Lutte syndicale et militantisme écologiste
la force du collectif contre l’accaparement des ressources
Les crises écologiques et sociales prennent racine dans un problème commun : celui de l’accaparement et de la privatisation des ressources par un petit nombre. Fin du monde, fin du mois : s’agit-il vraiment du même combat ? Rencontre avec deux jeunes activistes pour identifier les intersections et points de tension entre le mouvement syndical et le militantisme écologiste.
La désobéissance civile contre les projets écocidaires et la lutte syndicale pour les droits des travailleurs convergent dans la défense, par l’action collective, de l’égale dignité des formes de vie, contre les saccages humains et environnementaux du capitalisme débridé. Sur quels terrains, dans quels combats et pour quel horizon ces deux formes de résistance peuvent-elles collaborer ? Pour aborder ces questions, nous avons rencontré Pino Cava, un militant bruxellois d’origine italienne, engagé dans les mouvements environnementalistes Extinction Rebellion (XR) et Code Rouge, et Thomas Benousaid, permanent syndical à la CNE (Centrale nationale des employés).
Comment avez-vous rejoint la lutte sociale et écologique, et quelle forme votre activisme prend-il aujourd’hui ?
Pino : J’ai toujours été très sensible aux injustices sociales, mais de manière tout à fait théorique. Pendant mes études de sciences politiques et d’études européennes à Bruxelles et par la suite, j’ai gravité autour de certaines associations, comme le Réseau ADES, qui a plutôt représenté pour moi, au départ, un lieu de rencontre sociale. Peu à peu, j’ai pris conscience de ce que les injustices signifiaient concrètement pour un certain nombre de personnes (je pense en particulier aux politiques racistes et déshumanisantes menées à l’encontre des migrants) et, par ailleurs, je me suis mis à éprouver une angoisse croissante quant à la situation environnementale et climatique. En 2017, j’ai fait un long voyage en Inde, où j’ai mené une étude de marché pour une entreprise belge qui vendait un produit agricole censé garantir de meilleures récoltes en cas de sécheresses ou de vagues de chaleur. Pour la première fois, je me suis rendu compte que les changements climatiques, que je pensais lointains, étaient déjà une réalité : dans certaines régions, les paysans n’avaient littéralement plus d’eau. Or, l’Inde est en train de devenir le pays le plus peuplé du monde : le manque d’eau est un problème global, géopolitique, qui ne concerne pas que l’Inde. La peur face à ce constat a été déterminante dans mon engagement activiste par la suite.
J’ai ensuite travaillé pour des mouvements sociaux qui luttent pour faire entendre la voix de la petite paysannerie auprès des institutions internationales, et j’ai perdu toute illusion quant à la voie institutionnelle. C’est à ce moment-là, vers 2019, que sont apparus les soulèvements des Gilets Jaunes et qu’ont émergé de nouveaux groupes militants très accessibles comme XR. Ce concours de circonstances m’a conduit à dépasser les discussions philosophiques au profit de l’activisme et de l’auto-organisation. J’ai commencé par m’engager dans XR, à un moment où ce collectif gagnait en popularité. La pandémie de covid et les mesures répressives prises par les États ont enrayé ce premier élan. Et finalement, après un voyage en Amérique latine, je me suis engagé assez rapidement dans la coalition Code Rouge.
Thomas : Personnellement, j’ai très tôt ressenti de la colère contre les injustices et les inégalités. Un peu comme Pino je pense, je fais partie des gens qui observent la violence, tout en ne la subissant pas personnellement ou très peu (je distingue toujours la violence observée de la violence vécue). Je me suis formé au militantisme via le mouvement étudiant, dans un premier temps. C’est là que j’ai pris conscience plus concrètement des inégalités (notamment du fait que l’université est réservée à une classe sociale privilégiée) et que j’ai appris la force du collectif. En arrivant à Bruxelles, j’ai pris part au Réseau ADES, un collectif composé de gens comme moi, pour la plupart blancs, universitaires, issus d’une tradition bourgeoise… mais qui veulent changer les choses. C’est une sorte de pépinière, où il y avait à la fois des luttes contre le TTIP[1], contre le dérèglement climatique ou encore contre les violences visant les sans-papiers ou les sans-abris.
