Pour une politique migratoire européenne vraiment nouvelle
Le 20 décembre 2023, le Conseil de l’Union européenne (composé des représentants des gouvernements des États membres) et le Parlement européen se sont mis d’accord sur l’adoption du nouveau Pacte européen sur l’asile et la migration.
Dans une autre analyse concomitante intitulée « Le pacte européen sur la migration et l’asile : un vrai tournant ? », nous avons fait le bilan de la politique migratoire européenne des deux dernières décennies et jeté un regard critique sur ce nouveau pacte. Nous en avons conclu que l’Union européenne avait raté l’occasion de « changer de logiciel » en la matière. Le « nouveau » pacte est plutôt une reproduction des mêmes vieilles recettes, alors même qu’en prenant l’initiative de lancer ce pacte, la Commission européenne reconnaissait que la politique migratoire européenne mise en œuvre jusque-là « ne fonctionnait pas ».
Avec ce nouveau pacte, l’Union européenne s’enfonce davantage dans ses ornières, notamment un renforcement des procédures aux frontières pour de plus en plus de personnes, ce qui devrait conduire à davantage de centres de détention, mais aussi une volonté de faire porter « le sale boulot » ‒ à savoir le contrôle des flux et la protection des frontières extérieurs de l’Europe – par des pays de transit dont le bilan en termes de respect des droits humains est loin d’être honorable.
Dans cette analyse, nous ouvrons un regard prospectif en pointant quelques éléments qui, selon nous, devraient devenir les axes d’une politique migratoire européenne vraiment nouvelle.
Accompagner plutôt que maîtriser
La politique qui transparaît dans le nouveau Pacte européen sur l’a migration et l’asile reste marquée par la conviction qu’il est possible pour un État ou, dans ce cas-ci, une Union d’États, de maîtriser, voire de stopper, la migration sur son territoire. Comme s’il était possible de décréter ce que va être la réalité de l’immigration dans les années à venir. N’est-ce pas une illusion ? La migration est un phénomène qui échappera toujours à la volonté absolue de contrôle. Les raisons de migrer sont tellement fortes que le projet migratoire d’une personne va très rarement être abandonné en raison des politiques menées par les pays de destination. L’expérience des dernières années l’a tragiquement montré : l’intensification du contrôle aux frontières n’empêche pas les migrants d’entrer sur le territoire de l’Union ; par contre elle entraîne indirectement la perte de nombreuses vies humaines.
Faut-il aussi rappeler que « la mobilité est essentielle pour le développement humain et que la migration est une expression naturelle du désir des gens de choisir comment et où ils veulent vivre »[1] ? Ainsi les conditions de vie d’une partie de la population européenne – on songe notamment à la grande famine en Irlande au XIXe siècle – a conduit des millions de personnes à aller construire un futur ailleurs. Il aurait été vain de vouloir les en dissuader. Au final, tant les pays de destination que les pays d’origine ont tiré des avantages de ces mouvements de population. Les gouvernements des pays d’accueil, malgré l’intolérance d’une partie de leur population, pratiquaient alors des politiques d’ouverture. « C’est […] un rappel utile que les barrières à la migration qui caractérisent aujourd’hui de nombreux pays développés ou en développement ne sont pas une réalité aussi immuables qu’on pourrait le supposer ».[2]
Plutôt que de vouloir maîtriser les flux migratoires, une voie d’avenir ne serait-elle pas plutôt d’encadrer la migration, de l’accompagner, voire de la préparer ? Dans les années à venir, les migrations dans le monde vont augmenter, notamment sous l’effet du dérèglement climatique. Ce seront principalement des pays du « Sud global » qui verront arriver chez eux des populations fuyant leurs lieux de vie devenus inhabitables. Toutefois l’Union européenne n’y échappera pas non plus. Continuera-t-elle à vouloir rendre ses frontières les plus étanches possibles, ou bien aura-t-elle l’audace de préparer le terrain de telle sorte que ces nouvelles migrations ne soient pas l’occasion de tragédies humanitaires ou de conflits ?
