Le père Paolo Dall’Oglio, un prophétisme en dialogue
Retraçant le parcours du père Paolo Dall’Oglio, cet article nous fait découvrir la dure et riche réalité des échanges islamo-chrétiens en Syrie. Le travail réalisé autour du monastère de Mar Moussa par le père Paolo et son entourage redonne sens aux valeurs du dialogue, de l’accueil, de la solidarité, de l’interculturalité… L’actualité récente jette néanmoins un voile sur ces réalisations. Porteur à la fois de l’espoir d’un dialogue possible et, par les derniers évènements, lié aux craintes d’une résistance impossible face au rouleau compresseur de l’Etat islamique, l’héritage du père Paolo est d’une actualité bouleversante.
Dans un bus bondé qui le ramenait d’Alep, le père Paolo Dall’Oglio, jésuite italien, fut pris à partie par un musulman qui lui demanda comment il était possible d’être une personne raisonnable et de croire au fils de Dieu. Agacé par cet-te question qui revenait souvent au cours des discussions avec des amis musulmans, le père Paolo s’emporta et décida de jouer le rôle de l’inquisiteur musulman face à un chrétien. Dans le silence médusé du bus, il remit en question tout ce qui faisait sa foi chrétienne. Un vieux monsieur finit par l’interrompre et lui dit : « Arrête, nous te demandons pardon, j’ai compris que ce n’était pas la bonne façon de parler des religions, ce n’est pas celle que le Prophète nous a recommandée ». A son tour, Paolo s’excusa de s’être emporté et promit de ne jamais plus se laisser aller à la polémique. « Depuis lors, écrivait-il, j’ai systématiquement évité les combats de coqs des discussions théologiques. Ma façon de rentrer en dialogue, c’est avant tout par une vraie curiosité, je cherche à comprendre quelque chose de la particularité de celui que j’ai en face, ou plutôt avec qui je partage le même banc. Il m’est cher à l’avance et je suis sûr que par sa parole et son expérience je viendrai en contact avec quelque chose, un nouveau trait, une autre facette du Seul qui m’intéresse car Lui est vraiment intéressé à cette personne que je rencontre » (AI).
Rencontre, dialogue islamo-chrétien, attention à l’autre, profondeur et puissance de la réflexion théologique, emportement parfois, cette anecdote résume assez bien la vocation et la personnalité du père Paolo. Fondateur de la communauté al-Khalil en Syrie et refondateur du monastère de Mar Moussa, le jésuite a consacré sa vie à comprendre et aimer l’islam. S’il disait se sentir d’une certaine manière musulman, ce n’était pas tant par goût de la provocation, bien que ce ne soit pas à exclure tout à fait, que par désir de solidarité, de communion, d’empathie. Empathie avec une communauté qui souffre. Communion avec une religion qui n’a cessé d’interroger le christianisme, de le provoquer, de le purifier, dirait Paolo, en mettant à mal ses espoirs universalistes. Solidarité, enfin, surtout, parce que Paolo vit, travaille, réfléchit, débat avec et dans une société musulmane, terre et famille d’adoption, et qu’une véritable compréhension ne peut naître que dans le partage d’un quotidien. « J’appartiens à l’Eglise, dans le sens où je fais partie du mystère du Christ Eglise… Et j’appartiens à l’Islam parce que l’Eglise en moi va à l’Islam, veut rencontrer les musulmans, veut reconnaître le travail de l’Esprit de Dieu dans l’expérience religieuse musulmane » (AI). La grande question de Paolo, celle qu’il n’a jamais cessé de porter, était : que vient dire l’Islam aux chrétiens ? Et par là même : vers quoi entraîne-t-il le christianisme ? A la suite de Charles de Foucauld et de Louis Massignon, ses deux grands maitres spirituels, Paolo pensait que la religion musulmane, par le scandale et le mystère qu’elle posait aux chrétiens, poussait l’Eglise vers une plus forte radicalité dans l’imitation du Christ, son humilité, son esprit d’accueil et de service. « Le mouvement vers l’autre est plus un pèlerinage, un hadj, qu’une campagne missionnaire, encore moins une croisade » (AI). Ces questions ne pouvaient trouver leur réponse uniquement dans des débats théologiques, elles devaient s’incarner dans un vivre ensemble. La refondation du monastère de Mar Moussa a permis cette expression.
