En Question n°129 - juin 2019

L’intégration des migrants, c’est banal !

Il nous faut dépasser la contradiction. Car nous voulons comprendre. D’un côté, ces discours de haine. Qui sont surtout alimentés par la peur. La peur des migrants, derrière laquelle se cache la peur de l’autre. Elle vient toucher à notre identité, personnelle et collective ; elle vient remuer les angoisses d’un pays en proie au doute, d’une société à l’avenir incertain. Les migrants ? Ils font peur ! Il convient dès lors de s’en prémunir, de fermer les frontières et de rester entre soi.

Altay Manço


Mais il y a aussi cet autre discours. Alternatif mais de plus en plus sonore. Dans nos sociétés vieillissantes, la venue de migrants est nécessaire. Elle est même indispensable. Pour continuer à faire tourner nos économies, pour garantir le paiement des pensions, pour éviter un drame démographique, il faut ouvrir les frontières ! « Nous avons besoin de l’immigration pour faire face à nos populations qui vieillissent »[1], déclarait récemment l’économiste Bruno Colmant sur les ondes de la RTBF. Au-delà d’une nécessité, sans doute y a-t-il aussi la perspective d’un enrichissement véritable et mutuel. « [Les migrations] profitent aussi bien aux communautés d’origine et qu’à celles de destination »[2], soulignait António Guterres, secrétaire général des Nations Unies, en décembre 2018.

Il reste que ce discours, qui s’appuie sur quantité de chiffres et d’analyses, demeure fragile. Difficilement audible pour nombre de gens. Plus solide que des impressions mais moins convaincant que les tweets qui en appellent aux émotions. L’enjeu est là, immense : comment passer de la peur de l’autre à la reconnaissance de l’apport du migrant ?

Oser l’intégration

Sans doute la délicate question de l’intégration se trouve-t-elle au cœur de la réponse. Nous y voilà : intégrer. Le terme est polysémique. Car intégrer, c’est « faire que quelqu’un ne soit plus étranger à une collectivité », mais c’est aussi « avoir assimilé un savoir, des connaissances »[3]. La responsabilité est donc floue : l’effort incombe-t-il à la société ou à celui qui aimerait y trouver place – ou à l’une comme à l’autre ? Sans doute le terme est-il aussi discutable. Certains considèreront l’intégration comme nécessaire : sans intégration, il ne pourrait y avoir qu’exclusion. D’autres seront plus dubitatifs : l’intégration permet-elle une véritable rencontre ? En invitant le nouveau-venu à se fondre dans un ensemble qui le dépasse, ne le contraint-on pas à perdre son identité ? À l’intégration ne faudrait-il pas préférer l’insertion, l’inclusivité ou l’accueil ?

Au-delà des querelles sémantiques, un enjeu se révèle bel et bien : celui qui consiste à aider l’étranger à trouver sa place dans la société. L’enjeu est même décisif. Car de deux choses l’une. Soit le processus est initié et aboutit. L’apport se révèle alors bien réel et mutuel. Quant aux peurs, progressivement, elles peuvent s’envoler. Soit le processus échoue – quand il est seulement osé. Le migrant demeure alors cet autre inquiétant. Et la migration demeure un problème, un phénomène qu’il convient de limiter par tous les moyens.

Reste donc à comprendre ce phénomène de l’intégration. À en révéler la richesse et la beauté, sans en masquer la complexité ni les défis. À rendre la question moins passionnelle aussi. « L’intégration, c’est banal »[4], pose ainsi d’emblée Altay Manço, docteur en psychologie sociale, directeur scientifique de l’IRFAM. « Les migrants ont vocation à s’intégrer ». Et Manço d’invoquer l’histoire, qui fourmille d’exemples. Celui de ces francophones partis vers le Québec au début des Temps modernes, ou de ces Italiens qui ont rejoint les mines du Borinage au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. « Dans ces différents cas, de très nombreux indicateurs montrent qu’il y a bel et bien eu intégration. Après une ou deux générations, des fortes ressemblances s’observent entre les populations d’accueil et les migrants, à commencer par la langue. Parallèlement, on trouve des dissemblances entre les populations immigrées et celles restées au pays ». Intégration ne rime pourtant pas avec parfaite identification. « Il y a des choses qui ne disparaissent pas », reprend le chercheur. « Pensons à la religion, l’alimentation, la musique écoutée… Là, il y a des formes de conservatisme. Celles-ci témoignent d’une volonté de continuer à exister en tant que sujets culturels, de garder une spécificité » .