Dans un esprit authentique de partenariat
Une politique migratoire ne peut-être ni juste, ni efficace, si elle ne tient pas compte des intérêts de toutes les parties prenantes, et pas seulement de l’intérêt exclusif, réel ou supposé, des pays de destination. Une juste politique migratoire devrait être par principe la recherche d’un partenariat entre les migrants, les pays d’origine et les pays d’accueil. Or la politique migratoire européenne a plus l’accent d’une politique de défense, comme si l’Union était en guerre contre les migrations, que celui d’une politique où les migrants eux-mêmes seraient considérés comme des alliés. C’est davantage une politique « contre » les migrants, avec son arsenal de sanctions, et son cortège de mesures qui portent atteinte aux droits fondamentaux, qu’une politique pensée et mise en œuvre « avec » les migrants.
Ne perd-on pas beaucoup d’énergie à vouloir mettre en œuvre une politique sourde à la voix des principaux concernés, les migrants eux-mêmes ? Une politique migratoire qui serait vraiment au service du bien commun (entendu au niveau de l’humanité toute entière) devrait nécessairement s’enraciner dans l’observation des flux migratoires et l’écoute du projet migratoire des personnes. Pour cela, elle a à se réinventer sans cesse en fonction des contextes changeants et des nouveaux défis qui se présentent.
Cela ne signifie pas qu’il faut déréguler les migrations ; ce serait la porte ouverte au dumping social et à l’exploitation des migrants. Mais pour être efficaces, les règles doivent être connectées à la réalité. Ainsi, on s’épuise à vouloir bloquer des mouvements migratoires et on gagne beaucoup à les baliser. C’est pourquoi la société civile européenne, très critique à l’égard du nouveau Pacte européen, proclame avec insistance depuis des années que la meilleure manière de lutter contre le trafic des êtres humains, c’est la création de voies sûres et légales de migration[3].
Le Pacte de Marrakech comme inspiration
On ne peut qu’être frappé par la différence de ton entre l’approche de ce « nouveau » pacte européen sur l’asile et la migration et celui du Pacte mondial pour des migrations sûres, régulières et ordonnées, dit « Pacte de Marrakech », adopté le 19 décembre 2018 par 152 États dont la Belgique et d’autres États membres de l’Union européenne[4].
Le pacte de Marrakech n’est pas contraignant, il définit plutôt un cadre de collaboration entre les États, basé sur des engagements autour de 23 objectifs. Parmi ceux-ci, on peut citer : « lutter contre les facteurs négatifs et les problèmes structurels qui poussent des personnes à quitter leur pays d’origine »[5], « faire en sorte que les filières de migration régulière soient accessibles et plus souples », « sauver des vies et mettre en place une action internationale coordonnée pour retrouver les migrants disparus », « ne recourir au placement en rétention administrative des migrants qu’en dernier ressort et chercher des solutions de rechange », « éliminer toutes les formes de discrimination et encourager un débat public fondé sur l’analyse des faits afin de faire évoluer la manière dont les migrations sont perçues », etc.
Ce pacte ne crée aucun « droit à la migration », ni ne remet en cause le principe de souveraineté selon lequel chaque État a le droit de mener la politique migratoire qu’il souhaite pour autant que celle-ci ne soit pas en contradiction avec le droit international, mais il a le mérite de mettre en lumière certains principes essentiels trop souvent négligés dans les orientations de l’Union européenne et des États membres.
Ainsi, le premier des principes directeurs énumérés est la « priorité à la dimension humaine », mais on y trouve aussi l’attention à donner aux droits humains, à l’égalité homme-femme et aux besoins spécifiques des enfants. L’esprit de ce texte se reflète dans cet extrait : « nous reconnaissons qu’à l’heure de la mondialisation, [les migrations] sont facteurs de prospérité, d’innovation et de développement durable et qu’une meilleure gouvernance peut permettre d’optimiser ces effets positifs »[6].
