Quelle place a ou devrait avoir le travail pour la personne humaine, qui en est le sujet, ainsi que pour la société ? Afin de rencontrer cette question, quelques précisions sont nécessaires concernant l’utilisation du mot travail. Une limitation : nous parlons ici du travail dans la société européenne. D’autres approches sont nécessaires en ce qui concerne le travail dans les autres continents.
Dans le langage public courant, on réduit trop facilement le travail à l’emploi, avec des expressions comme « il faudra travailler plus ou plus longtemps ». La réalité du travail est bien plus large.
Le travail est une forme d’activité, terme le plus large, qui comprend tout ce qui implique une action : exercer un métier, bien sûr, mais aussi cuisiner, faire du sport, jouer… Parmi les activités, le travail est celle qui produit quelque chose, un objet ou un service, qu’il soit rémunéré ou non : travail ouvrier ou travail employé, travail de l’indépendant, etc., mais aussi faire la cuisine, garder des enfants, jardiner, peindre un tableau, écrire, faire du bénévolat dans une association, etc. Enfin, il y a le travail comme emploi, c’est-à-dire le travail rémunéré et reconnu, qu’il soit salarié ou indépendant. En ce sens, le travail au noir ou informel est en quelque sorte intermédiaire entre travail au sens général et emploi. On peut penser à tous les sans-papiers qui exercent un travail rémunéré non reconnu, forme d’emploi marqué par l’insécurité et très souvent l’exploitation.
1. Le sens du travail
Le travail, comme activité productrice, présente une double face. D’un côté, il est lieu d’accomplissement personnel, il est porteur de ressources pour vivre et de participation à la vie de la société. D’un autre côté, il a presque toujours un côté plus ou moins pénible.
1.1 Le travail porteur de sens
Le travail joue un rôle important dans l’image de soi du travailleur lui-même et dans le regard d’appréciation porté par l’entourage et par la société dans son ensemble.
Le travail se caractérise par le fait qu’il est non seulement utile mais indispensable pour assurer la vie des groupes humains, en particulier en ce qui concerne la nourriture : cueillette et chasse, puis agriculture et élevage. Mais aussi pour confectionner des vêtements, assurer un abri, préparer les repas et soigner les enfants, et fabriquer des armes pour la chasse ou pour la guerre. On voit que, dès les temps les plus anciens, il suppose une répartition des rôles, une certaine organisation, progressivement une hiérarchisation, avec aussi pour conséquence esclavages ou servitudes. Dans les sociétés modernes et contemporaines, les formes de travail se sont démultipliées : qu’on pense à la place prise par l’informatique et le virtuel.
Le travail exerce aussi une fonction importante dans la construction de l’identité des personnes, dans leur image de soi. Il donne le sentiment d’être utile aux autres ou à la société dans son ensemble par le simple fait qu’on produit quelque chose, qu’on assure un service. Dans les sociétés anciennes et pour une part dans le monde contemporain, cette utilité est vécue de façon immédiate en raison du service assuré : travaux manuels dans la construction ou l’entretien, enseignement, soin des personnes, services administratifs aux citoyens, ou travaux et soins ménagers quotidiens à la maison. Mais bien souvent, ce sentiment d’utilité et de service n’est plus qu’indirect : travail dans l’industrie, dans l’administration, dans la recherche, etc.
Le sentiment d’être utile s’accompagne de la fierté du travail bien fait tant par la compétence acquise que par le soin qui y est apporté. Le travail peut aussi être expression de soi. Le rapport direct à la matière chez l’ouvrier ou l’artisan est en cela important. Travail bien fait et sentiment de faire du beau dans la dimension créative du travail artisanal et bien entendu dans l’œuvre artistique.
Le travail a valeur utilitaire pour autrui, mais il l’a aussi pour soi-même en particulier par le revenu qu’il assure : le travail comme emploi apporte des moyens de vivre pour soi-même et pour sa famille. Il assure à la fois moyens d’existence et possibilité d’autonomie. D’où le problème de l’épouse et plus rarement de l’époux qui n’a pas d’activité professionnelle en cas de divorce.
Le travail est aussi vécu comme valeur en raison de la reconnaissance sociale qu’il apporte tant en termes de salaires que de considération. Avec toutes les différences injustes que cela comporte : différences salariales non justifiées par l’utilité réelle ou par considération ou non considération de la fonction sociale.
Le travail ménager est encore principalement assumé par les femmes malgré une meilleure répartition des rôles. Il est peu reconnu et valorisé socialement. Pour certaines femmes et parfois des hommes, il y a choix conscient de se consacrer principalement à l’accueil et l’éducation des enfants, surtout quand il y en a plusieurs et qu’ils sont en bas âge, en renonçant à toute activité professionnelle. C’est pour elles et pour le couple porteur de sens. Mais se pose alors la difficile question d’une option professionnelle quand les enfants acquièrent leur autonomie.
