En Question n°144 - mars 2023

Le temps de la démocratie

Alors que nos rythmes de vie semblent toujours s’accélérer, il nous paraît indispensable de penser une société avec un autre rapport au temps, d’intégrer une vision à moyen et long terme, de vivre différemment les bouleversements en cours. Le temps et l’espace sont deux dimensions fondamentales de toute société.

crédit : Who’s Denilo – Unsplash

Les démocraties sont en crise, on le voit au taux de participation aux élections qui diminue régulièrement, aux difficultés des politiques à prendre la mesure des enjeux écologiques, aux systèmes hybrides nommés démocratures (démocraties formelles mais dictatures dans la pratique) qui apparaissent. Des solutions sont proposées qui généralement se limitent à tenter d’améliorer la participation des citoyens (jurys citoyens, conventions citoyennes, conseils de tous genres) ou d’ajouter des institutions chargées du long terme. Sans grand résultat car elles n’abordent pas suffisamment les deux dimensions fondamentales de l’espace et du temps de nos sociétés.

Le temps long

La première contradiction est entre le temps court de la démocratie, imposé par des mandats électoraux de 3 à 5 ans, puisque nous déléguons nos responsabilités à des élus, et le temps long des enjeux climatiques dont l’horizon est à 50 ans ou plus. La démocratie est prise en tenailles entre ces deux horizons. Les élus sont convaincus que la décision politique est libre et autonome, alors que notre avenir dépend de phénomènes de long terme sur lesquels ils n’osent souvent pas s’engager. Ils ne peuvent pas commander à un glacier de ne plus fondre, ni à un polluant de ne pas pénétrer les nappes phréatiques, mais prendre les décisions sur les causes de ces phénomènes heurte des intérêts puissants.

En gestion de projet, on apprend qu’il n’est pas possible de fixer les trois critères qualité, coûts et délais : il faut laisser libre l’une des trois dimensions, faute de quoi on risque d’aller à l’échec. Les exemples de projets abandonnés pour ces raisons ne manquent pas. Dans le processus démocratique, la qualité, c’est la consultation des citoyens : elle est impérative. Il faut donc soit fixer un délai et dégager les moyens (coût) pour réussir la consultation dans le temps imparti, ce qui n’est pas garanti ; soit respecter un budget mais prendre le temps nécessaire pour réussir le processus. Cette deuxième option nous semble préférable. Mais attention : plus un espace est large, moins le temps long peut y trouver sa place, on y reviendra plus loin.

Le temps lent

La vitesse, c’est-à-dire le rapport entre le temps et l’espace, est l’autre cause profonde de la crise.  La vitesse tue le politique[1], et partant la démocratie, pour deux raisons. D’une part, la vitesse fait disparaître la confiance, qui nécessite du temps. Sans confiance on ne peut croire en rien, c’est la porte ouverte au nihilisme, au totalitarisme. Et, d’autre part, l’instantané, l’immédiateté, nie le projet, donc le politique. Résultat : la compression du temps fragmenté produit une société fractale, fracturée, divisée.

Il nous faut ralentir aussi bien dans notre mode de vie que dans notre mode de production. S’agissant de notre mode de vie, c’est assez simple à illustrer : prendre le temps de cuisiner (voir le mouvement slow food), utiliser des moyens de transport plus lents ou diminuer la vitesse en conduisant sa voiture, réparer les objets plutôt que de les jeter et en racheter, etc. Ralentir la production est plus problématique, car cela signifie produire moins par unité de temps, diminuer la productivité, donc les profits. Comme l’écrit le pape François, « nous devons nous convaincre que ralentir un rythme déterminé de production et de consommation peut donner lieu à d’autres formes de progrès et de développement » (Laudato si’ § 191).