La deuxième étape de mon militantisme a commencé il y a deux ans, lorsque je suis devenu permanent syndical à la CNE (Centrale nationale des employés), une des centrales professionnelles de la CSC (Confédération des syndicats chrétiens)[2]. Je suis chargé d’accompagner et de former les équipes syndicales pour établir des rapports de force sur le lieu de travail. Ce travail constitue une deuxième jambe à ma formation d’activiste : j’agis avec des gens qui sont touchés par les injustices dans leur chair et qui se battent pour leur survie. C’est tout à fait différent – et complémentaire – de l’organisation d’actions avec des militants qui luttent pour d’autres, au départ d’une violence observée.
Quels sont les modes d’action mobilisés par la lutte syndicale, d’une part, et par le mouvement activiste écologiste, d’autre part ?
Pino : Les actions vont du geste symbolique, tel que l’arrachage de publicités, à l’opération plus concrète dans l’espace public ou privé, comme le blocage ou le sabotage (que nous appelons plus volontiers « désarmement ») d’infrastructures nocives, telles que les mégabassines de Sainte-Soline ou les machines qui servent à l’extension de l’aéroport de Liège par exemple. On peut également tenter de perturber certaines rencontres de lobbies de la finance ou des multinationales les plus polluantes, pour empêcher des prises de décision non démocratiques. Au sein de XR, qui est un mouvement non-violent, un débat a lieu sur ce qui est violent et ce qui ne l’est pas. Par exemple, des expéditions ont été organisées pour dégonfler les pneus de gros 4×4 : certains membres trouvaient cela violent.
Le mouvement environnementaliste a commencé de manière très « soft », sans grande conflictualité. Mais peu à peu, après avoir vu les demandes de consultation démocratique constamment ignorées, nous avons pris conscience que les manifs et les pétitions ne font pas changer les choses, au-delà de leur modeste valeur symbolique que, finalement, nous sommes les seuls à reconnaître. Nous avons donc décidé de nous attaquer plus directement aux acteurs qui tirent des profits économiques du système écocidaire actuel. Il y a aussi eu une évolution dans la répression : le pouvoir est aujourd’hui concentré entre les mains d’un nombre toujours plus restreint de personnes, prêtes à tout pour le garder. Cela conduit à un déploiement accru de moyens de surveillance et de contrôle à l’égard de toute personne ou mouvement qui contesterait ce pouvoir en place ou exprimerait un désaccord avec la pensée dominante. En conséquence, les actions risquent de plus en plus d’être confrontées à la répression, voire à des violences policières. La question qui se pose alors est la suivante : comment veiller à l’accessibilité du mouvement aux citoyens et citoyennes qui souhaitent s’engager (et apprendre avec nous !) tout en conservant notre impact politique ?
Thomas : Dans le monde syndical, les actions sont de deux ordres : celles qui ont lieu en entreprise, et celles qui sont menées hors entreprise. En entreprise, ça peut aller du petit rassemblement devant le bureau de la direction à la grève à proprement parler. Les blocages sont très rares. Les actions hors entreprise sont surtout des grandes manifestations sectorielles ou intersectorielles, (presque) toujours autorisées, ou des rassemblements sur la place publique avec des grands discours.
Je vois deux différences majeures entre la lutte syndicale et l’activisme. La première concerne le temps libéré pour les actions. Quand j’étais activiste, on était prêts à consacrer notre temps libre pour les actions. Les délégués syndicaux, eux, veulent que le syndicalisme ne sorte pas du temps de travail. C’est plus difficile de se réunir ou d’entreprendre des actions en soirée par exemple. La forme des actions est donc contrainte par ce fait-là.
La deuxième différence concerne la porte d’entrée : dans l’activisme, on entre par conviction idéologique (on veut lutter contre un système oppresseur capitaliste), tandis que les délégués syndicaux le deviennent d’abord pour défendre leurs droits et ceux de leurs collègues, sans nécessairement adopter une lecture politique (au départ, du moins). Cela explique les différences dans les formes d’action. Faire appel aux médias pour exprimer ses revendications, assumer une forme de conflictualité : cela requiert une conviction idéologique forte. Or, la conflictualité, le fait d’affirmer un désaccord, n’est pas acquise pour tous les délégués.
La Belgique se caractérise par une culture de concertation sociale très forte si on compare avec la France, plutôt marquée par une histoire de luttes : on a beaucoup plus de personnes syndiquées et des délégations syndicales installées dans toutes les entreprises de plus de 50 travailleurs, avec un certain nombre d’heures de négociation avec la direction prévues tous les mois… Ce n’est pas le cas dans beaucoup de pays. Par conséquent, la confrontation est moins fréquente, et on se retrouve moins souvent à faire des grèves, moins souvent dans la rue, etc. (ça arrive encore, mais dans un cadre beaucoup plus pacifié). Je dirais que l’action syndicale compte aujourd’hui davantage sur un bagage de formation institutionnelle et juridique que sur un bagage d’organisation collective.