En 1977, novice romain de vingt-trois ans, il annonça au père supérieur qu’il désirait offrir sa vie pour le salut des musulmans. Sa vocation fut écoutée et prise au sérieux, on l’envoya étudier l’arabe dans un Liban déchiré. Il s’y attela comme un forcené, avec cette passion qui le caractérise d’aller au fond des choses. Puis, après deux années de philosophie à Naples, il partit à Jérusalem apprendre l’hébreu. A son retour, son désir se réalisait, il fut envoyé à Damas. Là, il s’imprégna du rite syriaque, le plus proche selon lui du rythme des prières des cheikhs musulmans et décida de se faire ordonner prêtre selon ce rite. Il découvrit en 1982, un peu par hasard, le monastère de Mar Moussa abandonné, dans les montagnes arides du Qalamoun, entre Damas et Homs. Cette découverte marqua le début d’une aventure humaine, spirituelle, archéologique et pastorale. Pendant trente ans, Paolo Dall’Oglio s’est battu. Pour restaurer le monastère, puis les fresques. Pour y faire venir de l’eau, pour l’alimenter en électricité, le relier au téléphone. Pour combattre la désertification de la vallée. Il s’est démené pour faire reconnaître par le Vatican et par l’Eglise locale, la communauté qu’il a fondée, une communauté mixte, œcuménique, vouée au dialogue islamo-chrétien, à l’hospitalité et au travail manuel. Selon lui, « le monastère chrétien oriental, surtout celui en lisière des grands déserts, fait partie esthétiquement et spirituellement du monde symbolique musulman » (AI). En créant cette communauté, il voulait faire revivre ces échanges de bon voisinage. Car dans cette aventure il ne fut pas seul, et ce qu’il a insufflé continue à vivre malgré sa disparition le 29 juillet 2013 à Raqqa.
Jacques Mourad, syrien, le premier, s’est joint à lui. Il n’avait pas vingt ans. Cet Italien qui criait dans le désert lui plut. Ils ne se quitteront plus. Le père Jacques devint prêtre à Qaryatayn, ville du désert près de Palmyre, et s’occupa du monastère de Mar Elian, qui dépendait du monastère de Mar Moussa. (Entièrement rasé par l’Etat islamique en août 2015, alors que le père Jacques était otage de ce même groupe, il avait accueilli des centaines de réfugiés chrétiens et musulmans depuis le début de la guerre syrienne.) Puis vinrent les autres. Compagnons de quelques années ou de toute une vie, pour ceux qui sont restés et devenus moines ou moniales. La communauté prit le nom d’al-Khalil, l’Ami de Dieu, titre biblique et coranique d’Abraham. Après plus de quinze ans de démarches, de réticences diocésaines et vaticanes, la règle de la communauté fut approuvée par le Vatican en 2006. Les moines et moniales, aujourd’hui une dizaine, sont restés pour la plupart en Syrie depuis le début de la guerre, et ce malgré les enlèvements de Paolo puis de Jacques. Ce dernier a été libéré en octobre 2015. Une partie de la communauté s’est aussi récemment installée à Sulaymānīyah au Kurdistan irakien, où depuis juin 2014, elle accueille quelques deux cents réfugiés chrétiens grâce à l’incroyable travail du père Jens, suisse allemand, membre de la communauté depuis vingt ans. Enfin, elle est aussi implantée à Cori, au sud de Rome, où logent les moines et moniales qui font leurs études et font vivre le dialogue islamo-chrétien en Europe, notamment par les conférences de sœur Carol et du père Jihad.
Avant la guerre, chaque vendredi de printemps, des centaines de musulmans venaient pique-niquer en bas du monastère, prendre un thé avec la communauté, admirer les fresques de l’église. C’était l’occasion d’un échange, toujours fruc-tueux, entre ces deux communautés, dans l’hospitalité abrahamique. L’organisation de séminaires interreligieux théorisait ce partage quotidien, en réunissant imams, pasteur, prêtres et fidèles confondus, sur différents thèmes, comme l’interprétation des textes sacrés. La communauté al-Khalil pensait que construire l’harmonie islamo-chrétienne était aussi un moyen de ralentir l’émigration vers l’Occident des chrétiens orientaux. « La pratique de l’hospitalité, jour après jour, est aussi une grande occasion d’approfondissement existentiel de la relation à l’Islam. […] Les musulmans sont notre famille » (AI).
Le monastère de Mar Moussa n’agissait pas simplement au niveau local et national. L’hospitalité était inscrite dans ses murs. Les visiteurs d’un jour ou de plusieurs semaines, étaient de toutes nationalités, cultures et confessions. L’harmonie se construisait aussi par la rencontre de l’Occident avec l’Orient. Par son mode de vie simple et ascétique, le monastère ne se départait par du mode de vie local et le faisait partager aux visiteurs qui participaient, souvent avec joie, au travail de la communauté : cuisine, lessive, ménage, travaux agricoles. Rares sont les personnes qui ont partagé la vie de cette communauté qui n’en soient reparties profondément marquées. Et qui aujourd’hui ne peuvent faire autrement que se sentir solidaires du peuple syrien et de ses souffrances. « Il me semble opportun de souligner la valeur théologique de la convivialité au sein de la culture arabe locale […]. Au-delà de toute considération dogmatique, il y a le simple fait de vivre ensemble. La dimension de l’humain, en tant que valeur que tous participent à reconnaître et à construire, reste ce qui se trouve le plus immédiatement disponible à la bonne volonté de chacun. La qualité des gestes quotidiens est la base à partir de laquelle nous pouvons construire la commensalité et la convivialité, portées par les rites relationnels de bon voisinage » (AI). Ce sont cette convivialité et ces gestes quotidiens qui ont trouvé un écho puissant auprès des visiteurs et des résidents à plus ou moins long terme du monastère.