Est-ce possible, et d’abord pourquoi notre société est-elle toujours en mode accélération ? C’est le résultat de la domination de la concurrence comme mode d’organisation du système économique. En situation de concurrence, chacun doit s’efforcer de produire moins cher que le voisin, donc plus vite par personne ; il faut être le premier à mettre sur le marché de nouveaux produits, le premier en innovation. Cette situation n’est pas inévitable, un autre mode d’organisation possible est celui de la coopération, de l’entraide, comme l’ont montré de nombreux auteurs : Pierre Kropotkine, Joseph Proudhon, Lynn Margulis, plus récemment Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. « L’entraide, l’autre loi de la jungle » comme le formulent ces derniers auteurs.

Ralentir la production suppose donc de changer de paradigme économique, et remet en cause d’autres mécanismes comme celui de l’accumulation du capital, que nous ne développerons pas ici.

Cela remet en cause aussi le temps comme mesure de la valeur. Une petite histoire à ce propos : l’empereur de Chine voulait un dessin de papillon. Il le demande au plus célèbre artiste du pays. Celui-ci lui demande un palais, 20 serviteurs et 10 ans. L’empereur accepte et revient 10 ans après. « J’ai besoin encore de 5 ans ». Il accepte et revient 5 ans plus tard. « Où est mon dessin ? » L’artiste prend une feuille, un pinceau, et fait le dessin. Celui-ci est parfait. Il n’est pas possible, et de moins en moins, d’établir une relation entre le temps et la valeur, il n’est pas possible d’imposer notre rythme de vie au temps, que ce soit pour un travail de conception (ici un dessin) ou pour un processus démocratique. C’est toute la question par exemple de la valeur d’un produit, longtemps assimilée au temps de travail. Mais, autant le temps est pertinent comme mesure de la valeur d’échange dans la production, agricole ou artisanale, autant il n’est plus une mesure pertinente quand la valeur dépend de l’accès aux biens résultant d’innovations techniques (accès limité par les brevets).

Le temps de décider

Décider en recherchant le consensus peut prendre beaucoup de temps mais il faut mettre à distance la pression du marché, des élections, des lobbys… Un processus de décision sain suppose de consulter toutes les parties prenantes, de mettre à jour les oppositions éventuelles, de clarifier les enjeux, de construire un accord. C’est l’exemple des Indiens Kogi (Colombie) qui discutent durant de longues semaines leurs projets avec toute la communauté, puis, une fois l’accord abouti, passent rapidement à la réalisation. Ou l’exemple du maire de Monnières, une commune de la région française des Pays de la Loire, qui peut consulter ses administrés plus d’une année avant de prendre une décision, qui sera consensuelle.

En ce sens, le système de l’élection ou de la décision par vote majoritaire est certes plus rapide, mais beaucoup moins pertinent. Que l’on pense à la préparation de ce qui deviendra la Compagnie de Jésus (les jésuites), et à l’élection de son responsable Ignace de Loyola en 1539. La délibération dura trois mois… De tels processus enrichiraient nos démocraties, mais on peut se demander s’ils sont conciliables avec la dimension, la taille des nations actuelles.

L’homme peut-il aller plus vite que les autres êtres vivants ?

L’accélération continue de la production et du mode de vie pose une dernière question, celle de savoir si l’espèce humaine peut vivre un écart grandissant entre son rythme de vie et celui de son environnement. Allant de plus en plus vite, il voit de moins en moins ce et ceux qui l’entourent, n’y prête plus attention, ne voit pas les signaux d’alerte, peut dévaster son environnement sans s’en rendre compte, et détruire de fait ce qui lui permet de vivre, comme nous le montre la crise écologique.

L’espace est un produit du temps

Nos territoires sont des produits du temps, ils ont été construits dans le temps, depuis des millénaires, et l’œuvre du temps s’inscrit dans les paysages. Collines travaillées en terrasses, fleuves canalisés ou détournés, polders gagnés (temporairement ?) sur la mer…

Les territoires de nos démocraties ont, le plus souvent, pris de l’extension avec le temps, mais aussi avec la vitesse de nos moyens de transport. C’est ainsi que les « zones d’emploi » (zones de déplacement quotidien domicile-travail) augmentent régulièrement avec la mise à disposition des moyens de transport.

