre infinie soif d’expansion et d’accumulation. Comment, diable, cela ne nous apparait-il pas comme une évidence partagée ? Tant notre grignotage des espaces de vie naturelle que nos émissions de CO2 sont pourtant des indicateurs directs de notre consommation.
Une sagesse séculaire
Et pourtant, bien avant que tous ces problèmes ne rendent le renoncement incontournable, la quasi-totalité des sagesses et religions du passé mettaient l’idée du renoncement au centre du cheminement spirituel de l’individu. Défendre le renoncement, c’est avoir avec soi des bibliothèques entières d’alliés.
Dans la pensée chrétienne, l’Évangile est sans équivoque : « Quiconque veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même » (Marc 8, 34-35). Ou encore : « Il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » (Matthieu 19, 24 ; Marc 10, 25 ; Luc 18, 25). Chez les Bouddhistes, l’impermanence de la vie et l’insatisfaction doivent nous conduire au renoncement qui est la troisième des nobles vérités. L’hindouisme ne dit pas autre chose, ainsi qu’on le retrouve dans la Bhagavad-Gita (18, 2-3) : « Le renoncement conduit à la paix du salut. S’abstenir des actes qu’inspire le désir, voilà le détachement. Renoncer à tout fruit de ces actes, c’est ce que l’homme éclairé appelle le renoncement ».
Au-delà des religions, c’est toute l’histoire de la philosophie qui est traversée par cette idée que la liberté passe par le renoncement. Ainsi, déjà dans l’Antiquité, Épicure (342-270 av. JC), contrairement au stéréotype populaire, prônait la limitation : « Celui qui ne sait pas se contenter de peu ne sera jamais content de rien ». Ou encore : « À propos de chaque désir, il faut se poser cette question : quel avantage en résultera-t-il si j’y renonce ? ». L’école stoïcienne va dans le même sens, avec notamment Épictète (50-125 ap. JC) qui a le mérite d’être clair : « Il n’y a qu’une route vers le bonheur, c’est de renoncer aux choses qui ne dépendent pas de nous ». Plus globalement, l’histoire de la philosophie est parcourue par la relation de l’être humain à sa finitude (l’être-pour-la-mort d’Heidegger) qui l’oblige, pour pouvoir vivre sa vie, à en faire le deuil et donc à une forme de renoncement primitif.
Au 20e siècle, la philosophe Simone Weil a redéployé la notion de renoncement avec une force et une radicalité inspirantes. Dans son livre La pesanteur et la grâce, elle écrit cette affirmation énigmatique : « Le mal consiste en actions, le bien en non-action, en action non agissante ». Ainsi, pour Weil, faire le bien consiste essentiellement à s’empêcher de faire certaines choses. C’est donc un acte pur de renoncement. Ainsi que le disait Albert Camus, « un homme ça s’empêche », et c’est l’expression la plus haute de notre liberté que de renoncer à faire ce à quoi nos désirs nous poussent si nous jugeons que ce à quoi ils nous poussent va à l’encontre de l’idée du bien que nous nous faisons.
Renoncer en vue de…
Selon le dictionnaire Le Robert, le renoncement se définit comme le « fait de renoncer (à une chose) au profit d’une valeur jugée plus haute ; attitude qui en résulte ». Cette définition est intéressante car, d’emblée, elle pose le fait que l’acte de renoncement n’est pas un acte négatif. Il ne s’agit pas de renoncer pour renoncer, par contrition ou par refus de la vie. Au contraire, le renoncement se fait à la lumière d’un projet plus global qui vise à atteindre « une valeur jugée plus haute ». Renoncer, c’est donc toujours renoncer au nom d’une valeur plus grande.
Alors à quoi nous faudrait-il renoncer ? La question d’Épicure « Quel avantage en résultera-t-il si j’y renonce ? » peut nous servir de boussole. Le renoncement fait sens quand il donne accès à une vie plus grande.
