Le bien commun constitue l’un des principes fondamentaux de la Pensée sociale de l’Église (PSE) et, de ce fait, une référence majeure dans le monde religieux. La crise écologique a fait sortir la notion de bien commun du seul univers religieux : elle est devenue une visée pour l’humanité entière. L’écologie a ainsi permis d’élargir la référence au bien commun, mais en même temps elle a conduit aussi à une réduction de sa signification, la limitant souvent aux biens communs. La crise écologique fait prendre conscience de l’importance vitale des biens de la nature comme la terre, l’eau ou l’air. Mais ce faisant, elle a parfois opéré un appauvrissement de la notion de bien commun, la limitant aux biens nécessaires pour rester vivant. La signification donnée par la PSE à la notion de bien commun ne se réduit pas aux biens communs. Pourtant, même à l’intérieur de la PSE, son sens et sa portée ont évolué, passant d’une conception plutôt centrée sur les droits humains à celle d’une maison commune à habiter.
Le bien commun : « la voie politique de la charité »
La Pensée sociale de l’Église (PSE) renvoie au discours de l’Église sur la société. On utilise également les mots de doctrine ou d’enseignement pour nommer ce corpus de textes. Le mot doctrine peut faire croire qu’il s’agit d’un catalogue de principes à appliquer, ce qui n’est pas juste. Dans ce corpus il y a certes des principes, mais qui apparaissent comme des repères pour scruter les signes des temps dans la réalité sociale et orienter l’agir humain. L’attention aux réalités humaines fait partie de l’Évangile et l’Église vise à travers ce corpus à aider à discerner la manière dont Dieu se fait présent dans l’histoire humaine.
Trois caractéristiques sont importantes à souligner par rapport au statut de ce corpus appelé pensée, doctrine ou enseignement social de l’Église, concernant son contenu, son élaboration, et sa destination. Le contenu vise autant la réflexion que l’action. Or, ces deux dimensions sont autant le résultat que la source de ce corpus. Il désigne le dynamisme de toute l’Église qui se condense dans des textes clés du magistère (ndlr : l’enseignement officiel des évêques et du pape), lesquels entraînent à nouveau de la pensée et de l’action. L’élaboration de ce corpus de textes est marquée par sa construction permanente et collective. La PSE n’est pas un ensemble de documents qui figent la doctrine de l’Église une fois pour toutes, elle est une pensée qui évolue en permanence en fonction des défis historiques de chaque époque. Son discours est toujours très incarné et en lien avec le contexte historique. D’autre part, la PSE est le résultat d’une démarche d’élaboration collective et d’interaction entre les communautés chrétiennes locales et le pouvoir central universel. Elle est toujours le fruit d’un réseau de contributions multiples. Enfin, cette pensée de l’Église n’est pas destinée uniquement aux Chrétiens. Depuis Jean XXIII, les encycliques sont adressées à toute personne de bonne volonté.
Ces caractéristiques de la PSE sont importantes pour bien situer et saisir la portée de ses propos et de ses principes, et notamment de celui qui nous occupe ici : le bien commun. Il constitue le principe organisateur de tout le discours social de l’Église en matière politique, sociale et économique. Il apparaît comme visée éthique plutôt que modèle politique : il donne des principes pour l’action plus qu’il ne propose une organisation concrète de la société. Il dit une utopie plus qu’un programme politique. Il exprime la dimension politique et institutionnelle de la charité. L’encyclique Caritas in Veritate (2009) en parle ainsi : « Œuvrer en vue du bien commun signifie d’une part prendre soin et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent la vie sociale qui prend la forme de la polis, de la cité. C’est la voie politique de la charité » (n°7).
Pour préciser la signification du bien commun défini comme « voie politique de la charité » on peut faire référence à différents textes du magistère qui en parlent. Toujours dans l’encyclique Caritas in Veritate, on parle du bien commun comme étant « le bien de ‘nous tous’, constitué d’individus, de familles et de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale» (n°7). Il se réfère donc autant au bien individuel de chacun qu’à celui de l’ensemble de la communauté humaine. Il relève du vivre-ensemble et de la place occupée par chacun dans la communauté. « On pourrait dire que c’est le bien de la communion des personnes »[1].
Le bien commun est du ressort de la justice sociale. On peut en ce sens évoquer l’encyclique Rerum Novarum (1891) qui, par rapport au conflit entre classe ouvrière déshéritée et riches propriétaires, associe le bien commun à la valeur de l’équité. Le texte préconise une société dont le principe organisateur ne soit pas l’affrontement des classes mais la juste relation des personnes, en fonction de leur rôle au service de tous. Plus tard, l’encyclique Quadragesimo Anno (1931) appelle, face à la misère provoquée par la crise de 1929, à revoir le partage des richesses avec une visée d’utilité commune.
Le bien commun apparaît également lié aux droits humains. C’est ainsi que l’encyclique Mater et Magistra (1961) associe le bien commun aux conditions sociales qui favorisent l’épanouissement et la perfection de l’individu. Ces conditions se réfèrent aux besoins essentiels de la vie humaine : l’accès à l’eau, à l’alimentation, au logement, au travail, à l’éducation, aux soins, mais aussi à la culture et à la religion. Un peu plus tard, l’encyclique Pacem in Terris (1963) montrera la proximité entre le bien commun et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.