Au sein du conflit Delhaize, par contre, l’équipe de la CNE est plus combative : des délégués se rendent régulièrement dans les magasins pour rassembler du personnel et créer du débat, organiser des votes, partager des mécontentements vécus, tenter d’exprimer une voix commune face à la hiérarchie. Et c’est là, je pense, le défi majeur de notre génération : recréer du lien avec les gens. L’idéal, ce serait que les gens organisent des assemblées autonomes régulièrement, plutôt que d’attendre une convocation du délégué. Autrement dit, « faire pour » devrait se transformer en « faire avec » et puis, idéalement, en « faire faire ». C’est vers cela qu’on doit se diriger, je crois, en termes de modes d’action.
Quelles sont, selon vous, les convergences entre la lutte sociale et la lutte écologique, en termes de point de départ, de moteurs et d’utopie rêvée ?
Pino : Le point de convergence principal se situe à mon sens au niveau de la mauvaise distribution (des ressources, de la terre et du pouvoir). Une juste redistribution est nécessaire, qui passe par de nouvelles institutions démocratiques. Cela rejoint la nécessité que pointait Thomas de recréer des occasions de discuter pour le bien commun. C’est ce qu’on a perdu dans les grands mensonges de nos institutions capitalistes. Je ne crois pas qu’on puisse, en tant que mouvement environnementaliste, s’appuyer uniquement sur ce que les experts nous recommandent. La survie de l’espèce humaine requiert une révolution radicale. Or, aucun expert, ni aucune institution, selon moi, n’aura jamais la légitimité suffisante pour changer radicalement les choses sans impliquer les personnes concernées.
Thomas : Ça me paraît clair que l’accaparement des ressources par une classe est la racine du problème. Elle a pour conséquence, d’une part, la marchandisation de toutes les sphères non-marchandes (santé, éducation, services publics, culture) et, d’autre part, dans le service marchand, une injuste répartition capital-travail : ce sont les travailleurs qui produisent la richesse et les investisseurs qui en bénéficient. La cible de nos actions, c’est avant tout un système, mais je pense qu’il faut quand même s’adresser à des personnes en particulier. Même si la chaine de responsabilité est complexe (comme dans le cas des droits sociaux), il faut s’adresser au premier maillon qui nous est accessible. Et l’utopie, au-delà de la redistribution du pouvoir, c’est la récupération du pouvoir. C’est ce que montre par exemple le récent documentaire Le Balai libéré : dans les années 1970, des travailleuses de nettoyage à l’UCL, employées par une société privée, ont viré leur propre patron pour reprendre le pouvoir sur l’entreprise, et assurer une redistribution plus juste des revenus, sans intermédiaire, en autogestion. Elles n’ont pas attendu qu’on leur donne le pouvoir, elles se le sont réapproprié. Elles se sont alors rendu compte que, quand elles étaient payées à leur juste valeur, elles travaillaient de manière beaucoup plus professionnelle, avec plus de solidarité dans la répartition de la charge de travail et une meilleure rémunération. Ce mode d’organisation est impensable s’il y a un intermédiaire capitaliste : dans ce cas, c’est chacun pour soi, parce qu’il faut penser à son salaire…
Pour vous, sur quels terrains et dans quels combats les militants sociaux (syndiqués et représentants syndicaux) et écologistes sont-ils éventuellement amenés à collaborer, concrètement ?
Thomas : J’ai vécu une expérience qui est un bon exemple de convergence. Il y a eu une grève pour le pouvoir d’achat, la libération du blocage des salaires… Les activistes du Réseau ADES, très actifs sur la cause climatique, sont venus soutenir les piquets de grève, notamment celui qui était organisé au shopping center du Docks à Bruxelles. L’objectif était de fermer les magasins un par un, et c’est grâce à la force du nombre que les grévistes ont pu mettre la pression sur les gérants. En l’occurrence, c’est plutôt le soutien aux travailleurs mal payés qui a motivé la rencontre des activistes climatiques et des grévistes, et non directement l’écologie. Bloquer les magasins peut avoir un effet anticonsumériste, mais ce n’est pas un argument convaincant pour les délégués, qui sont plutôt fiers d’être des professionnels de la vente. Par contre, cette rencontre a permis de chercher activement la convergence et d’organiser des actions communes par la suite. Les délégués syndicaux ont constaté que leurs méthodes (manifestations autorisées, négociations) ne dérangent plus, et ils ont souhaité travailler avec des activistes.