Ainsi en est-il certainement de l’expérience de traitement des addictions. Les thérapies sérieuses de l’alcoolisme, par exemple, prônent toutes l’abstinence, car le malade alcoolique en est arrivé à un point où l’entièreté de la vie est empêchée par la consommation. Dans ce cas, les avantages du renoncement au produit deviennent évidents et peuvent constituer la prise de conscience salvatrice. Les Alcooliques anonymes ont développé à ce sujet toute une sagesse du renoncement qui mériterait d’être connue. Leur littérature insiste sur l’idée que seul le renoncement total à l’alcool peut permettre la réouverture des possibles et le début d’une nouvelle vie.
Renoncer, c’est donc renoncer à ce qui nuit à ma croissance spirituelle et au déploiement de la vraie vie.
Cupidité et politique
Le renoncement aux biens matériels semble, à bien des égards, le plus grand défi auquel notre époque se trouve confrontée.
On sous-estime le rôle primordial que joue la cupidité et la place centrale qu’occupe la richesse dans les situations politiques que nous connaissons aujourd’hui. Ainsi que l’énonce la féministe Bell Hooks dans son livre À propos d’amour :
« Le culte de l’argent mène à l’endurcissement du cœur ; il peut mener chacun.e d’entre nous à cautionner, de manière active ou passive, l’exploitation et la déshumanisation de soi ou des autres. […] Quand la politique de la cupidité se fait norme culturelle, on en vient à considérer tout acte de charité comme suspect, comme un signe de faiblesse. Par conséquent, les citoyen.nes de notre pays deviennent chaque jour moins charitables, et défendent avec arrogance des politiques égoïstes préservant les intérêts des riches, en propageant l’idée que les pauvres et celles et ceux qui sont dans le besoin ne travaillent pas assez dur »[1].
Il n’est pas exclu que le virage identitaire, nationaliste et sécuritaire que nos sociétés connaissent se rapporte dans une certaine mesure à la préférence qu’elles accordent à la cupidité et à l’accumulation des richesses au détriment de l’égalité et de la liberté. Que signifient nos politiques migratoires toujours plus dures si ce n’est un refus, toujours plus affirmé, de partager et donc de renoncer aux avantages et au confort que nous procure notre indécente richesse ?
Pauvreté
Notre monde a tellement érigé la richesse en vertu que le mot « pauvreté » est devenu un terme exclusivement péjoratif. Notre société entend « lutter » contre la pauvreté et s’indigner contre elle. Mais bien sûr, il est rare que la richesse soit mise en cause dans ce combat. La « lutte » contre cette pauvreté s’arrête souvent au discours dont le rôle inconscient est de justifier notre confort. En plaçant la pauvreté dans la catégorie des situations indignes, je justifie d’une certaine manière mon propre niveau de vie.
Il n’est pas question ici de faire l’éloge de la précarité. Mais il est interpellant de constater que le mot « pauvreté » n’a pas toujours eu le sens négatif qu’on lui donne aujourd’hui. L’histoire du christianisme est parcourue d’éloges de la pauvreté. C’est même une condition du salut dans les évangiles. C’est aussi la voie royale vers la joie et vers Dieu selon Saint-François d’Assise et tous ceux et celles qui le suivront.
Pour bien comprendre ce que ce terme peut avoir de positif, il faut pouvoir distinguer la pauvreté de la misère. Ainsi que l’écrit Charles Péguy :
« On confond presque toujours la misère avec la pauvreté ; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont voisines sans doute, mais situées de part et d’autre d’une limite ; et cette limite est justement celle qui départage l’économie au regard de la morale ; cette limite économique est celle en deçà de qui la vie économique n’est pas assurée, au-delà de qui la vie économique est assurée »[2].