Priorité aux droits humains : l’affaire de tous
Ce pacte mondial pour des migrations sûres, légales et ordonnées, est avant tout une déclaration d’intention, même si sa mise en œuvre fait l’objet d’un examen tous les quatre ans[7]. Il n’en reste pas moins qu’il souligne clairement que les droits humains doivent être au cœur de toute politique migratoire aujourd’hui. Son préambule commence par citer les différents instruments de droit international sur lequel il repose, au premier rang desquels la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il propose une approche équilibrée, basée sur le multilatéralisme, dans laquelle la souveraineté des États n’est absolument pas niée mais n’est plus la considération primordiale. En font aussi partie l’action sur les causes des migrations –et à ce titre, on ne peut que regretter, par exemple, la frilosité des États occidentaux, à prendre des mesures radicales pour atténuer le dérèglement climatique –, l’attention aux besoins des migrants et l’implication de tous les secteurs de la société pour assurer des processus d’intégration paisibles[8].
Ainsi donc, pour qu’advienne une politique migratoire vraiment novatrice, c’est l’ensemble de nos sociétés, et chacun des citoyens, résidents et migrants, qui sont convoqués. Chacun et chacune d’entre nous a le pouvoir d’interpeler les responsables politiques pour qu’ils s’engagent pour une politique juste, et cela a fortiori dans une période électorale comme celle qui s’ouvre devant nous en ce début d’année 2024. Mais au-delà de cette échéance électorale, il s’agit de préparer, dans tous les secteurs de la société et dans tous les lieux où nous vivons et travaillons une culture de l’hospitalité pour que cette politique puisse reposer sur un socle social fort.
Notes :
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[1] Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), « Rapport mondial sur le développement humain 2009. Lever les barrières : mobilité et développement humain », p. 20.
[2] Ibid., p.34.
[3] Voyez par exemple la carte blanche publiée en novembre 2023 par plusieurs associations belges dont le Centre Avec. Voyez aussi le dernier paragraphe du communiqué de presse du Centre national de coopération au développement (CNCD) et d’autres organisations à la suite de l’adoption du pacte le 20 décembre 2023.
[4] On se souviendra que c’est précisément le désaccord au sein du gouvernement de Charles Michel au sujet de ce pacte qui a rendu celui-ci minoritaire à la fin de la législature 2014-2019, la N-VA opposée à la signature du pacte, décidant de quitter la majorité gouvernementale.
[5] Cet objectif souligne l’importance d’une politique – aux niveaux tant belge qu’européen – qui assure un développement mondial durable. Citons ici le paragraphe 18, d : « Investir dans le développement durable aux niveaux local et national dans toutes les régions, de manière à permettre à chacun d’améliorer sa vie et de réaliser ses aspirations, en favorisant une croissance économique soutenue, partagée et durable, notamment au moyen d’investissements directs étrangers, d’investissements privés et de préférences commerciales, afin de créer des conditions qui permettent aux populations et aux individus de mettre à profit les possibilités qui s’offrent à eux dans leur propre pays et de contribuer à un développement durable. »
[6] Paragraphe 8. On peut trouver le texte intégral du pacte via cette page.
[7] Un premier Forum d’examen des migrations a eu lieu à New York en mai 2022. Les résultats de cet examen montrent qu’il reste un grand écart entre les déclarations et les politiques mises en œuvre.
[8] Parmi les principes directeurs du Pacte de Marrakech, on trouve notamment ceci : « Le Pacte mondial promeut la création de vastes partenariats multipartites, pour que la question des migrations soit traitée sous tous ses aspects en faisant participer à la gouvernance des migrations les migrants, les diasporas, les populations locales, la société civile, les milieux universitaires, le secteur privé, les parlementaires, les syndicats, les institutions nationales de défense des droits de l’homme, les médias et les autres acteurs concernés. » (n° 15, j)