On s’est donc mis autour de la table : deux personnes du Réseau ADES et quatre responsables de la CNE. Un terrain de lutte sur lequel on pouvait s’entendre s’est alors rapidement dégagé : le prix de l’énergie. Les particuliers ont des factures indécentes à payer, tandis que des sociétés qui polluent la planète se mettent des milliards dans les poches. Le fait que l’énergie soit dans les mains du privé est une aberration totale, tant d’un point de vue écologique que social. Ce point-là a fait consensus. On a donc organisé, le 6 février 2023, une action d’envahissement des sièges des partis politiques francophones qui sont à la manœuvre au gouvernement fédéral : PS, MR et Ecolo. L’idée étant d’étendre cette coalition pour aboutir à un acte deux, puis un acte trois, et créer une sorte d’assemblée qui fédérerait syndicats et activistes sur les questions de convergence climat/social. La privatisation des ressources est un problème majeur pour les questions sociales et écologiques. Si on veut pouvoir opérer un virage sur ces questions, il faut se réapproprier les ressources, en instaurant une socialisation du secteur de l’énergie.
Certaines revendications écologiques, comme celles portées par Code Rouge, peuvent apparaître a priori défavorables aux travailleurs de certains secteurs (pétrolier en particulier). Au-delà des convergences possibles, identifiez-vous des points de friction ?
Pino : Dans la mentalité courante, il y a une opposition entre préservation de l’environnement et pouvoir d’achat. Or, je suis persuadé qu’on ne peut pas perpétuer une idéologie où « développement » signifie développement industriel. Celui-ci n’est possible que grâce à une augmentation des marges de vente sur les produits, et donne lieu à une croissance économique réservée à un très petit nombre de personnes. Défendre le productivisme industriel n’aboutit même pas à conserver les emplois de travailleurs, parce que, progressivement, il mène à une délocalisation et une automatisation croissantes.
Je pense que la majeure partie de la population espère, consciemment ou non, un changement radical. Mais ce changement, il faut l’imaginer en discutant tous ensemble, par la rencontre. Or, on a de moins en moins de possibilités de se rencontrer en personne aujourd’hui. Je ne crois pas en un changement technologique ou industriel : le changement ne peut advenir que si on arrive à restructurer notre organisation sociale et nos manières de nous rencontrer. À mon sens, les réseaux sociaux n’y aident pas : ce n’est pas un espace public, ce sont des vecteurs d’informations manipulées, monétisées et censurées. Le changement doit être politique – par le bas, avec un P majuscule, je ne parle pas de nos politiciens, de nos classes dirigeantes.
Thomas : D’un point de vue philosophique, je te rejoins : il faut un changement radical, notamment de notre modèle industriel. Mais, en pratique, si on organise une assemblée des membres du personnel en entreprise, dans le secteur automobile par exemple, ceux-ci ne vont jamais voter pour la fermeture de leur propre industrie : ils vont craindre pour leurs emplois. On aura beau leur dire qu’on ouvrira une usine de vélos, ils répondront qu’ils ne sont pas formés pour cela. Pareil pour le pétrole. Les travailleurs de chez Total ont intégré le discours interne à l’entreprise : étant donné qu’elle produit et distribue l’essentiel du pétrole mondial, si elle se « verdit », elle peut avoir un impact énorme. Certains employés sont donc convaincus qu’il faut la transformer de l’intérieur. À l’inverse, au sein d’actions comme Code Rouge, la revendication est plutôt de fermer ce type d’entreprises. Il y a là un point de friction…
Comment peut-on, selon vous, faire davantage valoir la question climatique au sein des luttes sociales ?
Thomas : Il y a deux façons d’envisager le syndicat. On peut le concevoir comme un vecteur de formation idéologique des travailleurs et travailleuses, et donc défendre l’éducation permanente : il faut informer les affiliés sur les changements que le monde subit en ce moment, et sur la nécessité de transformer nos façons de vivre et de travailler. Ou alors on considère que le syndicat est un simple outil d’organisation des travailleuses et de travailleurs pour se réapproprier le pouvoir. Si on ne retient que la deuxième de ces deux visions et qu’on n’y intègre pas un travail de formation sur les questions climatiques, on va se retrouver avec des usines auto-organisées, mais qui continuent à viser le profit, et se contentent de faire tourner le monde tel qu’il fonctionne actuellement, en puisant du pétrole et en le distribuant en masse… C’est en tout cas le modèle qui dominerait dans le secteur marchand. Pour moi, les syndicats doivent être cet outil d’auto-organisation, mais pas seulement : ils doivent aussi assurer le travail d’éducation permanente, parce qu’on vit depuis 40 ans dans un modèle néolibéral qui n’a pas permis les nécessaires remises en question des modes de vie individuels et collectifs.
