L’enseignement supérieur en gestion à l’ère de la transition écologique : quelques clés pour une réforme qui s’impose
30% des diplômés de l’enseignement supérieur ont choisi d’étudier la gestion[1]. Ce chiffre impressionnant met en évidence l’importance cruciale des écoles de gestion dans notre société. En effet, elles forment une part significative de la population ayant accès à l’enseignement supérieur.
Ces données nous rappellent que l’enseignement dispensé a un réel impact. Toutefois, les écoles de gestion répondent-elles à cette responsabilité de manière adéquate, à l’heure où le monde vit un tournant climatique qui remet en cause les modèles dominants ? Laurent Lievens, professeur de gestion à l’Université catholique de Louvain en Belgique, a récemment démissionné en déclarant que « le maintien du paradigme dominant en sciences de gestion équivaut aujourd’hui à une forme criminelle de dogmatisme »[2]. Cette affirmation met en lumière les lacunes des écoles de gestion dans leur capacité à s’adapter aux nouveaux enjeux.
Néanmoins, d’autres membres du corps professoral ont choisi de ne pas démissionner et se concentrent sur les possibilités de transformer ces écoles de l’intérieur[3]. De plus en plus d’enseignants, de tous niveaux, se sont engagés à travailler ensemble pour un enseignement répondant à l’urgence écologique, comme en témoigne la Charte pour un enseignement à la hauteur de l’urgence écologique[4]. Les écoles, quant à elles, s’engagent dans des réseaux comme le PRME[5], initiative du Pacte mondial des Nations Unies qui a pour vocation de promouvoir la formation, la recherche et les pratiques sur le management responsable.
Dès lors, comment pouvons-nous concrètement nous assurer que l’enseignement supérieur devienne un moteur de transformation de la société en faveur de la transition écologique et sociale ? Quels changements doivent être opérés au sein des écoles pour former des citoyens capables de relever ces défis ? Nous proposons d’examiner le cas de l’enseignement des sciences économiques et de gestion, domaine dans lequel nous exerçons le métier d’enseignantes depuis de nombreuses années et où nous sommes impliquées dans cette transformation. Nous détaillons ici quatre chantiers qui nous paraissent non seulement nécessaires, mais aussi possibles, et que nous avons entamés au sein de l’ICHEC.
Il est clair que maintenir le statu quo n’est pas une option viable, comme le soulignent les rapports du GIEC. De plus, les discours apocalyptiques ne sont pas adéquats face aux jeunes, car ils peuvent entraîner fatigue, anxiété, paralysie. Plutôt que de chercher à maintenir l’ancien équilibre ou prétendre en avoir créé un nouveau, nos institutions doivent assumer qu’elles sont en transition et accompagner les changements de notre monde. Être en transition signifie se mettre en mouvement, changer de position, de sujet, de concept pour passer d’une situation de crise à une dynamique d’adaptation. Les établissements d’enseignement supérieur, avec leur personnel enseignant et leurs chercheurs, sont idéalement positionnés pour inventer les nouveaux futurs possibles et explorer les chemins qui nous y mènent.
Quel que soit le niveau d’enseignement, l’élève n’est jamais une page vierge, un vase vide dans lequel les enseignants verseraient leur savoir. C’est plus vrai encore dans l’enseignement supérieur. L’étudiant s’y présente muni d’un bagage acquis dans l’enseignement fondamental et secondaire – ainsi qu’en dehors de l’école, évidemment. Mais lorsqu’ils commencent leur formation en gestion, ces jeunes ont-ils conscience du défi que représente une transition climatique juste ?
Nécessité d’une approche systémique
La transition vers une société plus durable et résiliente nécessite une transformation des pratiques et des mentalités à tous les niveaux de l’enseignement. Les établissements d’enseignement supérieur, qui forment les citoyens et les décideurs de demain, ont un rôle crucial à jouer. Les étudiants en gestion sont également des consommateurs, et leurs comportements et styles de vie ont un impact sur la consommation globale. Le rapport du GIEC souligne ainsi l’importance des choix de consommation tels que la réduction de la consommation de viande, l’adoption de modes de consommation circulaires et bas-carbone, et l’engagement en faveur de l’économie circulaire. Bien que ces tendances commencent à être perceptibles au sein de la population, elles restent marginales par rapport à la clientèle totale des entreprises.