Une caractéristique centrale du bien commun dans la PSE c’est sa dimension universelle. En ce sens, Pacem in Terris (1963) affirme clairement le caractère universel du bien commun et le besoin, pour le faire respecter, d’une autorité mondiale. La constitution Gaudium et Spes (1965) insiste également sur cette dimension universelle du bien commun et sur l’interdépendance entre développement intégral de l’homme et développement de la société elle-même.
En lien avec cette idée de développement intégral, le bien commun apparaît associé également à la solidarité et la charité. C’est l’encyclique Populorum Progressio (1967) qui précise cette dimension intégrale du développement, en indiquant qu’il s’agit du développement de toutes les personnes et de toutes les dimensions de la personne humaine. Le texte précise que la question sociale devient dorénavant mondiale, qu’elle ne peut pas se réduire aux problèmes internes de chaque société, et il appelle fortement à une solidarité entre les pays pour assurer le bien commun universel. Ce lien entre solidarité et bien commun est clairement affirmé dans l’encyclique Sollicitudo Rei Socialis (1987).
Ces différentes références au bien commun explicitent sa définition comme « voie politique de la charité ». Le bien commun renvoie à la relation de charité et de solidarité comme principe ordonnateur et régulateur des sociétés autant au niveau local, que national et international. Le bien commun apparaît de ce fait associé surtout à l’idée de justice sociale et au fait de permettre à tous les humains de bénéficier des droits nécessaires pour vivre dignement.
Le bien commun comme « maison commune »
La conception de bien commun associée surtout à l’idée de justice sociale et au respect des droits humains va connaître un déplacement majeur avec l’encyclique Laudato si’ du Pape François, publiée en 2015. Première encyclique consacrée à la question écologique, elle introduit un changement radical de vision par rapport à la nature non humaine. Considérée jusqu’à présent comme un ensemble de biens au service de l’humain, la nature acquiert dans cette encyclique le statut de « créature » au même titre que les humains. Les végétaux, les animaux, les minéraux ne sont pas des ressources au bénéfice de la vie humaine : ils sont des créatures, qui font partie de la Création comme les humains, et qui ont une « valeur en soi » en tant que créatures[2].
Ce déplacement dans la conception de la nature non humaine conduit également à un déplacement de la notion de bien commun. Ce déplacement se situe à deux niveaux. Premièrement, il s’agit d’un élargissement de la visée du bien commun à toutes les créatures. Le bien commun ne concerne pas uniquement le bien-être des personnes humaines, il concerne le bien-être de tous les êtres qui habitent la Création. De ce fait, on ne peut plus réduire le bien commun ni à l’échelle de la société humaine, même universelle, ni à la seule justice sociale. Le bien commun concerne autant les créatures humaines que les créatures non humaines, et il vise autant la justice sociale que la justice environnementale. Ce déplacement conduit l’encyclique à affirmer avec force et conviction que « la clameur de la terre et la clameur des pauvres » c’est un seul et même cri (n°49).
À ce premier déplacement sous forme d’élargissement, s’ajoute un deuxième, plus fondamental, qui associe le « bien » visé à la qualité des relations qu’on tisse. Le bien commun n’est pas tant le bien qui est partagé par tous les vivants, y compris les non humains. Le bien commun réside avant tout dans la dimension relationnelle. Pour vivre bien, il ne suffit pas d’accéder aux biens essentiels ou de bénéficier des droits qui garantissent leur accès, mais il s’agit surtout de prendre soin des relations qui nous relient les uns les autres. Et la qualité relationnelle concerne autant les relations entre les humains que les relations avec les créatures non humaines.
La vie se dit avant tout en termes de relation. De ce fait, dans l’encyclique, l’environnement n’est pas défini comme le cadre de la vie humaine, ce qui l’environne, mais au contraire, comme « la relation qui existe entre la nature et la société qui l’habite » (n°139). La dimension relationnelle est ce qui identifie la vie, et la vie de toutes les Créatures, humaines et non humaines. Cette importance capitale donnée à la dimension relationnelle de la vie, fonde la notion centrale de l’encyclique : l’ « écologie intégrale ». Elle se traduit par la prise en compte conjointement de quatre relations fondamentales : la relation à soi-même, la relation à autrui, la relation à la nature et la relation à Dieu. La fameuse petite phrase qui revient comme un leitmotiv tout au long de l’encyclique : « tout est lié », renvoie à cette dimension relationnelle fondamentale. Le rapport à la nature, au même titre que le rapport à soi, aux autres et à Dieu, ne doit pas être perçu comme une relation instrumentale d’utilisation ou de gestion d’un bien matériel, mais comme une relation d’interdépendance existentielle.
La relation qui se trouve à la base du bien commun est une relation de « communion ». Cette idée de commun comme communion, va être fortement affirmée dans l’encyclique Fratelli tutti de 2020 en lien avec la notion d’« amitié sociale ». C’est la fraternité dans les liens tissés dans la société et non seulement la juste distribution des biens disponibles qui constitue le fondement du « bien commun ». Or dans l’encyclique Laudato si’, la relation de communion doit concerner le rapport avec toutes les créatures, humaines et non humaines (n° 220).
Le bien commun pensé avant tout comme des relations de communion avec toutes les créatures conduit à l’image de la terre comme une « maison commune », proposée par Laudato si’. La maison ne se réduit pas au cadre matériel (un toit et des murs) mais c’est avant tout un lieu où l’on se sent « chez soi ». Le bien commun, qui était conçu dans les premiers textes de la PSE en termes surtout d’accès aux droits que permettent à chacun de vivre dignement, acquiert dans Laudato si’, une nature « systémique » déterminée par la relation de communion qui transforme la terre en « maison commune ».