Conscience et stratégie

Question : comment faciliter une intégration harmonieuse ? Y a-t-il des trucs, des recettes ? Les études permettent en tout cas de tirer un enseignement : les pays qui développent une véritable politique d’intégration s’en sortent mieux que les autres. « Le premier facteur qui joue, c’est le fait que le pays d’accueil soit conscient d’être un pays d’immigration », insiste Altay Manço. Qui prend le cas de la Belgique. « Notre pays accueille des migrants depuis des lustres. C’est un pays d’immigration, au même titre que le Canada, par exemple. Mais il y a une différence : le Canada se reconnaît comme pays d’immigration, pas la Belgique » .

Ce n’est donc qu’au départ d’une prise de conscience qu’une stratégie peut être déployée. Celle-ci se déclinera de différentes manières. En chiffres tout d’abord : chaque année, le pays doit définir le nombre de migrants qu’il entend accueillir. En critères de sélection aussi. Ceux-ci doivent être clairs, équitables, rendus publics. « Il convient de sélectionner les profils intéressants par rapport à une situation donnée », explique Manço. « Si un pays a besoin de plombiers, il ne doit pas prendre des ingénieurs. Je préfère ce type de sélection à la sélection naturelle, qui favorise celui qui nage le plus loin » . Enfin, il convient d’organiser une communication efficace et rassurante, orientée autant vers la communauté nationale que vers les pays d’émigration. Sans doute une telle stratégie permettrait-elle d’éviter des situations rencontrées dans plusieurs États européens. « Ici, c’est totalement désorganisé », regrette Manço. « Les gens viennent par bateau. La moitié meurt dans la Méditerranée, l’autre moitié est exploitée par des trafiquants. Ils arrivent en lambeaux. Et ici, ils dorment dans des parcs… Pour faire peur aux gens, il ne faut rien de plus ! Francken a organisé le foutoir. Et ça, c’est vraiment du pain bénit pour les populistes ».

Fruit d’une politique patiemment mûrie, l’accueil peut alors se vivre. Lorsque le migrant arrive, il doit être rapidement pris en charge. Accueilli dans une agence en charge de l’insertion, il est écouté ; ses compétences et éventuels diplômes sont évalués. Puis, il est orienté, et rapidement mis au travail via un stage. Il bénéficie d’indemnités, d’un logement, de modules de formation. Puis, progressivement, les mécanismes d’aide disparaissent et la personne peut entrer dans le système « normal ». Autre chose : leurs enfants font l’objet d’une prise en charge spécifique. Développement d’une didactique particulière, ouverture de classes d’accueil, recrutement de professeurs de français (ou néerlandais) langue étrangère… « Les immigrants constituent un grand bénéfice pour le pays… pour autant qu’on investisse en eux et au bénéfice de leurs enfants », insiste Altay Manço.

En la matière, si la responsabilité des politiques est évidente, celle des entreprises l’est aussi. « La littérature montre que, dans le passé comme aujourd’hui, les politiques migratoires organisées donnent une place aux entreprises », insiste Altay Manço. « Et c’est logique : ce sont elles qui vont employer les migrants. Or, qui connaît mieux les besoins des entreprises que les entreprises elles-mêmes ? ». Le chercheur va plus loin : puisque les entreprises bénéficient de la migration, elles devraient soutenir financièrement les politiques d’intégration. 

Un changement d’image

Évidemment, l’intégration dans une société nouvelle ne saurait empêcher le maintien de solidarités anciennes. C’est manifeste à Bruxelles, où, dans certains quartiers, l’on se sent pratiquement à l’étranger. Problématique ? « Le fait de rester en groupe crée des réseaux de solidarité », explique Altay Manço. « Cette intimité a une grande utilité. Elle prévient la dépression, donne du sens, favorise la solidarité… Cela se fait spontanément. Et c’est utile, aussi bien aux populations immigrées qu’au pays d’accueil, qui économise ainsi beaucoup de travail social. Cela permet aussi de soutenir les pays d’origine. Des études montrent que l’argent des petits immigrés d’ici entretient deux à trois fois plus que l’aide publique de l’ensemble des États du Nord » .

En réalité, moins que la concentration de personnes originaires d’un même pays, c’est celle de personnes vivant dans la pauvreté qui est problématique. « Il est d’ailleurs impropre de parler de ghettos », explique Altay Manço. « Le ghetto est sociologiquement hétérogène, composé de pauvres et de riches. Or, ici, on a des quartiers où l’on observe une forte concentration de pauvres. Inévitablement, cela engendre des problèmes, qui seront racontés dans la presse, et sur lesquels certains politiques vont surfer. Il est évident qu’il ne faut pas laisser des poches de pauvreté ! ».