Tout être humain doit être sorti de la misère qui est une situation dégradante et subie. La pauvreté, elle, relève plus d’une voie de renoncement choisie et exigeante. Il est bien plus difficile de rester pauvre que de rester riche. Cela implique un engagement et une vigilance de chaque instant. Mais cette pauvreté n’est pas une simple privation, elle consiste en une forme d’élagage et de simplicité permettant l’avènement d’une vie plus morale, mais aussi plus juste.
Christian Bobin, le poète, a défendu à plusieurs reprises la notion de pauvreté, lui qui vivait très simplement dans sa maison perdue dans la forêt du Creusot. Au début de son livre Le plâtrier siffleur, il parle d’un abri de berger dans une grotte décrit par l’écrivain Ernst Jünger. La simplicité de cet abri prend alors la forme de l’exacte réponse dont nous avons besoin face à la noirceur de notre monde.
« Cette demeure du berger, cette frugalité, cette sorte de radicalité, veiller à la nourriture la plus élémentaire, veiller sur le feu, avoir non loin la rumeur de la mer et des étoiles, cette intensité presque muette de la vie où la nécessité et la beauté ne font plus qu’un, est quelque chose qui nous manque. Et c’est peut-être ce lien entre la beauté, la simplicité et la frugalité qui va nous ouvrir l’avenir »[3].
Notre avenir serait donc dans le moins, dans cette « pauvreté » qui permet l’ouverture du cœur.
Notre époque a tout de même réussi à valoriser le mot « sobriété » ; c’est sans doute qu’il est plus policé, mais surtout plus compatible avec la marchandisation. Comme beaucoup de mots, celui-ci a été récupéré par le capitalisme et la publicité. On trouve ainsi aujourd’hui quantité de slogans marketing vantant la sobriété énergétique de tel ou tel appareil. On trouve également plusieurs livres de développement personnel vantant une sobriété tournée vers la productivité : « Devenez plus productif grâce à la sobriété ».
L’avantage du mot « pauvreté », c’est qu’il semble assez armé et fort pour ne jamais être récupéré par le monde marchand. Il se dresse fièrement devant les forces consuméristes et ne leur concèdera rien, tant il en est l’antinomie.
Liberté
En un sens, le renoncement est aujourd’hui la dimension la plus délaissée de la pratique de la liberté. La folle course au « progrès » technologique relève d’une volonté de faire tout ce qu’il est possible de faire. Nous envoyons des fusées dans l’espace et des robots sur mars, nous inventons des voitures qui se conduisent toutes seules et des chatbots capables de tenir une conversation. Nous faisons tout cela, car nous sommes libres et capables de le faire.
Mais le point aveugle de cette vision, c’est l’espace de liberté potentielle que pourrait également créer le renoncement à certaines de ces formes de progrès. « Un homme ça s’empêche », disait Camus, et décider de ne pas faire quelque chose, ou de nous astreindre à certaines limites, c’est aussi une forme de liberté.
Le renoncement porte peut-être mal son nom, car il se présente sous une forme négative : ce-que-nous-n-aurons-pas. La notion omet l’ouverture des possibles, le supplément de liberté qu’il permet. Nous pourrions pousser l’expérience à son paroxysme et imaginer une technologie qui, prenant tout en charge pour nous, rendrait nos existences entièrement immobiles.
Identifier combien nos technologies nous enchainent, c’est aussi comprendre à quel point elles « atrophient notre puissance d’être » pour reprendre les mots de l’astrophysicien et philosophe Aurélien Barrau. Notre vie n’a pas vocation à être pratique ou efficace, sa richesse est dans cette profusion de possibles à laquelle chaque instant nous ouvre. Et, dès lors que l’empilement des choses et des gadgets réduit nos capacités de mouvement au sein de cet espace de jeu que constitue l’existence, le moment est assurément venu d’envisager d’y renoncer.
Notes :
-
[1] Bell Hooks, À propos d’amour, Divergences, 2022.
[2] Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, tome I, Gallimard, 1987, pp. 1018-1023.
[3] Christian Bobin, Le plâtrier siffleur, Poesis, 2018, pp. 1-2.