En novembre 2006, la communauté reçut le prix de la Fondation Euro-méditerranéenne Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures. En février 2009, les Universités de Louvain et de Leuven attribuèrent le titre de docteur honoris causa à Paolo pour l’action de la communauté en faveur du dialogue islamo-chrétien. « Cette solidarité avec les musulmans ne signifie pas du tout une désolidarisation avec les destins des populations chrétiennes locales. Bien au contraire, nous sommes convaincus que le rapprochement, prudent et conscient, entre chrétiens et musulmans, produit un grand bien aux chrétiens aussi, qui peuvent retrouver la joie et le sens de rester dans leur patrie ancestrale. Les chrétiens locaux sont chez eux à Deir Mar Moussa et participent, avec la communauté monastique, à la pratique de l’hospitalité envers les musulmans. Nous parlons de pratique car c’est une expérience concrète qui ne relève pas d’une théorie, mais d’une élaboration du bon voisinage islamo-chrétien » (AI). L’importance et le rôle du monachisme en Islam, la notion de convivialité, de commensalité font partie des éléments essentiels au dialogue engagé par la communauté et Paolo, afin de casser les identités figées, sources de tant de cristallisations. Et lorsque le père Paolo reconnait à Muhammad le titre de prophète, ce n’est pas une abdication de sa foi chrétienne, ni un renoncement facile pour trouver une improbable et superficielle harmonie, mais une manière d’envisager que la prophétie commence bien plus qu’elle ne se termine avec le Christ. « Nous avons besoin d’un nouveau prophétisme, un prophétisme en dialogue, interreligieux, dans une expérience toujours nouvelle de l’Esprit de Dieu, dans l’espace sacré de notre rencontre, de notre hospitalité réciproque » (AI).
En mars 2011, à la suite des autres printemps arabes, le mouvement contestataire et pacifique des Syriens a été l’objet d’une effroyable répression. Avec sa communauté, Paolo a clairement œuvré pour une transition démocratique, progressive comme il le faisait depuis trente ans. Devant l’ampleur et la barbarie des agissements du régime face à des manifestants dans un premier temps pacifistes, ses prises de position individuelles contre le gouvernement lui ont valu d’être expulsé de Syrie en 2012. Le moine Paolo s’est transformé en combattant, implorant toutes les chancelleries d’armer les rebelles pour éviter une islamisation extrémiste de la révolution. La plupart de ses prédictions se sont, hélas, réalisées. Il retourna deux fois clandestinement en Syrie, à chaque fois pour tenter des médiations, entre les différents partis, kurdes, rebelles, islamistes, pour négocier des libérations d’otages. « Pour des raisons qui ont à voir avec l’engagement de ma vie, cette guerre civile ne porte pas seulement atteinte aux conditions minimales de vie pour les chrétiens orientaux, mes frères, qui se trouvent piégés entre deux camps, mais plus profondément, c’est une guerre civile qui déchire mon âme. La communauté musulmane n’est pas externe à ma conscience la plus intime, mais elle est bien ma chair, le corps humain à qui j’appartiens, ma communauté, mon identité. Cette guerre civile m’est insupportable. Je voudrais faire quelque chose pour l’arrêter. La communauté des hommes de bonne volonté mondiale devrait tout mettre en œuvre pour l’arrêter. L’Oumma humaine devrait porter les blessures et les angoisses de l’Oumma musulmane, avec plus de miséricorde, de solidarité, car nous sommes tous embarqués sur cette planète fragile. Ne pas porter le poids les uns des autres, rend la vie insupportablement lourde » (RL).
Jusqu’au bout, Paolo a cru que la parole, le dialogue pouvaient être des armes efficaces, même face à ceux qui les refusaient. Jusqu’à son enlèvement. Lui qui avouait, quelques semaines auparavant, un échec complet, en trente ans de dialogue, dans ses essais pour favoriser un passage non-violent à la démocratie, avait voulu une dernière fois « porter un témoignage et jeter une semence » (RL). Est-ce que sa disparition marque son échec et celle de sa prophétie ? L’impossibilité du dialogue ? Etait-ce une impasse ? Ce qui est sûr, c’est que les responsables de cet enlèvement voudraient le faire croire. Et que parfois, nous sommes tentés d’y croire aussi. Mais, disparu, Paolo partage le sort de ces deux cent mille Syriens sans sépulture, sans nom, sans deuil, que le régime a enfouis et torture toujours à mort dans ces geôles. Disparu, un parmi d’autres, il nous crie, hurle, comme il savait si bien le faire, mais d’un cri cette fois-ci désespéré, étranglé : que faites-vous pour la Syrie ? Que faites-vous de votre humanité ? Que faites-vous de ce que vous a enseigné le Christ ? Qu’as-tu fait de ton frère ? Qu’as-tu fait de ton frère ? Réduire Paolo au silence, le faire sombrer dans l’oubli, lui a fait accomplir jusqu’au bout sa propre prophétie. « Je ne veux pas vivre une vie qui soit autre chose qu’un don radical, à mort, à vie » (RL).