Dans ces territoires, la démocratie a aujourd’hui du mal à s’épanouir, étant un système inventé par les Grecs pour des communautés de quelques dizaines de milliers de citoyens, et désormais appliqué à des nations de plusieurs dizaines de millions de citoyens. Le même mot ne désigne plus la même chose[2]. Revenir à des territoires capables de vivre des processus démocratiques, c’est réduire leur taille, et cela passe par le temps de transport. Pour Ivan Illich[3], la vitesse fait perdre du temps du fait de l’allongement des déplacements domicile-travail, et par le temps consacré à travailler pour payer les moyens de transport ; mais surtout, elle aggrave les inégalités. « Un véritable choix entre les systèmes politiques et l’établissement de rapports sociaux fondés sur une égale participation n’est possible que là où la vitesse est limitée ». Et la limite de vitesse qu’il avance est de 25 km/h, la vitesse d’une bicyclette. Le temps produit l’espace, il est supérieur à l’espace, comme le disait déjà Héraclite, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ».

Pouvoir, temps et espace

Privilégier l’espace, c’est choisir le pouvoir ; privilégier le temps, c’est engager une action en commun dans une démarche démocratique. « Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. […] Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront jusqu’à ce qu’ils fructifient en événements historiques importants » (Pape François, Evangelii Gaudium § 223).

Un espace territorial limité donne moins de pouvoir, mais plus de temps, pour construire des actions par consensus, plus de possibilité d’une démocratie réelle. « Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité socio-économique consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps de processus. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation » (Evangelii Gaudium § 223).

Lorsqu’on accorde la priorité à l’espace, on cherche à toujours élargir celui-ci, en quête de pouvoir ; la priorité au temps se limite à l’espace compatible avec la conduite des processus : des espaces limités, dans un temps non contraint.

Vers une société post-croissance du temps maitrisé

Le temps court n’apparaît guère compatible avec la démocratie représentative puisque le temps long des enjeux et le temps court des procédures de la démocratie représentative sont diamétralement opposés, sauf à dépasser la contradiction en réduisant la vitesse et donc le territoire à des dimensions où les deux deviennent compatibles.

C’est l’utopie formalisée par le philosophe américain Murray Bookchin (1921-2006), reprise par Abdullah Ocalan et expérimentée tant par les Kurdes dans le Rojava que par les Zapatistes au Mexique. Un système de petites communautés, qui se coordonnent au niveau régional, et ont comme ambition de dessiner un nouveau système cherchant à concilier une démocratie réelle locale (qui n’est pas exempte de tensions, mais qui semble fonctionner) et la prise en charge des enjeux plus globaux au niveau des coordinations régionales.

Ce système de coordination, qui rejoint le principe de subsidiarité de la Pensée sociale de l’Église, a vocation à s’élargir au niveau national et international. En effet, les enjeux environnementaux ne peuvent être traités qu’à ce niveau, sur la base d’engagements concrets et locaux. La démocratie change alors de forme, passant d’un processus local participatif à un processus de type représentatif, tout l’enjeu étant d’articuler ces formes aux dimensions territoriales concernées, avec l’appui des « corps intermédiaires » que sont les organisations professionnelles, les syndicats, les associations…

Des lieux pour « cultiver la démocratie » se développent, à l’instar de ceux décrits dans le présent numéro d’En Question. Des espaces qui pourraient contribuer à construire des communautés démocratiques émergent en Europe, comme les Villes en transition, les oasis de Pierre Rabhi, des éco-lieux. Cela suffira-t-il pour changer l’actuel système économique et politique qui résiste et résistera longtemps encore ? Si ces havres de démocratie sont importants comme premières briques permettant d’annoncer et de préparer un nouveau système politique, faudra-t-il attendre, ou provoquer, le dépérissement – ou l’effondrement ? –du système actuel pour faire de tels espaces les fondements d’une démocratie réelle ? C’est sans doute encore une question de temps, aux deux sens du terme.

Notes :

  • [1] Paul Virilio, L’administration de la peur, Textuel, 2010.

    [2] Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014.

    [3] Ivan Illich, « Énergie et équité », dans Œuvres complètes, volume 1, Fayard, 2003.