Pour favoriser la transition vers des modèles durables, il est essentiel de collaborer avec des entreprisespionnières dans les nouveaux modèles économiques. Il existe dans le monde de l’entreprise des partenaires innovants à inviter dans nos cours ou lors de conférences. Ils peuvent être mis en avant dans l’organisation de stages pour les étudiants. On constate d’ailleurs de plus en plus de mémoires axés sur la durabilité, souvent en lien avec un stage dans ce domaine. Via leurs partenariats, les écoles de gestion peuvent mettre ces pionniers en avant pour, ensemble, quitter les modèles obsolètes véhiculés dans les cours et se diriger vers de nouvelles solutions.
Une telle vision est déjà mise en œuvre pour les projets de recherche appliquée du centre de recherche de l’ICHEC.
Bref, une école de gestion peut mettre en valeur les entreprises qui adoptent de nouveaux modèles, en plaçant ces acteurs sous les feux de la rampe, aussi bien pour nos étudiant.es que pour la société civile. Les étudiants en gestion sont les futurs travailleurs et dirigeants d’entreprise : cela a du sens de les former en collaboration avec des entreprises porteuses de solutions durables.
Nécessité d’une démarche institutionnelle
Pendant plusieurs années, les initiatives de durabilité à l’ICHEC étaient principalement des projets personnels menés par les enseignants. L’un invitait ses étudiant.es à l’accompagner à une marche pour le climat, une autre organisait une visite d’une entreprise circulaire, une autre encore introduisait dans son cours des soft skills – c’est-à-dire des compétences de vie telles que l’empathie, l’intégrité, la responsabilité ou la capacité de prendre des décisions. Cependant, pour conduire une véritable transition, il est nécessaire que cette volonté et ces démarches soient formalisées et intégrées dans une stratégie de durabilité co-construite au niveau de l’institution. À l’ICHEC, la co-construction de notre stratégie de durabilité en 2019-2020 s’est réalisée en intelligence collective autour de 4 axes : les matières et les enseignants, les infrastructures et fonctions vitales, le rôle de l’ICHEC dans ses différents écosystèmes et la gouvernance. L’expérience a été fortement mobilisatrice et fédératrice pour nos différentes parties prenantes, de plus en plus nombreuses à intégrer les projets de transition.
Des groupes de travail se sont mis en place pour repenser les référentiels de compétence, s’inspirant d’initiatives telles que The Shift Project[6] et le Campus de la Transition[7]. Ces changements touchent tant le personnel de l’école de gestion que les étudiants ou les entreprises partenaires ; ils concernent également les contenus des enseignements.
Nécessité de changer les comportements
Mais que vaut un cerveau empli de savoirs si on ne dispose pas d’une boussole pour guider ses actions ? C’est ici que se pose la question des valeurs, de l’éthique et du courage nécessaires pour faire des choix alignés avec ses convictions. Une école de gestion ne doit pas chercher à imposer ses propres valeurs ; elle doit plutôt montrer l’importance d’avoir des valeurs et aider les étudiants à prendre conscience des leurs.
La sensibilisation à la durabilité et à l’éthique ne se limite pas aux cours théoriques. Alors que la vie sur le campus reprend après la pandémie de covid, de nombreuses initiatives ont été mises en place à l’ICHEC. Des vide-greniers, un marché équitable, une journée de la mobilité douce, l’introduction de vélos électriques, l’arrivée de moutons, la promotion du covoiturage et de l’éco-pâturage, sont autant d’actions concrètes qui ont vu le jour. Ces initiatives peuvent sembler anecdotiques par rapport à notre cœur de métier, qui reste l’enseignement ; mais de telles expériences concrétisent ce que nous voulons vivre dans l’institution.
Il est vrai que, pour le moment, l’impact de toutes ces initiatives n’est pas flagrant. Il s’agit encore des prémices de ce type d’actions. Comme souvent dans l’enseignement, nous ne voyons pas immédiatement les résultats. Et bien sûr, tout cela ne nous dispense pas de revoir nos cours, afin de les repenser en intégrant davantage les enjeux de durabilité et d’éthique.
Nécessité d’une réforme de programme en profondeur
L’un des chantiers les plus ambitieux et incontournables pour l’enseignement supérieur en gestion à l’ère de la transition écologique est la transformation des contenus de ses cours par le biais d’une réforme des programmes. Nous proposons trois axes majeurs pour cette transformation : la durabilité, le numérique et les soft skills, ces aptitudes et comportements utiles dans la vie professionnelle[8], au-delà des connaissances intellectuelles.