En même temps qu’il convient d’éviter les concentrations, il importe de favoriser l’inclusivité. Ce qui passe par des petits actes concrets. L’appel est lancé ! Que les directions d’école recrutent un personnel représentant différentes origines. Que les producteurs de kebab turcs rejoignent l’association des commerçants bruxellois, et partagent leur savoir-faire avec des entrepreneurs congolais. Que les responsables des temples, églises, mosquées et maisons de la laïcité d’une même commune se rassemblent en un collège, au sein duquel l’on veillera aussi à impliquer des jeunes et des femmes. Que des représentants de l’islam soient davantage invités à donner leur avis sur les plateaux de télévision. Les mots-clés ? Rassembler, rendre visible, (faire) dialoguer… « Les plus grandes violences sont issues des plus grandes clandestinités », observe Manço.

Doucement, un autre récit se fait entendre. Encore doit-il être raconté, incarné, mis en scène, transmis, enseigné. « Quelque chose qui manque dans ce pays, c’est un lieu valorisant la mémoire des vagues migratoires »[5], soulignait récemment Fatima Zibouh, chercheuse en sciences politiques et sociales de l’ULB. « À Bruxelles, la ville la plus cosmopolite d’Europe, il n’y a rien qui retrace cette histoire. Dans ma famille, j’ai des oncles qui ont contribué à la construction du métro bruxellois, en creusant sous le canal, mais on n’en parle nulle part. (…) Même à l’école, on parle de (…) la Seconde Guerre mondiale, sans évoquer les Marocains qui y ont participé. La question de l’imaginaire collectif est fondamentale parce qu’elle permet de créer un horizon commun et un destin partagé ».

Trop facile ?

Au final, un rééquilibrage. Un changement d’image. Le migrant n’est plus celui qui vient « profiter du système », mais un homme debout, désireux de s’engager. Et contraint de contribuer, pas moins que les autres, au bon fonctionnement de la société. « C’est du donnant-donnant, on est dans une relation équitable », décode Manço. « C’est bon pour l’autochtone, qui n’a pas l’impression d’être le dindon de la farce. Et c’est bon pour le migrant, qui a sa fierté et n’a aucune envie de vivre du CPAS. D’ailleurs, on remarque que les migrants ont souvent davantage envie de travailler que les autres… – ».

Sur papier, cela semble logique. Facile, presque. Mais dans la réalité… « Tous les élus savent que l’immigration est utile, mais un certain nombre d’entre eux surfent sur la peur de l’autre. Et certains politiques ont tendance à s’aligner… Il y a là une sorte d’hypocrisie », constate Altay Manço. Force est de constater que la peur demeure électoralement rentable. Et que si la migration peut profiter à l’ensemble d’une société, le discours anti-migrant favorise aussi certains pans de l’économie. De même, l’immigration illégale, qui s’accompagne de travail au noir, permet aussi l’enrichissement de quelques-uns. Aux dépens de l’ensemble. Un complot ? Non. Un laisser-aller. Ce constat également : sur le court terme, il est plus facile d’agiter les peurs que de poser les jalons d’une société inclusive.

Une société qui soit solidaire, aussi. Car, parmi les défis qui demeurent se pose encore celui de la redistribution des richesses. S’il est prouvé que l’immigration est source de richesses, force est de constater que celles-ci ne sont pas équitablement réparties. « C’est logique : nous sommes dans un monde inégal, et rien ne se distribue équitablement », pointe Altay Manço. Qui développe. « L’argent entre dans la poche des entreprises. En particulier les plus grosses, les multinationales, qui ne paient pas de taxes chez nous. Car les migrants sont dans la construction, la grande distribution, les entreprises de manufacture… En Belgique, ceux qui bénéficient le plus de l’immigration, ce sont les plus diplômés. En revanche, les pauvres n’en bénéficient pas, ou très peu. Pour rendre l’accueil des migrants acceptable, il faut rendre visible et équitable la distribution des richesses créées par les migrants ».

La Belgique, terre de migrations

10,5 : 10,5% des personnes vivant officiellement en Belgique sont nées dans un autre pays. Certaines d’entre elles ont toutefois obtenu la nationalité belge. Ce chiffre n’augmenterait que très légèrement si l’on y ajoutait les personnes en situation irrégulière. 

24 : des chercheurs ont estimé qu’à l’horizon 2100, 24% des personnes vivant en Belgique seraient des migrants, soit des personnes nées dans un autre pays.

68 : c’est le pourcentage des étrangers, vivant en Belgique, qui proviennent de l’Union européenne. Hors demandeurs d’asile et réfugiés, les Français, les Néerlandais et les Marocains sont les mieux représentés.

Origine des chiffres : Manço A., El Bey S. O., Amoranitis S., L’apport de l’Autre. Dépasser la peur des migrants, L’Harmattan, 2017.

Notes :