Le travail professionnel est valeur pour la personne, mais la personne, quant au sens de son existence, ne se réduit pas à son travail. Il y a des personnes qui s’identifient quasi totalement à leur travail et aux responsabilités qui l’accompagnent et qui, arrivées à la retraite, connaissent la dépression. Le travail est source de sens, mais il n’est pas et ne peut pas être le tout de l’existence personnelle.
1.2 Le travail comme expérience pénible
Le travail est une réalité positive pour l’être humain et pour la société. Il est même vital pour l’un et pour l’autre. Mais bien souvent il comporte aussi une dimension moins heureuse.
Le travail peut impliquer un affrontement à la nature, et celle-ci résiste : labourer le sol, tailler une pierre, extraire du minerai, manœuvrer des engins lourds ou bruyants demandent un effort souvent pénible. Ce peut aussi être la routine pesante, la nécessité de travailler la nuit… Ce caractère plus ou moins pénible est même présent dans le travail qu’on aime faire, parce qu’il est exigeant, comme le soin aux personnes ou le travail des musiciens professionnels, par exemple.
Le travail professionnel est aussi souvent pénible parce que les conditions imposées le sont : rythmes de travail, relations de travail, entre autres hiérarchiques, réalités qui ne sont pas toujours optimales. Il y a une exploitation du travail qui peut aller jusqu’à une forme d’esclavage, en particulier dans le travail informel. Il faut ajouter, dans nombre de professions, la non-reconnaissance sociale. Pendant la première période du Covid et du confinement, on a acclamé le travail du personnel médical, mais la valorisation salariale de ce service essentiel à la société n’y est pas. Il en va de même pour les enseignants. Sans parler de tous les services de base indispensables à notre vie en société : éboueurs, services d’entretien, etc., travail peu reconnu socialement et financièrement. Les conditions de travail contredisent trop souvent son sens positif, voire l’annihilent. La multiplication des burn-out aujourd’hui dit quelque chose à ce sujet, et le nombre de suicides qui y est lié.
Le machinisme a certes allégé les exigences d’effort physique du travail, mais il a aussi imposé son rythme à l’être humain, celui-ci devenant esclave de la machine. Il en va de même pour l’organisation informatisée du travail : qu’on pense à la gestion des centres de distribution et d’envoi d’Amazon.
Le lieu de travail peut aussi être pénible en raison des abus de pouvoir et du harcèlement moral et sexuel, avec nombre de suicides à la clé.
Par ailleurs, si le travail peut être pénible, le non-accès au travail est souvent vécu de façon plus pénible encore : le chômage et en particulier le chômage de longue durée est un fléau dans notre société. Ici aussi, cela peut conduire au suicide.
Il apparaît clairement aujourd’hui que la réconciliation des conditions de travail et de l’être humain dans toutes ses dimensions constitue un enjeu éthique et sociétal majeur.
2. Perspectives anthropologiques et spirituelles
2.1 Dans la Bible
Une des sources de la réflexion chrétienne sur le travail est évidemment la Bible. Le premier récit de la création est une référence majeure. « Dieu leur dit : ‘Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la’ » (Genèse 1, 28). Image d’un homme qui, dans son rapport à la nature serait quasi tout-puissant à l’image de Dieu. Il est bon de rappeler que cela est dit à une époque où le pouvoir humain sur la nature est particulièrement réduit !
Cette image marque profondément la modernité. « Nous rendre maîtres et possesseurs de la nature » écrivait Descartes en 1637. Dans cet esprit, la spiritualité chrétienne a fortement valorisé le travail, sa dignité, sa capacité créatrice, longtemps sans prendre en compte les dégâts causés par cet asservissement de la nature. On peut citer la JOC et les prêtres ouvriers et le petit livre de Chenu, Pour une théologie du travail (1955). Au concile Vatican II, Gaudium et Spes (1965), va dans le même sens, de même que la première grande encyclique de Jean-Paul II sur le travail, Laborem exercens (1981). Le travail est valorisé entre autres comme domination de la nature au service de l’être humain, tout en dénonçant clairement les conditions d’exploitation du travail.
Jean-Paul II revient sur la question du travail dix ans plus tard, dans Centesimus annus (1991). Le ton a changé : le thème de la domination disparaît. On y retrouve les thèmes classiques : la dignité du travailleur et du travail, la dénonciation des conditions de travail, mais aussi la prise en compte des limites de la nature. Le rapport du Club de Rome (rapport Meadows) de 1972 est enfin entendu. Dans la foulée, les références bibliques changent : on valorise le second récit de la création qui est d’une tout autre tonalité que le premier. L’être humain est tiré de l’argile, être fragile ; sa tâche est de cultiver le jardin qui lui est confié (Genèse 2,15), ce qui est loin de l’esprit de domination.