Il est évident que l’enseignement doit inclure les connaissances scientifiques liées au changement climatique. Cependant, même si cette prise de conscience est essentielle, il ne suffit pas de se limiter à la compréhension des enjeux environnementaux et sociaux. De même, il est insuffisant de critiquer, sans plus, les limites et les dérives des systèmes économiques, financiers et des modèles de production et de consommation de masse. Il est primordial de développer des connaissances et des compétences qui permettent de construire et de mobiliser des modèles alternatifs porteurs de solutions à fort impact.
Il est donc essentiel que chaque domaine de gestion interroge son rôle et sa contribution. Les sciences humaines, par le biais d’approches réflexives et critiques, jouent un rôle évident dans la mise en œuvre du changement de comportement. Cependant, il est également nécessaire de se demander comment la comptabilité, le marketing, la finance, etc., peuvent servir l’économie, la société et la biosphère, c’est-à-dire les systèmes auxquels ils doivent rendre des comptes. Par exemple, les cours de finance abordent les missions de la finance qui est au service de la société, et enseignent comment veiller à ce que les flux financiers aillent vers des projets favorables à une transition juste. L’option « Nouveaux business modèles » déconstruit les modèles extractifs dominants et propose une variété d’alternatives. De même, en enseignant le modèle économique du donut, proposé par Kate Raworth[9], les cours d’économie dotent les étudiants d’une nouvelle boussole susceptible de guider les entreprises, les administrations, les régions, voire les États, sur base d’une conscience aigüe des enjeux sociaux et environnementaux.
Enseigner que les modèles macro et micro-économiques actuels doivent être transformés, et proposer de nouveaux modèles qui ne sont pas encore déployés à grande échelle au niveau des territoires ou des entreprises, représente une difficulté majeure. Ceci exige un travail sérieux pour adapter les programmes et intégrer aux différentes disciplines ces nouvelles approches. La transformation est en cours et nous prendra encore au moins un an.
Pour conclure
Avant de pouvoir être un moteur de changement pour les autres, il est essentiel de se changer soi-même. Pour nos écoles, il ne s’agit pas seulement de donner des leçons, mais surtout de vivre les principes que nous enseignons. L’expérience en cours à l’ICHEC nous laisse croire fermement que la réforme qui s’impose est possible et peut se concrétiser à travers un projet enthousiasmant, susceptible de faire avancer toute une institution.
Le processus de réforme que nous entamons se concentre sur les compétences clés nécessaires à nos futurs diplômés pour devenir des acteurs conscients et engagés, capables d’inciter leurs futurs employeurs à adopter de nouveaux modèles afin de jouer un rôle effectif dans le processus de transformation. À ce stade de la réflexion, nous avons identifié plusieurs thématiques, objectifs et matières, en lien avec des initiatives telles que The Shift Project, qui se traduiront par le développement de compétences.
En conclusion, les écoles de gestion ont l’importante responsabilité de former une nouvelle génération de gestionnaires et de leaders capables de relever les défis sociétaux et environnementaux de notre époque. De plus, nous sommes conscientes qu’une démarche participative et systémique est essentielle pour mener à bien cette réforme. Il est crucial de « désiloter » les différentes disciplines, de façon à favoriser la collaboration et l’échange d’idées. Dans cette optique, nous encourageons la curiosité et la créativité éthique, car elles sont des moteurs clés pour le développement de solutions innovantes et durables.
Notes :
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[1] Selon les sondages publiés par la convention mondiale de l’UNESCO sur l’enseignement supérieur de novembre 2019 (http://data.uis.unesco.org/).
[2] https://blogs.mediapart.fr/laurent-lievens
[3] « Transformer l’école de gestion ? Pourquoi nous ne démissionnons pas », Le Soir, 17 septembre 2022 (www.lesoir.be/465812/article/2022-09-17/transformer-lecole-de-gestion-pourquoi-nous-ne-demissionnons-pas).
[4] www.charteenseignantsecologie.be/la-charte
[5] PRME : Principles for Responsible Management Education (Principes pour une éducation au management responsable) (www.unprme.org).
[7] https://campus-transition.org
[8] www.weforum.org/agenda/2020/10/top-10-work-skills-of-tomorrow-how-long-it-takes-to-learn-them