Cela vaut pour le domaine de l’écologie, mais aussi si l’on prend le cas du racisme par exemple. L’auto-organisation peut mener à construire des groupements qui excluent certaines catégories de personnes… En cette matière également, il est possible d’utiliser le pouvoir collectif dans un sens véritablement problématique.
Pino : Je ne suis pas complètement d’accord avec l’idée d’une éducation permanente assurée par quelqu’un qui viendrait prodiguer son savoir aux ouvriers. L’ignorance est présente, la haine aussi, mais ce n’est pas étonnant : dans un système où on s’appauvrit, chacun essaie de sauvegarder les petits bénéfices, et donc on se désolidarise. Je crois que le défi des mouvements activistes, composés de personnes qui ont le temps et les moyens de réfléchir aux questions, est de manifester leur soutien aux travailleurs et travailleuses, par leur présence, en échangeant avec eux et non en leur faisant la morale. C’est surtout dans la discussion, après le boulot, après les piquets de grève, dans le bus, qu’a lieu l’éducation permanente.
Thomas : C’est vrai, mais parfois il faut aller titiller les vérités qui dérangent. Il y a en ce moment une vague de désinformation tellement puissante que, si on veut s’en sortir collectivement, il faut prendre le temps de débattre pour casser les fausses théories. Et ça, je pense que ça doit faire partie du programme : il ne suffit pas de laisser les gens s’organiser.
Prenons l’exemple de Code Rouge : parmi les délégués de Total, il y en a peut-être un ou deux qui étaient convaincus ; mais chez les travailleurs, tous ont d’abord vu cette action d’un mauvais œil : ils ne voulaient pas qu’on touche à leur entreprise. Si les délégués n’avaient pas mené ce travail d’éducation permanente auprès des travailleurs pour les avertir que les activistes qui allaient bloquer leur entreprise ne le faisaient pas contre les travailleurs, mais contre l’accaparement des ressources, et qu’il y avait des points d’accord possibles entre eux, ils auraient été bien plus virulents. Nous sommes donc d’accord, théoriquement, sur la nécessité d’une réappropriation du pouvoir et des ressources, mais sur le terrain, c’est très compliqué. Si on demande aux travailleuses et aux travailleurs quelles valeurs ils souhaitent voir portées par leur syndicat, ils ne mettront probablement pas la valeur écologique au centre.
Est-ce que ces modes de résistance vous semblent porteurs d’espoir, d’émancipation, pour ceux qui s’y investissent, au-delà des résultats ?
Pino : Oui, d’une part, parce que tu te rends compte qu’en s’organisant collectivement, il est possible de récupérer un poids politique qui t’a été enlevé, volé. Et, d’autre part, le simple fait de parvenir à s’organiser me semble fondamental. Je suis assez pessimiste pour le futur proche : je ne sais pas si on arrivera à changer les choses au niveau institutionnel, de sorte que les catastrophes (qui sont déjà en cours) puissent être évitées. Mais, je sais que dans n’importe quelle catastrophe, qu’elle soit politique ou environnementale, on pourra s’en sortir beaucoup plus facilement si on est organisés et solidaires.
Thomas : Oui ! Dans mon boulot, je passe 99% du temps à essayer d’aider les gens à s’organiser, à agir ensemble. Et il n’y a rien de plus beau que de voir dans leurs yeux la fierté de s’être mis en mouvement, de s’être réapproprié du pouvoir sur leur vie. Cela m’émeut parce que vraiment, ça leur redonne énergie et confiance en eux-mêmes. Le 17 avril dernier, lors du rassemblement sur la place de la gare du Midi en soutien au personnel de Delhaize, on est partis en manifestation spontanée. Il fallait voir la fierté sur le visage de ces personnes : on reprenait la rue ! C’était des travailleuses de chez Lidl, Aldi, Cora, qui gagnent des cacahuètes, qui venaient soutenir leurs collègues pendant une journée. C’était trop beau !