Un troisième texte intervient pour interpréter le sens du travail. La parole qui est dite à l’homme dans le récit de la chute : « Le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie » (Genèse 3, 17). Le récit met en avant le caractère pénible ou lourd du travail. Mais il faut relier ce texte à une thématique qui n’est pas présente dans ce texte, mais est centrale quant au caractère pénible du travail lorsqu’il est lieu d’exploitation : l’acte de constitution d’Israël comme peuple est, en effet, la libération de l’esclavage d’Égypte (Exode 3).
Un quatrième thème est celui du sabbat : le septième jour de la semaine est jour de repos et de fête pour tous, y compris le serviteur et l’esclave. Le travail n’est pas tout dans la vie : il faut pouvoir lever le pied. Et, si les relations de travail sont inégalitaires, il y a une identité humaine commune plus fondamentale que cette inégalité, qui doit être signifiée symboliquement.
Il faut ajouter les divers textes sapientiaux (livres de la Sagesse et des Proverbes) qui, d’une part, louent le travail bien fait, que ce soit celui de l’artisan ou de la femme au foyer, et qui, d’autre part, critiquent fortement les fainéants. Quant aux prophètes, ils insistent sur le salaire qui est dû aux travailleurs.
La question du travail n’est guère présente dans les évangiles, sauf comme horizon commun de la vie quotidienne : le semeur, le pêcheur. La parabole des ouvriers de la onzième heure part de la situation de ceux qui ne trouvent pas de travail…
2.2 Brèves notes pour une anthropologie du travail
Le texte biblique propose une certaine anthropologie du travail qui peut inspirer aussi bien croyants que non croyants.
La création est inachevée. Dans la Genèse, le septième jour, Dieu se repose de tout son travail, mais le travail n’est pas achevé : c’est à l’être humain de prendre le relais. Le monde nous est confié ; nous en sommes les intendants. Il y a là appel à la responsabilité et à la prudence : la problématique de l’environnement et du climat est bien là pour nous le rappeler aujourd’hui. La position du pape François à ce sujet est particulièrement forte et pertinente dans Laudato si´.
Le travail comporte une dimension créatrice significative : l’homme et la femme peuvent être fiers à certains moments de la beauté ou de la nouveauté de ce qu’ils font par leur travail et du soin qu’ils y mettent, et ils méritent d’être reconnus et appréciés pour cela.
Le travail est un lieu important de relation, d’où le drame que constitue le chômage de longue durée.
Le travail est source de revenu et par là d’autonomie et de dignité. L’échelle très inégalitaire des salaires est expression de la reconnaissance et de la valorisation sociales des fonctions, ou au contraire de leur peu de considération. Pour certains, dont le travail est indispensable à la société, le salaire ne permet pas de vivre dignement.
L’emploi peut cependant placer le travailleur dans une position de particulier inconfort pour sa conscience. Par exemple, nous avons besoin d’armes pour assurer la sécurité de notre société (la guerre en Ukraine nous le rappelle !), et il faut donc les produire. Mais les producteurs font largement leur beurre en fournissant des armes à des régimes totalitaires et brutaux que nous désapprouvons : faut-il quitter son emploi alors qu’on sait qu’il est difficile de trouver du travail, surtout à un certain âge, et qu’il faut faire vivre la famille ? Il en va de même pour la production de produits chimiques dont on sait qu’ils sont nuisibles. Ou encore de la participation d’une manière ou l’autre à la consommation et à la surconsommation. Le travail est aussi et malheureusement lieu de contradictions.
Dans nos sociétés industrielles, les travailleurs ont mené une longue lutte qui n’est pas terminée, principalement par les syndicats et par des instruments comme la grève, pour améliorer leurs conditions non seulement de travail mais de vie. C’est grâce à eux que nous avons une protection sociale importante, protection de plus en plus rabotée en raison des diktats de la rentabilité et du retour sur investissement des actionnaires. Cette logique est fortement dénoncée par le pape François.
Mais, d’un autre côté, nous profitons tous des conditions dramatiques d’exploitation des travailleurs hommes, femmes et souvent enfants dans les pays pauvres, et cela dans de multiples domaines. Nous pouvons nous engager positivement dans les actions pour des vêtements propres, pour des produits agricoles équitables, mais nous n’avons guère de prise sur la production des métaux rares dont dépendent tous les produits électroniques. Nous sommes impliqués dans l’injustice systémique de l’exploitation du travail. C’est un enjeu dont doit s’emparer le politique avec l’appui des citoyens.
3. En conclusion
Le travail, sous forme d’emploi ou non, est un lieu fondamental d’accomplissement humain et de construction de la société. Mais il est aussi lieu de souffrance en raison de sa pénibilité parfois intrinsèque et en raison des conditions d’exploitation ou de mépris de la part de la société. Le travail, comme le récit de l’Exode nous le rappelle, est et sera toujours en appel d’une libération, et donc d’une mobilisation personnelle, collective et politique en vue de cette libération.